Chapitre 2
Last tea before departure
Rose
Je quitte des yeux ma cousine et me concentre sur mon livre plutôt que sur les fausses notes qui sortent du piano. Je préfère autant arrêter de l’écouter, surtout qu’elle chante aussi faux que ma tante, c’est réellement un calvaire à vivre au quotidien. Et c’est vraiment quotidien. Pour tante Marie, savoir jouer du piano est une qualité essentielle à une épouse… Allez savoir pourquoi, puisqu’elle-même n’en joue jamais. Elle a même demandé à un professeur de nous enseigner les bases. Aujourd’hui, elle assure le “suivi”, c’est-à-dire qu’elle passe son temps à ronchonner lorsque Léonie ou moi-même appuyons sur la mauvaise touche. Autant dire que je me demande parfois si ma cousine et moi ne faisons pas un concours pour la faire sortir de ses souliers autant que faire se peut.
Une grimace me tord le visage quand je sors de ma concentration et je soupire lourdement avec l’envie folle de lui coincer les doigts avec le couvercle. Il m’est impossible de lire en paix, mais je n’ai pas l’autorisation de mettre un pied dans ma chambre où Julie, ma servante, prépare mes bagages. Paraît-il que je passe mon temps à bougonner et que c’est insupportable. Je n’y peux rien si je me fiche d’embarquer les toilettes livrées de Londres que tante Marie a fait faire sur mesure pour moi. Je préfère emmener livres, babioles et souvenirs de ces dernières années. D’autant plus que les robes sont peut-être jolies, elles seront surtout bien trop habillées pour la campagne, mais aussi trop serrées. J’ai l’impression d’étouffer dans ces corsets, ou que ma poitrine va fuguer alors que je reste coincée avec une tante qui semble pressée de se débarrasser de moi au profit d’un homme que je n’ai jamais rencontré de ma vie. Quelle idée a-t-elle eue là ?
— Le thé est prêt, Mesdemoiselles.
Le Ciel soit loué, mon calvaire prend fin ! Léonie quitte le piano avec un sourire aussi soulagé que moi, ce qui ne l’empêche pas de me tirer la langue et de me couper la route pour entrer dans le second salon avant moi. Je lui laisserais bien la priorité, quoi qu’il en soit, mais elle est toujours dans la concurrence… Qu’elle soit patiente, bientôt, je ne serai plus dans le paysage, de toute façon.
Il y a un peu trop de monde à mon goût, aujourd’hui. Les voisins sont installés sur l’une des banquettes et la femme se lève pour me saluer chaleureusement. La vieille dame du bout de la rue est elle aussi présente, tout comme quelques membres de la famille du défunt mari de ma tante. Il faut croire que mon départ est festif alors que j’ai l’impression de partir au bagne. Une partie de moi ne souhaite pas retrouver le domaine, par peur de l’état dans lequel il pourrait être autant que par les souvenirs fantômes qui s’y trouvent. Je ne peux m’empêcher d’imaginer que la bâtisse n’a plus rien d’une maison sans le Vicomte et son épouse… Quant à ce dernier mot, tante Marie l’a tellement répété qu’il me sort déjà par les yeux. “Vous devez agir comme une future épouse, Rose”, “il est temps de faire de vous une parfaite épouse”, bla-bla-bla. Plus elle évoque ce statut, moins je souhaite me plier à cette volonté. Après tout, lorsque j’aurai vingt-et-un ans, j’aurai le choix de me marier ou non. Aussi, je compte bien garder mon titre et le domaine de ma famille pour moi.
Tout le monde me félicite de rentrer en France maintenant que Napoléon est au pouvoir, d’avoir la possibilité de retrouver mon chez-moi et de me marier, comme si trouver un époux devait être le seul but de ma vie. Évidemment que c’est le cas, j’ai été élevée dans ce seul et unique but, mais le plan n’a pas fonctionné convenablement en ce qui me concerne, car l’idée de devenir la possession d’un homme me révulse plus qu’autre chose.
— Tante Marie, quand ce cirque prendra-t-il fin ? demandé-je discrètement lorsque nous nous retrouvons en tête à tête.
— De quoi parlez-vous, Rose ? Vous savez qu’une jeune femme doit apprendre la patience et garder le sourire en toutes circonstances ?
— J’ai peur que mes joues restent coincées si l’on continue… Il n’y a que vous que la perspective de me marier fait sourire, marmonné-je avec mon sourire coincé.
— Si vous arrivez à vingt-et-un ans sans être mariée, ce serait une catastrophe ! J’imagine déjà la liste des prétendants s’allonger et tenter de convaincre votre jeune et ingénue personne qu’ils seront de bons maris alors qu’ils ne seront intéressés que par votre fortune ! C’est mon devoir de trouver quelqu’un qui vous permettra de retrouver votre rang sans mettre en danger vos possessions !
— Oh je ne doute pas que tout homme qui se présentera pour me faire la cour ne verra que l’argent. Peut-être certains trouveront-ils agréable d’avoir une fille plutôt jolie à leur bras… tant qu’elle se tait. Je sens que je vais beaucoup m’amuser, ironisé-je.
— Si vos parents étaient là, ça fait longtemps que vous auriez été mariée. Je me demande d’ailleurs s’il n’est pas déjà trop tard, soupire-t-elle. Vingt ans et encore célibataire ! Heureusement que le domaine est important, ça compense.
— Quel dommage ! m’esclaffé-je, incapable de prendre cela au sérieux. Puis-je seulement vivre sans un époux ?
— Ah, je vois que vous comprenez enfin la dure réalité de nos vies à nous et j’en suis fort aise. Et puis, vous verrez, avoir un époux a quelques autres avantages, annonce-t-elle comme si elle me faisait une confidence.
— Ah oui ? L’obligation d’obéir est-il un avantage ? La perte de la fortune léguée par mon père en est-il un ? J’ai bien du mal à voir quelconque avantage à un mariage où je ne choisirai pas moi-même mon époux.
— Vous êtes trop insouciante pour choisir ! Un mariage, c’est une affaire de stratégie et de politique. Si votre père n’était pas mort aussi stupidement, vous auriez peut-être eu le loisir de choisir, mais malheureusement, on ne peut plus se permettre ce luxe. Il vous faut un homme riche et puissant, avec des relations impériales mais qui ne soit pas roturier. Bref, la perle rare ! Et Philippe est l’homme qu’il faut pour trouver un tel prétendant. Cessons ces inepties, vous pérorerez tout ce que vous voudrez mais nous avons des invités et il nous faut veiller à ce que ce tea time se termine bien ! Plus d’enfantillages, Rose, d’accord ?
A cet instant, je donnerais cher pour que Léonie nous fasse un petit morceau de piano où chaque note serait fausse, juste pour que tante Marie paie ces quelques mots qui viennent comprimer mon coeur. Mon père n’est pas mort stupidement, il a été exécuté par des monstres. C’est totalement différent. Et puis, en ce qui me concerne, il ne s’agit pas d’inepties, juste de ma vie.
Je me retiens d’éclabousser sa jolie toilette fleurie avec mon thé froid et m’éloigne sans lui répondre, vexée. Je ne suis pas loin de quitter ces petites festivités ridicules et de fuir aussi loin que possible de cette mascarade. Je ne veux pas rentrer à la maison, je ne veux pas qu’on me trouve un mari et je ne veux pas dépendre de ce Philippe avant même d’être mariée.
Je prends d’ailleurs la tangente lorsque j’entends le frère de mon défunt oncle évoquer la victoire de l’Empereur. Je quitte discrètement la pièce, récupère ma cape et quitte la maison. Nul doute que Tante Marie me tapera sur les doigts mais peu importe. Nous partons demain et j’ai des adieux à faire à des personnes à qui je tiens réellement, non à des voisins qui ont passé plus de temps à me dénoncer lorsque je marchais dans leur fleurs ou que je quittais la maison en douce plutôt qu’à réellement apprendre à me connaître.
— Je vois que vous n’en faites encore qu’à votre tête, Mademoiselle Rose.
Je me stoppe alors que je refermais le portillon et soupire en me tournant vers Maxence. L’employé de mon père, fidèle et qui m’a suivie ici, me sourit en me faisant signe de le suivre, et je ne rechigne pas à obéir. A quelques mètres de l’entrée se trouve Ernest, le vieux cheval à la robe Palomino que je monte depuis que je suis arrivée ici.
— Que ferais-je sans vous, Maxence ? le questionné-je en attrapant la main qu’il me tend pour m’installer sur la selle, non sans mal avec ma robe.
— Moins de bêtises, sûrement. Faites attention à vous, surtout, me répond-il de sa voix grave et posée.
Le sourire qu’il m’offre appelle le mien. J’imagine que le contraste entre la blancheur de ses dents et la noir de sa peau y est pour quelque chose… Petite, j’ai posé mille et une questions à mes parents à ce propos, et à Maxence lui-même. De dix ans mon aîné, il était le fils du palefrenier, puis a commencé à travailler pour ma famille. Aujourd’hui, j’ai presque l’impression qu’il fait partie de mon cercle familial. Peut-être est-ce parce que je n’ai plus vraiment de famille, sûrement davantage parce qu’il est toujours là pour moi, jamais dans le jugement. Maxence s’assure de ma sécurité même quand je fais des bêtises, comme à cet instant où, après lui avoir assuré que je serai sage, je pars au galop retrouver mon jardin secret.
C’est aux abords de la rivière que je m’arrête. James est déjà là et s’approche pour m’aider à descendre de ma monture. Ses cheveux roux capturent les rayons du soleil et les tâches qui parsèment son nez droit et fin semblent danser selon les mouvements de sa bouche et de ses yeux rieurs. Le jeune homme n’est pas de ceux que je suis en droit de fréquenter. Il s’agit du fils du cordonnier, mais surtout du garçon qui a été le seul à me faire rire lorsque je suis arrivée en Angleterre après la mort de mon père et la disparition de ma mère. James est un ami fidèle et, malheureusement pour mon petit cœur insouciant, il ne restera que cela.
— Désolée, je suis en retard, mais j’ai eu bien des difficultés à échapper à la surveillance de ma tante, soufflé-je en ôtant ma cape et mes gants.
— L’important, c’est que tu sois là, Rose. Je suis happy de te voir avant ton départ.
— Si seulement il n’y avait pas de départ, soufflé-je en m’installant sur la couverture qu’il a disposée près de l’eau.
— Eh bien, reste avec moi. Nous enfuyons tous les deux en Ecosse, loin de tout ça. Je te ferai heureuse, sois en assurée, me lance-t-il dans un français approximatif qui me fait toujours sourire.
Un soupir passe la barrière de mes lèvres. Si seulement j’avais ce courage ! Je ne devrais même pas envisager la chose, ce serait tout simplement déshonorer ma famille, mon nom… mais je suis persuadée que je serais bien plus heureuse avec James qu’avec n’importe quel homme riche, avec un titre ou du pouvoir… Il faut croire que je n’ai finalement pas tant un comportement rebelle comme pourrait me le faire remarquer Tante Marie, puisque je me refuse à faire cela…
— Je crois que nous allons devoir nous contenter de profiter de cette fin de journée tous les deux, soufflé-je.
Ce sera mieux que rien, non ? Et lorsque j’aurai enfin mes vingt-et-un ans, si James est dans les parages, je reconsidérerai sans doute la chose. Après tout, il est aussi jeune que moi, lui a bien le temps avant de devoir se marier.
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