Chapitre 1
Les deux amis de Normandie
Philippe
Au milieu du brouhaha qui règne dans la taverne, j’essaie de suivre l’histoire que me raconte Louis mais j’avoue avoir des difficultés à m’intéresser à la façon dont il a réussi à séduire la bonne de nos voisins alors qu’il lui manque un bras. Louis, c’est un peu mon double, ou non, plutôt mon contraire. Lui et moi, nous avons fait nos armes avec la Révolution avant de suivre celui qui n’était que Général à l’époque et qui est devenu notre Empereur. Tous les deux, nous avons été blessés, lui à Austerlitz où il a dû se faire amputer de son bras gauche, moi l’année suivante à Auerstaedt où j’ai failli perdre une jambe, nous sommes aussi bruns l’un que l’autre, et nous avons tout les deux obtenus des distinctions qui nous permettent d’avoir une rente, désormais. Mais à part ces points communs, nous sommes aussi dissemblables que possible.
— Tu m’écoutes ? m’interrompt Louis avant d’interpeller la patronne pour qu’elle nous resserve en bière.
— Oui, oui, j’ai hâte d’avoir les détails de ton escapade dans l’étable avec Céleste.
— Joséphine, comme l’impératrice ! Céleste, c’était la dernière fois ! s’agace mon ami alors que je fais un petit geste d’excuse.
C’est tout ce dont il a besoin pour repartir dans son monologue sur ses prouesses sexuelles. Ce qui me laisse du temps pour continuer à ruminer sur ma situation. J’ai vraiment l’impression que rien ne va depuis cette satanée blessure. Si seulement je n’avais pas pris ce mauvais coup, qui sait où je serais en ce moment ? Peut-être encore aux côtés de l’Empereur plutôt que dans ce trou perdu en Normandie où nous avons trouvé refuge. Il faut dire que je n’ai pas eu trop le choix. Après ma blessure et la mort d’Isabelle, ma belle épouse, c’est le seul endroit où j’ai trouvé quelqu’un qui accepte de s’occuper de mes deux enfants. Une cousine lointaine qui a finalement aussi accepté de nous accueillir, Louis et moi. La Normandie, c’est beau, c’est certain, mais on y est loin de Napoléon et des possibilités de gagner de l’argent. Sans nos rentes, nous serions tous à mendier, c’est certain.
— Eh bien, on peut dire que tu sais y faire avec les donzelles, toi. Tu vas finir par en engrosser une et comme moi, tu auras des marmots dont il faudra t’occuper.
— Je crois que ça aurait déjà été le cas, si cela avait dû arriver. Je suis vigilant, il ne manquerait plus que ça !
— Tu veux dire qu’il te manque un bras mais que tu as encore assez de jugeote même au plus fort de l’action ?
— C’est évident ! Tu me vois réellement avec un marmot ?
— Eh bien, vu comment tu te comportes avec Marcus, je dirais que oui. Je crois qu’il te préfère à moi, ajouté-je sombrement en pensant à tous les câlins et les rires qu’ils échangent à deux alors que j’ai simplement droit à des saluts de circonstance.
Il faut dire que je ne suis pas le meilleur des pères. J’ai du mal à sourire et à m’amuser, que ce soit avec lui ou avec sa grande sœur, Jeanne, parce qu’ils me font trop penser à leur maman qui nous a quittés si brusquement. Oh, je les adore, tous les deux, mais je ne leur montre pas vraiment, au contraire de mon ami qui fait le pitre et sait les faire rire la plupart du temps.
— Je suis un oncle en or, mais cela ne signifie pas que je sois fait pour être un père. Dieu m’en garde, hors de question de concevoir quelconque moufflet, ricane-t-il.
— En or ? Toi ? J’aimerais en voir la couleur, de ton or. Tu sais que depuis que ma cousine est repartie, c’est à nous de nous occuper du manoir. Toute ma rente y passe et je crois que tu as un peu oublié de participer ce mois-ci…
Car oui, elle nous accueille dans son manoir mais elle a trop à faire pour y rester. Et les servants qu’elle a laissés n’arrêtent pas de réclamer de quoi acheter ceci ou cela. C’est épuisant.
— Les passages à la taverne coûtent cher, tu sais ? Je pense que nous gagnerions à nous installer ailleurs. Le manoir est au-dessus de nos moyens.
— Eh bien, arrêtons de boire, alors. Finis ta bière et on rentre, on a assez passé de temps ici. Et cesse donc de sourire ! On croirait que tu viens à nouveau de remporter une bataille, comme à Austerlitz !
Je ne comprends pas comment il peut toujours avoir un tel moral. Heureusement que je l’apprécie beaucoup, sinon, je crois que ça finirait par me taper sur les nerfs. Enfin, ça m’énerve déjà un peu, j’avoue.
— Je crois que Jeanne devait cuisiner une bonne tarte avec Aimée, mon estomac est ravi d’avance !
Ah Aimée. Là, j’avoue que c’est une des rares choses qui m’amusent en ce moment. Le voir essayer encore et encore de la séduire sans succès, c’est divertissant. Il faudrait que je compte le nombre de fois où elle l’a repoussé, avec plus ou moins de tact, mais il doit être impressionnant. La gouvernante de mes enfants, avec ses longs cheveux blonds bouclés, doit être le fantasme ultime de Louis, mais malgré son langage un peu rustre et ses manières de paysanne, elle ne tombe pas sous ses charmes. J’ai du mal à comprendre pourquoi. Peut-être sa façon de vraiment l’accrocher ?
— Toi, tu ne penses qu’à manger et à forniquer avec toutes les femmes que tu croises. Comment faisais-tu quand tu étais soldat ? Remarque, la vie n’était pas si différente. Tu fréquentais les filles de joie… Comment peux-tu n’avoir jamais été malade ? Comme pour les enfants, tu es trop fort ?
Louis ne me répond pas tout de suite mais avance d’un bon pas devant moi. Avec ma canne, j’ai un peu de mal à le suivre et, quand il s’en rend compte, il s’arrête avant de reprendre sa marche à mon rythme, sans faire aucune remarque sur ma lenteur, ce dont je lui suis reconnaissant.
— Un bras en moins ne suffit-il pas ? s’esclaffe finalement mon ami. Me souhaites-tu d’autres malheurs ?
— Oui, tu sais bien que je te souhaite tout le malheur possible, voyons. Tu me le dis tout le temps, on croirait que je vis avec la mort et que je danse avec elle tous les soirs. Mais tu as raison, tu as déjà été assez frappé par la malchance, la roue a tourné pour toi.
— Tu l’as dit ! Je jouis et je bois, je mange jusqu’à plus soif et festoie. Que demander de plus ?
Il a raison dans le fond, mais j’ai du mal à me mettre dans le même état d’esprit. La mort a essayé de me faucher, elle n’a pas réussi et s’est emparée de la femme que j’aimais tant. Un mort pour un mort, c’est ça la règle. J’ai survécu mais cela a coûté la vie à mon épouse. Je m’en veux encore et me dis que j’aurais mieux fait de disparaître sur le champ de bataille. Tout aurait été plus simple. Je rumine, je le sais, mais comment faire autrement ?
Le silence s’est installé entre nous et nous nous rendons au manoir qui se situe un peu à l’écart du centre de la ville où nous avons pris l’habitude de nous rendre pour passer le temps autour d’une bière. C’est une grande bâtisse au fond d’un parc boisé qui a le mérite d’abriter pas mal de gibier qu’on peut chasser et qui vient agrémenter nos repas. Tous les moyens sont bons pour faire des économies.
Lorsque nous nous engageons sur le petit chemin couvert de rocailles qui mène à l’entrée, les chiens de la maison foncent vers nous. Nous nous arrêtons le temps qu’ils nous reconnaissent puis reprenons notre chemin et c’est mon fils, Marcus, qui se précipite vers nous. Le petit vaurien a dû échapper à la vigilance de la gouvernante et de le voir ainsi, plein de vie, me donne des sentiments un peu partagés, entre joie de le savoir aussi en forme et tristesse car sa mère ne pourra jamais apprécier ce spectacle.
— Eh bien, petit chenapan ! Vous avez oublié vos manières aujourd’hui ? le réprimandé-je alors qu’il court se réfugier contre Louis qui s’est abaissé à son approche.
— Je suis trop jeune pour les bonnes manières, n’est-ce pas, tonton ? rit mon fils tandis que Louis acquiesce en ébouriffant ses cheveux. Bonjour, Père.
— Et c’est quoi, cette missive que vous avez en mains, jeune homme ? Ne vous-ai je pas dit de ne pas toucher à mes affaires ?
— Aimée m’a demandé de vous la porter au plus vite. Si j’avais su, je serais allé à la cuisine pour manger les dernières pommes avec Jeanne.
— Eh bien, maintenant que tu nous as donné cette lettre, répond mon ami alors que je récupère le pli, tu peux aller manger tes pommes ! File !
— Je suis déjà passé à la cuisine, j’avais faim, sourit mon fils en sortant une pomme de sa poche avant de s’éloigner.
Quel petit coquin ! Il se plaint mais il profite de la situation et sait toujours en tirer le meilleur parti. Quand il grandira, si la vie ne me le prend pas aussi, il fera des ravages auprès des dames, c’est certain. Alors qu’il s’éloigne toujours aussi insouciant, je jette un œil à la lettre et constate qu’elle a été expédiée depuis l’Angleterre et qu’elle a bien voyagé. J’imagine le périple qu’elle a suivi pour me parvenir et suis à nouveau impressionné par tout ce que notre Empereur a su mettre en place en si peu de temps. J’ouvre l’enveloppe et le contenu de la lettre me laisse sans voix.
— Tu te souviens du vicomte Charles de Valois ? C’est l’homme qui m’a recueilli à mes dix ans, quelque temps avant la guerre, alors que j’étais malade et que mes parents ne pouvaient plus s’occuper de moi, expliqué-je avant de relire une nouvelle fois la missive anglaise.
— Oui, cela me dit vaguement quelque chose, je ne devais pas avoir trop bu lorsque tu m’en as parlé. Et ?
— Il est mort pendant la Révolution, ce n’est pas étonnant, mais c’est sa sœur qui me contacte. Elle est exilée en Angleterre… Une noble comme une autre… Bref, maintenant que Napoléon a permis leur retour, elle souhaite ramener sa nièce, la fille de Charles, pour la marier en France. Et tu ne devineras jamais ce qu’elle me demande !
— Je suis toute ouïe. Sa sœur est jolie ? Tu l’as déjà rencontrée ?
— Oui, je l’ai vue une ou deux fois, mais elle doit avoir quinze ou vingt ans de plus que nous ! Elle me demande de rendre service à la famille de Valois suite à ce qu’ils ont fait pour moi avant 89. Et elle pense que je suis l’homme de la situation car je suis quelqu’un de respectable. Tu sais, les enfants, le côté veuf… Pour faire court, elle veut me confier sa nièce et que je lui trouve un mari. La pauvre enfant, elle doit avoir quinze ou seize ans. Et pour ça, il faudrait déménager près de Fontainebleau dans leur domaine et m’en occuper jusqu’à ce que je lui trouve un mari de son rang. Je vois ton œil briller mais elle ne voudra pas d’un manant comme toi ou moi, ne te fais pas d’illusion… C’est fou, cette demande, elle croit quoi ? Qu’on est encore au temps des rois ?
— Eh bien, pour elle, sans doute, oui, ricane-t-il, mais bon, deux donzelles à disposition, tu ne peux pas dire non !
— Les donzelles, entre une trop vieille et une trop jeune, je m’en moque un peu. Par contre, elle m’invite avec ma famille et m’offre un revenu de trois cents francs mensuels. En plus de nous permettre de vivre sans frais sur leur domaine. Je crois que nous allons pouvoir assurer nos arrières, Louis. Si vivre toujours à la campagne, même si on se rapproche de Paris, ne m’enchante pas plus que ça, une telle offre, je crois que je ne suis pas en position de la refuser, enchaîné-je en réfléchissant tout haut.
— Tu n’as pas assez de deux enfants dont une fille à marier d’ici quelques années ? se moque mon ami. Tu as conscience de ce dans quoi tu embarques ?
— Eh bien, je me servirai de cette gamine comme entraînement et en attendant, je mets de l’argent de côté. Et tu ne crois pas que je vais faire ça tout seul, non plus ? Tu vas venir m’aider dans cette nouvelle bataille. A deux, on devrait y arriver.
— Tu es certain de vouloir m’emporter avec toi ? Je ne suis pas homme à fréquenter une vicomtesse… qui, en plus, a passé des années en Angleterre ! Tu m’imagines, moi, au tea time ? rit-il en accentuant outrageusement son accent.
— Je t’imagine très bien faire des courbettes comme sous l’Ancien Régime, oui ! Tu as l’air fait pour ça ! me moqué-je. Et surtout, dis-moi que tu as les moyens de rester et d’entretenir le manoir, et je te laisse ici avec plaisir. Moi, je te propose ça pour t’aider, mais on n’a pas coupé la tête des rois pour perdre toutes nos libertés. Reste ici si cela te chante, moi, je vais aller m’occuper de ce petit château et essayer de trouver dans nos relations un bon soutien de Napoléon qui aura la joie et l’honneur de devenir vicomte de Valois. Je pense que ça ne devrait pas nous prendre trop de temps et il sera toujours temps de revenir ici si ça ne fonctionne pas. A toi de choisir, mon ami.
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