Taito : la fleur fanée
Un incident éclata le lendemain, au banquet de départ donné par le seigneur qui nous recevait, entre ce dernier et Kairii.
Grâce à ma fréquentation de Hanai Sozaburô, de mes lectures et, dans une moindre mesure, à Kiyomasa, j'étais devenu très fort en pourparlers, civilités et autres politesses de nobles. C'est moi qui fis l'animation toute la soirée avec un bavardage que je voulais instruit et élégant, alors que Kairii restait silencieux dans son coin, le visage morose et la moue boudeuse.
Notre hôte se tourna vers lui.
— Pourquoi as-tu coupé tes cheveux, Kairii ? Tu étais si beau ! Le plus beau jeune homme qu'il ne m’ait jamais été donné de voir, fit-il en s'adressant à son ami à sa gauche.
Kairii tourna vivement son visage vers lui. Son expression était tout sauf aimable.
— Pourquoi ? Vous me trouvez laid, maintenant ?
Sa question déstabilisa le seigneur, ainsi qu'une bonne partie de la petite assemblée... Moi y compris.
— Non, bien sûr que non, répondit notre hôte, surpris. Tu es toujours aussi plaisant à regarder. N'est-ce pas, Yoshimasa-dono ? Qu'est-ce que vous me disiez lorsque je vous ai présenté ce jeune homme ? Vous n'aviez jamais vu un adolescent aussi beau, n'est-ce pas ?
Son compagnon secoua la tête.
— Ni à Hatchôbori ni à Yoshichô, fit-il en énumérant des quartiers de kagema célèbres.
La conversation prenait une tournure dangereuse. Je pouvais sentir, physiquement, la tension qui émanait de mon ami. Je tentais vainement de détourner la conversation en proposant à Kairii d’aller voir les reflets de la pleine lune sur le jardin, mais il me repoussa, le regard braqué sur les deux hommes.
— Parce que vous fréquentez ces lieux-là, vous aussi ?
Les deux samurais d'âge mûr le regardèrent, interloqués.
— Bien sûr... Qui n'y va pas ? répondit l'ami de notre hôte. Hormis des jeunes garçons comme toi, bien entendu...
— Des hommes vertueux, peut-être grinça Kairii en les fixant dans les yeux. Des hommes qui sont capables de compassion et d'humanité, sans parler de discipline, et qui pensent avec leur tête et non avec ce qui leur pendouille entre les jambes.
Je manquais de m'étrangler dans mon saké. Il fallait réagir, et vite.
— Veuillez lui pardonner ces paroles, fis-je en me prosternant sur au sol, tout en cherchant à pousser Kairii à faire de même. Mon ami n'apprécie pas trop la ''voie des jeunes garçons''... Il y a des gens comme ça, dans le monde.
Kairii était connu pour ses opinions bien arrêtées... Sans parler de son caractère direct et volcanique. Sa réaction ne surprenait sans doute pas notre hôte, qui le connaissait bien. Je le devinais enclin à passer l'éponge sur les insolences de mon compagnon. Malheureusement, celui-ci en rajouta une couche pour faire bonne mesure. Lorsqu'il était lancé, c'était impossible de l'arrêter.
— Apprécier ? J’exècre le shūdō, cracha-t-il haineusement, loin de s'amender. On devrait interdire ces pratiques révoltantes, tout comme on devrait fermer Yoshiwara et tous ces quartiers prétendument de ''plaisir'', qui servent en fait d'antichambre des tortures pour des milliers de gosses sans défense. Est-ce qu'on a le droit de traiter des êtres humains comme des esclaves, tout ça pour faire du profit ? C'est vil et dégradant.
Notre hôte lui remplit son verre.
— Certes, dit-il, je comprends ta révolte, Kairii-kun. C'est bien d'avoir des idées et du cœur au ventre lorsqu'on est jeune. Mais tu comprendras plus tard que les hommes sont par nature imparfaits. Bien entendu, ce qu'on vend dans ces quartiers n'est qu'une vulgaire déformation de la camaraderie virile et amoureuse entre guerriers pénétrés de ninjō. La relation avec un amant qu'on chérit de sentiments sincères et pour qui l’on pourrait sacrifier sa vie dépasse les basses passions charnelles : elle dure toute une vie, bien après que la beauté éphémère de la jeunesse soit tombée comme les fleurs de cerisiers... Même, elle dure trois réincarnations, nous disent les sages. Les textes classiques ne disent-ils que deux hommes s’étant aimés d’un amour sincère, et ayant sacrifié leur vie l’un pour l’autre, se voient gratifiés par les bouddhas de pouvoir retrouver leur amant dans trois autres vies ? Quant aux attentions un peu pressantes que peuvent recevoir de beaux jeunes hommes comme toi de la part de samurais plus âgés... Tu sais que le code du Hagakure t'autorise à tirer ton sabre, s'ils t'importunent trop.
Je regardai Kairii. Son regard était devenu flottant, son visage bizarrement triste.
— Toute la population ne porte pas de sabre... murmura-t-il. Seulement une petite partie. Comment font les autres pour répondre à ces ''attentions pressantes'' ? Qu'est-ce que dit le Hagakure à leur sujet ? Rien. Leurs cris silencieux sont étouffés, et leurs souffrances oubliées.
C'était une question que ne se posaient pas ces samurais, bien à l'abri derrière leurs châteaux et leurs privilèges. Mais moi, j'étais reconnaissant à mon ami de l'avoir posée. J'admirais profondément sa manière de penser, et le courage qu'il avait de la maintenir haut et fort dans une société injuste.
— Viens, fis-je en lui tirant doucement la manche. Allons faire un tour dehors. Notre hôte m'a dit que le jardin était particulièrement beau sous la lune.
Je marchai en silence avec lui. Je l'avais senti au bord de la cassure, ce moment intense de tension où tous les débordements peuvent arriver. Mais cette tension était retombée, et il me semblait soudain épuisé.
— Tu sais comment on appelle les kagema qui passent la barre des 19 ans ? me demanda-t-il, accroupi devant le bassin sur lequel se reflétait la lune. ''Fleur mourante''. C'est exactement comme ça que je me sens... Une fleur mourante, fanée avant l'heure d'avoir trop servi.
Je lâchai un instant ma contemplation des carpes pour le regarder, lui. Puis je le pris par les épaules, le forçant à se retourner.
— Ne dis pas des choses comme ça, Kairii... Tu es jeune, et en pleine santé. Tu n'es pas une ''fleur mourante'' ni un ''cerisier fané'' !
Il releva un regard mélancolique sur moi.
— Tu as vu l'état de mon ''chrysanthème'' quand tu m'as soigné... Eh bien à l'intérieur, je suis encore pire que ça. Si je m'arrachais la peau pour te montrer, tu ne verrais que du noir, du pourri... Je sais que tu le sens, toi aussi.
Je le lâchai. J'étais choqué, complètement ébranlé par les images qu'il me renvoyait.
— Cette prétendue ''beauté absolue'', c'est une vraie malédiction, dit-il encore. À chaque fois que je me prends un coup sur le visage à l'entrainement, que sur ma peau s'imprime une nouvelle cicatrice, je suis satisfait. Si on me dit que je suis laid avec les cheveux courts, je le suis aussi. Franchement, Tai...
Il se tourna vers moi.
— Tu aurais dû me laisser là-bas.
Cela me laissa sans voix. Il me dépassa, et quitta le jardin. Je me retrouvai seul, le regard figé sur les carpes, qui ouvraient la bouche comme pour un cri silencieux.
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