Taito : la poupée
Au cinquième mois de cette année-là, Kairii et moi dûmes nous rendre chez une relation de Kiyomasa. Sur le chemin, nous passâmes par les anciennes terres du clan Kuki, dans la province d’Ise. Au détour d'un col de montagne, Kairii me montra une dépression dans la ligne des crêtes qui dominaient la baie d’Ise.
— Tu vois ce monticule, là-bas ?
Je hochai la tête en plissant les yeux. Oui. Je le voyais.
— Ce tas de cailloux, c’est tout ce qu’il reste de notre château, dit-il durement, le visage fermé. Tu en as entendu parler, toi qui aime les livres : les toits rouges du château qui dominait la mer… avant que les Otsuki n'envahissent nos terres. Ils ont tué tout le monde, puis rasé le bâtiment jusqu’à la dernière pierre. Enfin, Migiri a au moins réussi à emporter la tête du chef de clan avant de franchir la rivière Sanzû. Otsuki Sadatoshi et lui sont morts quasiment au même moment, chacun empalé sur le yari de l'autre... Une belle illustration des conflits sans fin qui lient ces deux clans !
Alors que je gardais les yeux fixés sur tout ce qui restait de l’orgueilleuse forteresse de Kuki – un tas de pierres envahies par les bambous – Kairii éperonna son cheval, disparaissant au coin du col. Nous avions encore de la route à faire.
La personne qui nous reçut était un seigneur important. Encore une fois, l'entrevue se fit de façon informelle. On nous alloua une chambre dans un coin du château, pratique et confortable, sans faire de chichis. Après le repas, alors que nous nous retrouvions seuls à attendre le bain, je trouvais Kairii en grande contemplation devant une poupée en terre cuite et peinte, revêtu d'un véritable costume de soie miniature. Cette figurine représentait un jeune homme d'une grande beauté, à la peau blanche et aux yeux ressemblant à des perles, portant kimono à longues manches et cheveux attachés en style Shimada comme Kairii autrefois. Après l'avoir observée un moment, il prit la poupée dans l’alcôve d’honneur, sortit de la pièce avec et la rangea dans un placard à l'extérieur.
— C'est une offense envers notre hôte, Kairii, murmurai-je en le voyant revenir.
Il se laissa retomber sur le coussin, s'asseyant directement en tailleur.
— Ce qui est une offense, répliqua-t-il sans me regarder, c'est de m'infliger une telle vue. Il ne se rendra compte de rien, de toute façon. Je remettrai cette poupée à sa place au moment de partir.
Je lui jetai un regard incrédule. J'avais du mal à comprendre.
— Je déteste les poupées, se justifia-t-il avec un faible sourire. Je ne peux pas dormir si je sais qu'il y en a une dans la pièce... Si je m'étais écouté, je l'aurais brisée en mille morceaux.
— Si les poupées te mettent mal à l'aise, lui dis-je, tu ne devrais pas avoir envie de les détruire. Les gens qui ont peur des poupées pensent que cela attire des malédictions... Tout comme les enfermer dans un placard alors qu'elles étaient destinées à être montrées. Tu connais l'adage : un objet qui ne sert pas est un objet malheureux.
Kairii me jeta un drôle de regard. Je regrettais aussitôt mes paroles, en comprenant qu'il s'identifiait à cette poupée de beau garçon qu'on mettait comme ornement dans l'alcôve d'honneur pour égayer les invités. Lui aussi, il avait tenu ce rôle.
Pendant le bain, je remarquais les regards insistants de Kairii sur mon corps. Au moment où nous nous rhabillions, il me lança avec désinvolture :
— Qu'est-ce qu'il a pensé de tes tatouages ?
Je me retournai.
— Qui ?
Kairii me jeta un regard de biais... Puis il enfila son haori sur ses épaules avant de quitter la pièce.
Mon compagnon avait à s'entretenir seul avec l'ami de Kiyomasa. Je le laissais y aller, me couchant dans mon futon. J'en profitais pour sortir la dernière lettre que m'avais envoyé Sozaburô.
C'était une déclaration d'amour en forme de poème de style classique, dont je comprenais un mot sur deux. Sortant de mes affaires le dictionnaire de caractères que je trimballais partout depuis que je m'étais mis à lire de la littérature chinoise, je m'appliquais à déchiffrer la lettre. Visiblement, il me racontait comment une ballade en bateau avec un seigneur l'ayant invité, à Arashiyama, l'avait rendu nostalgique de la dernière nuit qu'il avait passée avec moi. Le son lointain de quelqu'un jouant de la flûte sur la berge, alors que la lune sortait d'entre les nuages, lui avait rappelé le soir où j'avais sorti la mienne pour lui jouer un air du kagura d'Ise. Aucun des kagema se trouvant sur l'embarcation pour égayer la promenade nocturne n'avait pu dissiper son humeur mélancolique.
Les yeux inquisiteurs de Kairii mirent fin à cet intermède onirique. Accroupi en face de moi, ce dernier regardait la lettre avec suspicion.
— Qu'est-ce que c'est ? me demanda-t-il en tendant la main pour l'attraper.
Je la rangeai rapidement dans mon kimono.
— Rien, une missive du village, mentis-je.
Je le vis lever un sourcil.
— Ceux du village t'envoient de la littérature chinoise ? Ils ne m’ont pas paru si raffinés, lorsqu’ils voulaient te forcer à participer à cette coutume primitive du yobai.
— Ils voulaient simplement m’inclure dans le groupe des jeunes, répondis-je, mal à l’aise. De toute façon, tu n'as rien à voir là-dedans, Kairii. Cela ne te concerne pas. Tu fais tes affaires, je fais les miennes.
Il me regardait de biais, debout. Et puis soudain, sans crier gare, il me sauta dessus.
— Tu as juré fidélité à Kiyo, grinça-t-il en essayant de m'immobiliser les mains pour attraper la lettre dans mon kimono. Tu ne dois rien me cacher... Montre-moi ça !
Je luttai avec lui sur le sol, faisant tout mon possible pour l'empêcher de prendre cette lettre. Ce n'était pas une tâche aisée. Pour sa minceur, Kairii avait une force incroyable, et il était agile et rapide.
— Donne ! ordonna-t-il d'une voix rauque, le souffle court et sifflant. Ses gestes pour tirer la lettre de mon kimono me laissèrent tout échevelé, le kimono ouvert. Lorsqu'il l'attrapa, je réussis à la lui faire lâcher, pour en faire une boule que je mis dans ma bouche. Kairii me fixa, ses yeux de chat grands ouverts, me regardant avaler ce qu'il voulait tant voir.
— Ce sont des informations personnelles, Kairii, fis-je en le repoussant brusquement. Tu n'as pas à mettre ton nez dedans.
Il me jeta un regard peu amène, puis s'assit sur son futon. Il me regarda remettre en ordre mes vêtements et tirer ma flûte de roseau de mes affaires. Il cala son visage dans sa main lorsque je commençais à jouer, me fixant avec une moue boudeuse. Je ne jouais plus d'air de théâtre devant lui, car cela le mettait immédiatement en rogne. À la place, je me mis à jouer une ballade mélancolique, le genre de chose, précisément, que l'on joue sur les bords d'une rivière envahie par les roseaux, seul, en regardant la lune. Je ne jouais pas pour lui. Je jouais pour moi, pour la vie étrange que j'avais, à regarder celle des autres comme à travers un kaléidoscope.
Je ne sais pas combien de temps je jouais. Mais il semblait que, à l'instar du charmeur de serpent, j'avais réussi à capturer le coeur de Kairii, qui, les yeux fermés, s'était mis à se balancer doucement. En apercevant une larme unique sur sa joue pâle, je m'arrêtai.
— Continue, me pressa-t-il sans ouvrir les yeux.
— Tu pleures, observai-je, incrédule.
C'était la première fois que je voyais Kairii pleurer. C'était peut-être une larme factice, mais cela m'émut profondément. Je tendis ma main vers sa joue, comme pour vérifier si c'était réel... Il glissa son regard sur le côté lorsque mon pouce toucha le coin de son œil.
— C'est parce que j'ai une saleté sous la paupière, fit-il en repoussant ma main.
Il se coucha dans son futon et me tourna le dos, le regard dirigé vers la cloison coulissante, ouverte sur le jardin.
Annotations