Le chat vampire de Yushima
Kairii décida que quoi qu'il arrive et aussi gros que puisse être le sexe de son partenaire, il n'utiliserait plus le bôyaku. Ce truc, se persuada-t-il, c'est bien un instrument de soumis. Personne ne devrait avoir envie de s'enfoncer un bout de bois entre les fesses... Cela avait été une erreur de l'utiliser.
Heureusement pour lui, son premier client après Sakabe fut l'amateur d'histoires de fantômes. Kairii lui raconta celle de la mère qui nourrissait son enfant dans la tombe, ses seins gonflés de lait restant, alors que son corps pourrissait, roses et chauds pour son bébé, bien vivant, lui.
— Et toi, sourit l'homme en dévoilant une rangée de chicots gingivaux aussi peu avenants que les métaphores filées dont Kairii venait de le régaler pour illustrer son histoire. Est-ce que tes petits tétons roses vont donner du lait bien chaud si je les presse entre mes doigts ?
Disant cela, il tendit la main sur le torse de Kairii, qui était nonchalamment allongé en face de lui.
Le jeune homme comprit alors qu'aussi dégoûtante que soit l'image d'un cadavre pourrissant dans une fosse commune de la plaine de Rentai, la seule évocation de la chair rendait les clients désireux d'avoir des relations sexuelles avec lui. Il embraya bien vite avec une écœurante histoire d'exécution qui tournait mal, n'impliquant ni femme à la peau blanche ni jeune samurai prépubère, mais un vieux criminel puant, laid et poilu. Cela calma les ardeurs du client : il s'était repris à temps.
— En tant qu'individu mâle, je suis malheureusement incapable de produire du lait, et ce même si on me pressait jusqu'au sang, mais cela me rappelle l'histoire de cet homme qui, pour avoir volé dans le trésor de l'empereur de Chine, fut condamné à subir le supplice de la bobinette du diable jusqu'à ce que mort s'ensuive... Vous savez ce que c'est, que cette « bobinette du diable » ? fit-il en levant un sourcil.
— Non, répondit le client, la bouche ouverte et la main retombant sur le lit. C'est quoi ?
— Eh bien, laissez-moi vous l'expliquer...
J'ai failli perdre le contrôle, se morigéna Kairii. Tout ça, c'est la faute de ce maudit Sakabe !
Lorsque le vieillard à moitié aveugle revint le lendemain, Kairii voulut lui refaire le coup du sexe intercrurial. Il était prêt à tout pour ne pas se faire pénétrer. Mais le vieillard, qui s'aperçut qu'il avait du mal à tenir son érection, émit le souhait d'utiliser un phallus de bois creux, qu'il avait lui-même acheté chez un célèbre artisan d'objets contondants.
— Avec ça, je pourrais m'enfoncer jusque dans le fond de ton ventre, lui annonça-t-il, ravi. J'ai vu ça un jour alors que je m'amusais avec une compagnie de jolis kagema et quelques amis... Armé d'un tel phallus, mon compagnon a pénétré son partenaire si profondément que l'on a vu le bout de son sexe faire une bosse sur le ventre du garçon ! Ce dernier hurlait de plaisir, c'était quelque chose. J'ai envie de te faire cela aussi : tu ne cries jamais, et je trouve ça fort dommage.
Un frisson glacé traversa l'échine de Kairii. Si le garçon hurlait, il savait que ce n'était pas de plaisir, mais bien de douleur ! Mais le client, têtu comme tous les vieux, allait insister pour utiliser son nouveau jouet. Il allait falloir la jouer finement.
Kairii laissa son client enfiler le godemiché sur son sexe. Feignant l'acceptation, il l'aida même à fixer solidement l'objet. Puis il se coucha sur le côté et, la main sur le phallus de bois, fit mine de vouloir guider celui-ci dans son anus.
— Attends un peu, protesta le vieillard, je vais d'abord t'enduire le chrysanthème de lubrifiant... C'est un phallus de plus de deux sun tout de même ! Et avec un pénis si dur, je n'ai pas besoin de ton aide, cette fois. Concentre-toi plutôt sur ta respiration, et relâche tes organes internes.
Kairii se retourna, affichant une expression volontairement vulnérable.
— Danna-sama... J'ai envie de vous sentir en moi dès maintenant, déclara-t-il. Je n'en peux plus d'attendre !
Le vieillard le regarda, étonné. Yukigiku était habituellement froid comme la mort, subissant les assauts en silence, les bras croisés et le visage renfrogné, une pipe d'opium coincée entre les dents. Qu'est-ce qui lui prenait, au juste ?
Mais plus c'était gros, plus ça passait. Kairii connaissait bien cette loi de la tromperie. Aussi, il ne s'étonna pas de voir le vieillard tomber allègrement dans le panneau, laissant le kagema guider le menaçant phallus entre ses cuisses.... tout en prenant soin d'éviter son anus.
Imbécile, pensa Kairii en dissimulant un petit sourire en coin. Tu ne sens rien du tout, avec ce truc, de toute façon.
Pour lui, il était évident que la source du plaisir des clients ne résidait pas dans la chair, mais dans leur esprit. C'était l'idée de pénétrer un jeune et beau garçon, de lui faire mal et de l'humilier, qui les faisait jouir. Une illusion... Pour cette même raison, il était facile de les berner.
— Ah…, gémit-il, faisant semblant de retenir un cri au fond de sa gorge. Danna-sama... Plus doucement...
— Comment ? exulta le vieux en se penchant sur Kairii pour mieux voir son visage. Tu as mal ?
Kairii fit mine de se mordre la lèvre en réponse. Il fallait tout de même rester dans son personnage.
Deux trois petites exhortations à être plus « doux » et autres « yamete » eurent raison du vieillard assez rapidement. Ce dernier s'écroula après un orgasme fielleux, évidemment incapable de repartir. Kairii était tranquille pour le reste de la soirée. Du reste, le client s'endormit immédiatement : les vieux se couchaient tôt. Sa femme vint le chercher plus tard dans la soirée.
— Merci de vous être occupé de lui, fit-elle en saluant Kairii. Mon mari vous aime beaucoup, vous savez.
— Mais de rien, sourit aimablement celui-ci en découvrant les dents. Ce fut un plaisir.
Espèce d'enfoiré, pesta-t-il intérieurement en voyant ce vieillard d'innocente apparence quitter l'établissement. J'espère que tu vas vite crever, et arrêter de torturer des mômes !
Le vieux en question se retourna pour regarder Kairii une dernière fois. Celui-ci, assis dans l’entrée, afficha son sourire le plus lumineux, récoltant les coups d'œil timides et admiratifs de la servante qui balayait dans le coin de la rue.
Une semaine plus tard, le vieillard décédait d'une crise cardiaque, une nuit qu'il passait dans un autre établissement de kagema. On raconta que quelqu'un avait vu la longue manche d'un kimono noir derrière un paravent, peu de temps avant qu'on ne découvre le cadavre.
Bien vite, des rumeurs de morts mystérieuses et autres évènements de mauvais augure se multiplièrent autour de Yukigiku. On racontait que pendant l'amour, un client avait relevé la tête et vu qu'il ne se trouvait plus au Kikuya, mais dans une pièce délabrée, sombre et désolée : en baissant à nouveau les yeux, il s'était rendu compte qu'il faisait l'amour à un cadavre pourrissant, qui n'était que côtes, peau de momie et orbites noires. Un autre prétendait que, s'étant endormi auprès de Yukigiku, il s'était réveillé en pleine nuit pour trouver ce dernier en train de lui sucer le sang goulûment, accroché à son cou. Les suicides d'admiratrices éplorées se multipliaient, certaines s'étant carrément ouvert le ventre sous la fenêtre même du tayû, alors que ce dernier assistait au spectacle en fumant, les bras croisés et le visage impassible.
« C'est lui qui a dit à ses admiratrices de mourir pour lui prouver leur amour, chuchotaient les commères. Il a dit à une jeune femme qui lui demandait comment lui plaire qu'elle ne trouverait grâce à ses yeux que couverte de sang... Elle s'est ouvert la gorge peu après. »
Les fantômes de ces dernières passaient pour apparaître régulièrement dans le quartier, terrorisant les clients.
Kairii ne faisait rien pour démentir ces sinistres rumeurs. Au contraire, les mentionnait-on devant lui qu'il prenait immédiatement ce sourire ambigu qui pour tous était devenu la marque même de sa malignité. Il espérait bien que les gens, terrifiés et dégoûtés, arrêteraient de venir.
Mais ce fut le contraire qui arriva. Sa popularité monta en flèche, et bientôt, tout Edo se pressait sous sa fenêtre. Les patrons faisaient désormais payer la contemplation de la « cage », car Yukigiku pouvait s'y trouver. La devanture du Kikuya devint plus fréquentée que le pont de Nihonbashi. Les kagema croulaient sous le travail, et leurs râles résonnaient jusque dans les couloirs de la maison de thé... Alors que Kairii, retranché dans sa chambre, fumait et buvait, seul sur son grand futon.
La patronne elle-même redoublait de passion auprès de son tayû. Il n'était pas rare que le garçon se réveille pendant la nuit, sentant les membres froids de la femme sur sa peau.
— Mon Yuki, suppliait-elle alors à son oreille, sa main aux ongles griffus caressant son entrejambe. Fais-moi jouir avec ta langue !
Kairii essayait désespérément d'imposer des limites.
— Arrêtez, voyons, soufflait-il. On pourrait vous voir ! Imaginez la colère de votre mari !
— Oh, il se doute bien de quelque chose, va, sourit-elle avant de venir lécher la joue du garçon. Allez Yuki, ne me fais pas attendre. Je n'en peux plus.
Le tayû savait que tant que la patronne restait en son pouvoir, toute la maison de thé l'était... Mais cela avait un prix, qui commençait à lui coûter.
— Non, répliqua-t-il, très ferme. Pas ce soir.
La femme le regarda, puis elle agita un couteau sous son nez.
— Regarde jusqu'où je vais par amour pour toi !
Remontant son kimono, elle passa la lame du couteau sur l'intérieur de sa cuisse. Kairii la regarda faire, fasciné. Bientôt, le liquide grenat se mit à couler sur les cuisses grêles.
— Allez, l'encouragea-t-elle dans un murmure, tu peux y aller... Goûte ce sang bien chaud !
Tant que la patronne et ses sbires le prendraient pour un démon buveur de sang comme le sorcier Yashamaru ou le chat-vampire de Nabeshima, Kairii garderait l’ascendant sur eux. Régner par la terreur, n’était-ce pas ce qu’avaient fait ses ancêtres, au temps de la gloire des Kuki ? Alors, attrapant la cuisse de la femme, il se pencha pour lécher le sang qui coulait de la blessure. La suite vint naturellement.
La patronne passait des nuits entières avec lui, son lourd parfum au yûzu envahissant toute la chambre. Elle ne partait qu'au petit matin. Elle criait si fort pendant l'acte que Kairii était obligé de lui mettre la main sur la bouche. Malgré ce qu'elle prétendait, il savait que si le patron découvrait que son épouse et associée entretenait une liaison avec un kagema — lui, entre tous ! — les choses allaient très mal se passer.
— Essayez d'être plus discrète, ne cessait de lui répéter Kairii. Le mieux, ce serait sans doute que vous vous passiez de moi pendant quelques temps. Vous ne pouvez pas venir me rejoindre tous les soirs où je suis seul comme vous le faites. C'est trop, et j'ai aussi besoin de me reposer.
— Mais Yuki, répliquait la vieille geisha, comment pourrais-je me passer de toi ? Je t'aime trop.
— Couchez avec un autre garçon, juste provisoirement, histoire de calmer les soupçons, lui proposa Kairii en cachant son irritation.
— Aucun kagema à Yushima ne t’arrive à la cheville, Yuki insista-t-elle d'un air buté. Et aucun n'est aussi bon avec les femmes. Les kagema, ils préfèrent les hommes, ces animaux-là ! Toujours à geindre et soupirer, à faire des manières pour plaire aux mâles. Ils ne respectent pas les femmes ! Tu es le seul, Yuki. Quand je couche avec toi, je redeviens jeune, et je m'imagine dans les bras du jeune homme parfait auquel je rêvais toutes les nuits avant de tomber dans cet ignoble commerce.
Quelque part, Kairii comprenait son sentiment. Même s'il ne se l'avouait pas, il était attaché à la vieille femme.
Pour faire plaisir à son jeune amant, cette dernière décida de se restreindre à une rencontre par semaine. En contrepartie, elle fit venir un célèbre artisan de phallus artificiels et lui demanda d'en faire à la réplique exacte du sexe de son favori. Celui-ci dut se laisser mesurer, et rester au garde à vous pendant que le maître travaillait, interrompant sa besogne par des séances d'observation régulières. Kairii ne se prêta à cette comédie que parce qu'il espérait qu'ainsi, il aurait plus la paix... Mais cela lui coûtait encore son lot d'humiliations. L'objet fut remis à une commanditaire toute rougissante au terme de deux jours complets de travail. Elle l'inaugura le soir même, après avoir demandé à Kairii une mèche de ses cheveux. Ce dernier souleva sa chevelure et lui en coupa une épaisse, sans discuter. La femme enferma la relique précieusement dans une boîte en paulownia. Elle décida de ne l'ouvrir qu'exceptionnellement, quand le tayû lui manquait trop... pour respirer son odeur, soi-disant.
— Si seulement j'étais jeune, soupirait-elle. Tu tomberais amoureux de moi, Yuki ! J'étais une si belle femme. Tu m'épouserais, me ferais un enfant. Nous serions heureux, tous les deux. Ah, que ne suis-je pas née plus tôt !
Kairii la regardait en silence, le visage fermé.
— As-tu déjà été amoureux, Yuki ? lui demanda soudain la femme.
— Non, mentit ce dernier. Jamais.
Nul besoin de mêler Tai à ce monde sordide de Yushima.
— Tu n'as jamais aimé ? s'étonna la patronne.
Le tayû secoua la tête.
— L'amour n'est qu'une illusion, un mirage pour tromper les imbéciles et leur faire oublier la seule réalité de ce monde : la mort est inéluctable, et leur existence sera oubliée, parce que c'est le lot de tous. Tout n'est qu'impermanence, et l'amour comme l'existence de dure que le temps d'un battement de cil, professa-t-il gravement.
Ce mensonge conforta la femme dans ses sentiments. Yukigiku n'avait jamais aimé... Il était donc entièrement neutre, sans passé. C'était comme si cette poupée de Hakata était devenue vivante, qu'elle s'était incarnée en un jeune et beau garçon, le plus beau de tous. Elle se rappelait plus ou moins avoir lu une histoire comme ça... Ou ne confondait-elle pas avec cette coutume de chez elle, qui voulait que les femmes en mal d'enfant prennent une poupée dans un temple et la chérissent comme un vrai bébé, en attendant que la poupée se transforme en un enfant de chair poussant dans leur ventre ? Yukigiku est cette poupée de Hakata, pensa-t-elle en regardant le tayû s'appuyer contre la fenêtre, le métal de la pipe entre ses dents de nacre et la lumière de fin du jour baignant d'un éclat orangé ses pupilles transparentes. Lorsqu'elle tendit la main pour toucher ses doux cheveux, si noirs sur sa peau blanche, il ne bougea pas. Une poupée de Hakata à taille humaine, vivante et respirante, voilà ce que son tayû était.
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