Taito : Hanai Sozaburô II

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Je savais désormais que c'était impossible. En l'espace de quelques mois, Kairii était devenu le wakashû le plus en vue d'Edo : rien que venir passer dix minutes dans une soirée où il était présent devait valoir des milles et des cents. J'avais bien sûr un autre plan. Mais je ne pouvais pas avouer à cet homme que j’étais prêt à assassiner une bonne douzaine de personnes, y compris des fonctionnaires de police, pour sauver Kairii. En attendant, ma réponse le fit éclater de rire.

— Le racheter ? Mais il coûte beaucoup trop cher, Taito-kun. J'essaie moi-même d'obtenir une entrevue avec lui depuis des semaines... J'ai tout de suite vu que ce garçon était unique. En disant cela, je ne fais pas référence à sa beauté, son talent sur scène, sa voix ou même à ces fascinants yeux gris dont parle toute la capitale. C'est sa personnalité qui m'intéresse. Quel drôle de caractère que ce Yukigiku ! La première fois que je suis allé le voir, je me suis mêlé à la population dans la fosse pour me faire voir de lui. En sortant sur la passerelle, il m'a regardé de haut, avec cet imperceptible et insolent sourire... Personne n'avait jamais osé me regarder ainsi. Un autre jour, il a invectivé un spectateur qui malmenait une femme, et aujourd'hui, il en a frappé un. On raconte qu'il aurait arraché les parties intimes d'un client avec les dents... Je n'ai jamais entendu parler d'un kagema avec un tel comportement. Cela m'intrigue beaucoup.

— Ce n'est pas un kagema, répondis-je sombrement. C'est bien ce que je m’évertue à vous dire ! C'est un guerrier, et il finira par tuer quelqu'un si on ne le laisse pas partir rapidement.

Hanai posa son coude sur la table, me regardant de biais. Il était relativement jeune et plutôt beau garçon. Ses yeux noirs et vifs me fixaient, cherchant à lire en moi.

— Tu es son amant, n'est-ce pas ? finit-il par me demander. C'est pour ça que tu es venu le chercher.

— Je suis son ami d'enfance, rectifiai-je prudemment. Lui et moi, nous sommes compagnons d'armes. C'est mon devoir de venir lui prêter main forte en cas de coup dur.

— Voilà une bien noble déclaration. Mais tu n'arriveras à rien, Taito-kun, tout seul et sans aide.

C'était une proposition claire et nette. Je le fixais dans les yeux, prêt à négocier.

— Combien ?

Encore une fois, Hanai éclata de rire. Il cacha son hilarité derrière son éventail, avant de le reposer.

— Excuse-moi, mais je doute que tu possèdes assez d'argent pour pouvoir me soudoyer... Par ailleurs, t'ai-je dit que je suis le fonctionnaire responsable de la sécurité de ce quartier ?

Je sentis le sang quitter mon visage à cette déclaration. Le chef des dôshin de Hongô... Il allait m'avoir à l'œil, maintenant.

— J'ai tout de suite deviné que tu n'étais pas un samurai, fit-il en versant du saké dans ma tasse. Trop malin, trop vif, trop observateur et trop débrouillard à un si jeune âge pour être un fils de fonctionnaire ayant bénéficié du confort d'une maison établie. Comme ton ami Kairii... Tu es un sans-clan, descendant d’un clan guerrier ayant refusé de rendre les armes et ayant continué à s’entraîner aux arts de la guerre dans la forêt, avec les tengu. Tu es venu pour sortir ton ami de la maison de thé où il est détenu... De gré, ou de force. Sans compter ces trois meurtres de dôshin, hier soir. Une affaire bien mystérieuse...

Je tirai mon couteau de ma veste. Je n'avais plus le choix.

— Oh là, tout doux, sourit le seigneur Hanai. Toute ma garnison est actuellement déployée dans le quartier : il suffira que mon attendant, à l'entrée, fasse un geste pour que cette maison de thé soit encerclée et que tu sois tué. Ce serait dommage, tout de même. Je ne te veux pas de mal, je veux juste passer un marché avec toi. Je t'ai dit que j'étais fasciné par ton ami, et c'est vrai : je veux juste en savoir un peu plus sur lui.

— Je ne peux rien vous dire, fis-je en gardant prudemment mon couteau à portée de main. J'ai juré sur ma vie même de garder son identité secrète. Si vous désirez vraiment m'aider, vous en serez remercié, mais sachez que cela ne vous concèdera pas ses faveurs. Mon ami n'est pas intéressé par un patronage, même si c'est celui d'un seigneur.

— Parce qu'il t'a toi, sourit Hanai en posant sa main sur mon épaule. Je le comprends tout à fait... Tout le monde trouve à Yukigiku une beauté surnaturelle, mais tu es toi même un fort joli garçon. Que dis-je… Un très beau mâle ! Tous les deux, vous êtes comme la lune et le soleil... Je donnerais beaucoup pour vous voir ensemble. Qui fait le wakashû entre vous deux ?

Je perdis un instant ma contenance pour ouvrir de grands yeux ahuris. C'était la première fois que j'entendais une telle chose. J'étais habitué à ce que les gens s'intéressent à Kairii, non à moi.

— Aucun des deux, protestais-je en fronçant les sourcils. Je vous ai dit que nous n'étions pas amants. Nous sommes des compagnons d'armes, sur le chemin de la vengeance !

— Ah, soupira Hanai en trempant ses lèvres dans le saké, on dirait un roman de cape et d'épée. Tu me plais beaucoup, Taito-kun. Écoute ma proposition : si tu passes la nuit avec moi, je te révèle où est détenu Yukigiku présentement. Je fermerai même les yeux sur tes possibles agissements pour le délivrer.

Je déglutis laborieusement.

— Pourquoi feriez-vous ça ? lui demandai-je d'une voix blanche. Ce n'est pas dans vos intérêts.

— Si, fit-il en me regardant rêveusement, le menton dans la main. Vois-tu, je suis un fervent amateur d'histoires viriles et romantiques, et aussi un admirateur de ce Yukigiku. Pour son caractère, je le répète. Je n'aurais jamais les moyens de me le payer, et je pense comme toi que c'est une pitié de voir une si fière créature enfermée dans ce lieu de tous les vices, obligée d'ouvrir son lit à des hommes vils qui ne comprennent rien à la chevalerie. Mais toi, Taito-kun, tu le mérites. Je préfère te savoir dehors avec lui. Évidemment, tout se monnaye dans la vie. Tout ce que je te demande, c'est une seule nuit. J'imagine que tu n'es pas vierge. Et je ne suis pas un mauvais amant.

J'opérai un calcul rapide dans ma tête. Je n'avais pas assez d'argent pour racheter Kairii. Je n'en avais probablement pas assez pour obtenir ne serait-ce qu'un moment seul avec lui. Je n'avais aucune introduction non plus... Même cet homme, ce Hanai, n'avait pu le rencontrer. Otsuki Sadamaro le gardait jalousement pour son plaisir personnel, le montrant à la galerie seulement pour l'humilier et faire en sorte que les initiés sachent qu’il avait mis la main sur le fils de Kuki Kiyomasa et en avait fait son jouet... Si je voulais sortir Kairii de là, j'étais obligé d'accepter l'aide de cet homme. Ce n'était pas un mauvais marché. Après tout, Kairii avait vendu son corps toutes les nuits pendant plusieurs semaines pour m'aider à accomplir ma vengeance... Il était temps de rembourser une partie de ma dette.

— Très bien, répondis-je alors. J'accepte votre marché. Mais si je vois que vous ne tenez pas votre parole... Je vous tuerai sans la moindre hésitation. Et comme vous l'avez remarqué vous-même, je n'en suis pas à mon premier meurtre.

Hanai sourit.

— Ne t'inquiète pas. Je te donnerais même de l'argent. Cinq ryô, ça te va ?

Je hochai la tête.

— Oui, répondis-je doucement.

C'était une très belle somme.

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