Prologue
L’héritière chez les anglais
Rose
Le soleil tarde à percer la couche nuageuse. Des vagues balaient mes pieds et le bas de ma robe, elles sont suffisamment froides pour me faire sursauter à chaque fois qu’elles viennent mordre mes chevilles. Je retiens mon chapeau en embrassant du regard l’étendue d’eau qui se perd à l’horizon et laisse le sourire qui naît s’épanouir sur mon visage. Peu importe qu’il fasse gris en Angleterre, avec la mer à proximité, j’aurais pu survivre à mon exil encore quelque temps.
Cet éloignement m’était sans aucune doute nécessaire et, à quelques jours de prendre la route pour regagner le domaine de Valois, je n’ose encore déterminer s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise idée de retourner vivre là où j’ai grandi et où tous les souvenirs, bons comme mauvais, se trouvent. J’ai hâte de redécouvrir le jardin de ma mère, de le remettre en état au besoin, et de réinvestir les écuries. Ici, Marie, ma tante, ne me laisse pas monter à cheval et autant dire qu’il s’agit pour moi d’une sanction terrible.
Le domaine de Valois… Je l’ai quitté il y a de cela cinq ans, lorsque mon père a été guillotiné et que ma mère a disparu. Sa servante s’est occupée de moi quelques semaines, le temps que Maxence, l’homme à tout faire de ma famille, parvienne à entrer en contact avec ma tante Marie.
— Mademoiselle Rose ! Mademoiselle Rose ! Madame vous attend pour le repas !
Julie, ma servante, me rejoint au pas de course et grimace discrètement en tentant d’éviter les algues. Elle m’enjoint à quitter l’étendue d’eau qui m’apaise et parvient souvent à m’éloigner de mes pensées moroses. J’ai découvert ici les bains de mer et j’avoue avoir particulièrement apprécié, nul doute que mon retour au domaine sera accompagné d’un réel manque après ces dernières années de baignade.
— Elle peut bien attendre quelques minutes de plus, Julie. Profite ! Bientôt, la seule étendue d’eau dans laquelle tu pourras plonger tes pieds sera une rivière ou une flaque.
— Madame ne va pas être contente si on la fait patienter. Et vous savez que je n’aime pas l’eau, moi. Je ne suis pas une Dame !
— Crois-tu réellement qu’un statut décide de tes goûts ? J’aurais dû t’obliger à te baigner avec moi, je t’assure qu’il n’y a rien de plus apaisant que de ressentir les vagues fouetter son corps, hormis peut-être partir au galop et sentir le vent balayer son visage, soupiré-je en la rejoignant sur le sable sec pour me chausser.
— Attendez, je vais vous aider, cela ira plus vite.
Je la laisse me venir en aide et quitte à regret la plage pour rejoindre la maison de ville où ma tante est installée depuis plus d’une décennie. Marie a épousé un homme d’affaires plutôt influent qui est mort quelques mois seulement après leur union et elle ne s’est pas remariée depuis. Elle y vit avec sa fille, Léonie, une petite peste insupportable et, croyez-moi, je pèse chacun de mes mots… Je n’ai rien contre les enfants, c’est simplement elle, sans doute la réincarnation de mon premier poney, une vraie tête de mule dressée à me torturer.
Le trajet pour retrouver la maison est rapide puisque, depuis la fenêtre de ma chambre, je peux admirer la Manche. C’est bien le seul défaut du domaine de Valois, de ne pas offrir le même paysage.
Marie est déjà installée à table mais occupée à écrire. J’ôte mon chapeau et mes gants en osant jeter un regard sur son papier et lui souris lorsque je constate qu’elle m’a surprise.
— Pourquoi ce courrier, au juste ?
— Il faut bien que je trouve quelqu’un qui s’occupe de vous, une fois que je serai rentrée en Angleterre. Et vous savez comme c’est compliqué avec tous ceux qui sont morts ou qui ont choisi comme moi l’exil. Mais Buonaparte semble avoir mis un peu d’eau dans son vin. Il faut que vous rentriez, que vous trouviez un mari et réclamiez votre domaine familial avant qu’il ne soit donné en cadeau à un de ses généraux !
— Réclamer mon domaine pour qu’il revienne à l’homme que j’épouse ? Quelle est l’utilité, dites-moi ? Je veux bien rentrer et réclamer ce qui m’appartient, c’est évident, bien que devoir réclamer me donne déjà la nausée…
— L’utilité, c’est que vous pourrez le transmettre à vos enfants, voyons ! Sinon, que leur lèguerez-vous ? Et puis, vous êtes sous ma responsabilité, désormais, je ne veux pas que vous finissiez votre vie dans la pauvreté et la misère.
Soyons honnêtes, mes parents m’ont légué de quoi vivre sereinement pour plusieurs générations, mais il semble qu’en tant que femme, je ne puisse gérer cela par moi-même. Il me faut donc un homme, un chaperon jusqu’à mes vingt-et-un ans, pour commencer, puis un époux. Si je n’ai aucun pouvoir concernant ce chaperon, autant dire que l’homme qui m’épousera n’est pas là d’obtenir mes faveurs.
— Eh bien, j’ose espérer que le chaperon en question ne vous répondra pas… et qu’il ne sera pas non plus présent au domaine. Je n’ai pas besoin d’un second père. Sans compter qu’avec ses affaires, les amis de mon père étaient tous des hommes d’un âge déjà avancé, qui ne doivent avoir que des amis d’un âge certain… Je ne souhaite pas me retrouver au bras d’un grabataire.
— Eh bien, qu’importe ! Vous serez plus vite veuve et débarrassée des obligations conjugales ! Il faut quelqu’un de votre rang, et il faudra de toute façon accepter la décision de votre tuteur, vous n’avez pas le choix.
S’il parvient à me marier avant mes vingt-et-un ans… Si mon choix se porte sur un autre homme, il me faudra faire traîner les choses pour ne pas être contrainte à en épouser un autre… A vrai dire, peu importe le prétendant, je pense que mon chaperon n’a pas idée des difficultés qu’il va rencontrer avec moi.
— Avouez que vous avez hâte de vous débarrasser de moi, ris-je tentant de lire ce qu’elle écrit.
— Ma chère enfant, vous savez bien que vous êtes la bienvenue ici, mais depuis la mort de mon frère et la disparition de votre mère, j’ai la lourde responsabilité d’assurer votre avenir. Et ce n’est pas en Angleterre que ça sera possible. Alors, soyez gentille et préparez vos affaires. Je ne sais pas encore quand nous partirons mais ça ne saurait tarder. Quinze jours, tout au plus. Il faut que je m’assure que l’ami de votre père soit prêt à nous recevoir quand nous arriverons. J’espère que ce Philippe sera à la hauteur de la mission que j’aimerais qu’il assume.
— Bien, ma tante, vous pouvez compter sur moi pour être une gentille et docile jeune fille, lui lancé-je avec tout le sérieux dont je suis capable. Peut-être devriez-vous tout de même le prévenir que je ne suis pas la plus apte à devenir une épouse, malgré tout.
— Pourquoi ne seriez-vous pas la plus apte ? s’indigne-t-elle en relevant la tête de son courrier. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Ce qui me fait dire cela ? Il y a bien des raisons qui me poussent à penser que je ne suis pas faite pour le mariage, la principale étant que je n’ai aucune envie de dépendre d’un homme. Mon père m’a légué un domaine et de l’argent qui me permettraient de vivre aisément, seule, alors pourquoi m’encombrer d’un homme ? J’ai bien conscience que mon héritage va attirer des personnes mal intentionnées, mais personne ne m’épousera pour autre chose que cet argent. Personne ne choisira de devenir mon époux parce que je suis cultivée, drôle, souriante ou résolument indépendante.
— Rien, laissez tomber, ma tante. J’ai hâte de rencontrer ce fameux Philippe, lancé-je platement tandis que ma cousine se joint finalement à nous pour le repas, incitant Marie à cesser son activité.
Elle signe son courrier et le remet à la servante qui dépose le plat sur la table et je soupire en me maudissant de ne pas tout envoyer promener pour aller me cacher avec James jusqu’à mes vingt-et-un ans… Je suis sûre que notre voisin aux cheveux aussi roux que sa mère serait tout à fait en accord avec cette proposition !
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