Taito : la guérite
J'arrivai à Edo lors des tombées de neige du premier mois, à peine une semaine après le Nouvel An. C'était la reprise des activités pour tout le monde, y compris pour le milieu des acteurs et des prostitués. Je me rendis dans le quartier réservé de Yushima de nuit, vêtu de l'un des plus beaux kimonos de Kairii, mon sabre à la ceinture. J'espérais passer pour un riche fils de seigneur de province cherchant à faire le dandy à la capitale et à dépenser beaucoup d'argent.
Malheureusement, les choses ne se déroulèrent pas si facilement. Alors qu'on laissait passer tout un tas de gens, je fus arrêté et emmené dans un coin pour être interrogé.
— Nom, âge et profession, me demanda-t-on dans une guérite isolée, située au bord d'un canal dangereusement désert.
— Mizunoe, Kaoru, mentis-je sans la moindre hésitation, seize ans, tabiko.
L'homme qui m'interrogeait leva un sourcil.
— Un acteur itinérant ? Où est ta troupe ?
— Je suis venu seul, répondis-je. Pour raisons familiales.
— Drôle de coiffure, me dit-on en désignant mes cheveux non rasés et attachés en un grossier chignon, avant de venir en attraper une mèche. Et drôle de couleur de cheveux... C'est rare, des cheveux gris, aussi jeune ! Suspect, même, je dirais !
— J'ai eu un grave accident étant petit, expliquai-je. Ma mère est morte écrasée par une pierre sous mes yeux. Le choc a fait blanchir mes cheveux d'un seul coup.
— Pauvre gosse ! Y en a qu'ont pas de chance, vraiment, fit le garde sur un ton faussement compatissant. J'en aurais presque la larme à l'oeil. Tu viens de la province ?
Je hochai la tête.
— D'où ?
— Kinki, répondis-je.
— Kinki... Le pays des beaux garçons ! Et qu'est-ce que tu viens faire à Edo, M. l'orphelin du Kinki ?
— Je suis en route pour le mont Yudono, mentis-je. J'ai pensé en profiter pour visiter des sites célèbres.
—Un pèlerinage, hein ? Étonnant pour quelqu'un du Kinki d'être un fidèle de Yudono. Alors que vous avez Ômine !
— Mon arrière-grand-père est originaire d'Edo, leur expliquai-je. Il a servi dans le camp d'Ieyasu pendant la guerre... Il a eu l'occasion d'avoir une démonstration de l'efficacité des saints du mont Yudono lorsqu'ils ont été appelés sur le champ de bataille par le shogun, à Sekigahara. Depuis, nous avons gardé le culte de Yudono-san dans ma famille.
C'était en partie vrai. Et cela convainquit les gardes.
— Bon... ça explique pourquoi tu portes un sabre, firent-ils en avalant une gorgée de saké. Ton père a renoncé à son statut pour pouvoir s'établir à la campagne, c'est ça ?
J’acquiesçai.
— Tu es au courant que les armes sont interdites aux gens du peuple à Edo ? Plus encore dans les quartiers de plaisir. Une rixe est si vite arrivée ! Mais on peut fermer les yeux cette fois-là. Cependant, pour les visites au sanctuaire Tenjin, il faudra repasser demain. L’oratoire est fermé à cette heure-là. On peut t'héberger ici cette nuit, si tu veux. Ça t'évitera d'avoir à repasser la barrière demain... Pas sûr que nos collègues se montrent aussi complaisants !
Je secouai la tête.
— Merci pour votre offre généreuse, mais je ne suis pas ici pour un pèlerinage à Yushima Tenjin. En fait, je viens pour me payer un kagema, annonçai-je en prenant l'air le plus assuré possible.
Je savais qu'il fallait qu'ils me délivrent un permis spécial pour ça.
Les gardes me regardèrent, amusés.
— Un kagema ? Tu es sûr que tu n'en en es pas un aussi ?
— Qui se serait échappé de sa maison de thé, murmura le premier homme avec une haleine chargée de saké.
— Faudrait l'y ramener ! ajouta un autre.
C'était celui qui m'avait repéré dans la foule et gardé à part pour « l'examen ». J'en compris immédiatement la teneur. J'étais très étonné, car les coups du sort successifs que j'avais connu depuis la déchéance de mon clan, en me laissant une cicatrice sur l'arcade gauche et en blanchissant mes cheveux prématurément, m'avaient sorti de la catégorie des « beaux garçons » de manière définitive. Du moins, c'est ce que j'avais cru, jusqu'aux évènements récents. Visiblement, et pour mon grand malheur, certains me trouvaient à leur goût !
— Vous vous trompez, protestai-je. Je vous ai dit la vérité !
— Ne te fous pas de nous en prime ! hurla alors le type qui m'avait interrogé. Un gamin avec une jolie peau de pêche, de longs cils de fille, un corps gracile de jeune putain et une bouche qu’on dirait faite pour recevoir des queues, qui vient se taper un prostitué mâle ? Dis plutôt que t'es venu te fourrer dans la gueule du loup pour retrouver ton amoureux ! Un iroko qui travaille ici, j'imagine !
Mis sur mes gardes par cette soudaine explosion de colère, je reculai vers le fond de la pièce, la main sur mon sabre.
— Oh là, tout doux. Iemon ne te veut pas de mal. On peut fermer les yeux pour cette fois : je te l'ai déjà dit. Pour ça, et le sabre. Quant on est mignon comme ça, il y a toujours moyen de s'arranger, fit le troisième homme en venant poser sa main sur mes fesses.
Tant pis pour les moyens pacifiques. Je décidai de passer à ma stratégie de secours, l'attaque furtive. Ma lame ouvrit la gorge des trois gardes dans un éclair d'acier, et ils se vidèrent de leur sang en silence, la bouche couverte de ma main, étouffant leurs cris, jusqu'à la fin. Puis je jetai leurs corps dans le canal, laissais les bouteilles de saké bien en évidence, falsifiai une permission d’entrer à Yushima en utilisant leurs sceaux tampons, remis mon chapeau de paille bien bas sur la tête et entrai dans le quartier réservé.
Avec un peu de chance, la relève allait s'imaginer qu'ils étaient partis dormir.
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