Le retour de Sakabe

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Sakabe Hideki revenait à Yushima. Il avait averti Kairii par une lettre, et réservé le garçon pour quelques jours :

J'aimerais t'avoir un mois entier, comme le faisait ce daimyô si épris de toi, lui écrivait-il. Mais je ne le peux pas. Pardonne-moi, Yuki, écrivait-il.

Le susnommé, après avoir lu cette missive, en fit une boule qu'il jeta dans le brasero avec une rage froide.

Trois jours... Trois jours à se faire prendre par ce samurai vigoureux, le plus fortement outillé de ses « adversaires ».

À vrai dire, beaucoup de kagema le lui enviaient. Un grand nombre de garçons finissaient vraiment par apprécier leur métier... à condition que leur partenaire soit un riche danna, plaisant, viril, doué au lit et doté d'un beau membre. Sakabe Hideki remplissait ces critères. C'était le nenja idéal. Il aimait passionnément son wakashû, le chérissait, lui offrait des cadeaux, sans être immensément riche. Toujours pas marié, il restait célibataire par fidélité, par amour pour son Yukigiku. Pour la plupart des amateurs de théâtre au courant de l'affaire, Sakabe incarnait parfaitement les valeurs du nanshoku.

Mais ce Yukigiku... Quel ingrat ! C'est ce que pensaient les garçons de son établissement en assistant à la colère noire qui prenait leur tayû dès qu'on mentionnait le nom de Sakabe. Bien sûr, ils étaient les premiers à comprendre les difficultés du métier. Se montrer sans cesse dévoué et souriant, prêt à amuser un groupe de pèlerins venus se dévergonder un peu au quartier réservé entre deux visites pieuses, supporter la respiration fielleuse d'un vieillard, les odeurs de chaussettes en peau de daim sale d'un montagnard venu casser sa tirelire à la capitale, ou l'inexpérience d'un autre, forcément douloureuse... Sans compter qu'après avoir travaillé toute la nuit, la plupart d'entre eux devaient ensuite trimer tout le jour. Seul Yukigiku s'autorisait des journées entières à dormir. Pour préserver l'éclat lunaire de sa peau, disait la patronne. Le soleil aurait abimé cette pâleur de pétale de cerisier...

Le soir de l'arrivée prévue de Sakabe Hideki, Kairii se leva un peu plus tôt que d'habitude. On lui avait alloué un serviteur spécialement pour cette occasion, pour l'aider à se préparer : un jeune commis du coiffeur, qui fit couler son bain et vint l'appeler d'une voix timide alors que Kairii, assis sur son futon, buvait son thé.

Ce dernier était nerveux. Il ne faisait pas ce qu'il voulait avec Sakabe. Trois jours avec lui ! L'idée l'emplissait d'effroi. Anormalement excité, il poussa le commis dans la salle de bains avec lui, et pris d'une impulsion aussi subite que brutale, il le plaqua contre le mur.

— Mais, que faites-vous ? lui demanda craintivement le jeune garçon.

— À ton avis ? répliqua Kairii.

Ce commis lui rappelait Iori. Il se débarrassa rapidement de la ceinture du jeune homme, dévoilant ses fesses dorées.

— Yukidayû-sama...

Le susnommé n'enfonça son sexe dans le fondement du garçon que pour dissimuler la douleur de la morsure qu'il lui infligea. Après avoir consommé un peu de son fluide vital, il le relâcha, laissant le pauvre commis tout chancelant.

— Disparais, lui ordonna Kairii en s'essuyant la bouche. Je te revois plus tard.

Il se sentait déjà mieux. Le commis quitta la pièce sans demander son reste, renonçant à frotter le dos du tayû.

Kairii se détestait d'agir comme ça. Mais après tout, ce commis passait son temps à lui jeter des oeillades languides en attendant que le tayû le remarque. Le nombre de gamins voulant devenir son « petit frère » augmentait ces temps-ci... à croire que les gens n'apprenaient pas ! Lui en tout cas, il avait appris. Les gens, on ne pouvait définitivement pas leur faire confiance. Finalement, ils n'avaient que ce qu'ils méritaient.

Une fois habillé, Kairii s'assit sur son coin de fenêtre favori et se mit à fumer, une flasque de saké chaud devant lui. Il comptait boire le plus possible avant l'arrivée de Sakabe. Il allait peut-être se retrouver suffisamment saoul pour dormir pendant l'acte, qui sait... Il était certain que le samurai n'y verrait aucun inconvénient.

Tout ce qui l'intéresse, c'est mon trou de balle, pensa Kairii en soufflant la fumée. Sakabe Hideki n'est qu'un pervers assoiffé de jeunes culs. Il n'a aucune qualité.

Ce dernier finit par apparaître. Kairii, qui somnolait déjà, la joue calée contre la balustrade, sentit soudain une main épaisse et calleuse venir caresser sa nuque.

— Sers-moi du saké, lui demanda Sakabe après l'avoir contemplé un moment.

Ouvrant les yeux, Kairii tendit la flasque à Sakabe sans un mot. L'homme fut surpris, mais il s'en saisit finalement avec un sourire. Il but à même le goulot, ses yeux noirs et fiers posés sur le garçon, qui restait accoudé à la balustrade, le visage calé contre la main et le regard sur la rue, la moue boudeuse et sombre.

— Je me suis renseigné sur ce que tu m'as raconté, finit par dire le rônin. Je ne parle pas de tes histoires absurdes de réincarnation, bien sûr. Le clan aux armoiries en forme d'éventail... Il s'agit du clan Kuki, qui administrait la province d'Ise jusqu'au siècle dernier et en fit la puissance militaire qu'on connait.

Les prunelles de Kairii glissèrent de la rue à Sakabe.

— Quand vous ai-je mentionné un mon en forme d'éventail ? demanda-t-il avec une nonchalance affectée.

Sakabe prit une nouvelle gorgée de saké.

— Pas toi. C'est la patronne qui m'en a parlé. Elle m'a dit qu'en voyant la poupée que je t'ai fait envoyer, tu avais demandé à haute voix comment j'avais su, pour le mon en forme d'éventail.

Kairii se redressa.

— Vous sous-tirez des informations à la kami-san de mon établissement, maintenant ?

Sakabe ricana.

— Je sais que tu couches avec elle. Tout le quartier le sait... Qui d'autre que cette femme est la mieux placée à Yushima pour savoir ce qui se passe dans ta tête ?

— Pas faux, acquiesça Kairii, qui s'était assis en faisant face à Sakabe. C'est une bonne déduction... Sauf que ça ne vous apprendra pas ce qui se passe dans ma tête. Et si vous voulez savoir quelque chose, il vous suffit de demander. Vous êtes probablement le seul à qui j'ai raconté toute la vérité, mais vous ne me croyez pas... C'est bien : ça m'autorise à vider mon sac sans être inquiété.

Sakabe ne répondit rien à cela. Il se servit une nouvelle rasade de saké, les yeux baissés sur le tatami.

— Tu m'as manqué, Yuki. J'arrête pas de penser à toi.

Kairii gardait un silence obstiné. Ses yeux clairs restaient posés sur Sakabe, qui sentait le désir le gagner.

— Viens, fit-il en agitant sa main vers le garçon.


                                                                                 


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