Chapitre 3
Messire est arrivé
Philippe
Même avec Louis qui fait tout ce qu’il peut pour les divertir, les enfants commencent à trouver le temps long. Et moi aussi, j’avoue. Nous nous sommes entassés dans une calèche pour économiser un peu d’argent car une grosse partie des réserves qui nous restaient est partie dans le paiement d’un breton qui s’occupe de transporter toutes nos affaires au château des Valois. Si tout va bien, il est déjà arrivé et nous retrouverons tout dans le hall. En revanche, s’il a été malhonnête… eh bien, ce sera un vrai nouveau départ. Je ne peux rien changer maintenant. Comme pour le reste de ma vie, les dés semblent jetés et moi, je ne peux que suivre ce que le destin a prévu, sans pouvoir l’infléchir. La dernière fois que j’ai essayé de tout changer en épousant Isabelle, cela s’est terminé en catastrophe. Et depuis, je n’ai plus vraiment l’impression de vivre. Je n’ai même pas été capable de mourir de complications de ma blessure ou de chagrin après le décès de ma femme, comme je le souhaitais à l’époque. J’ai compris depuis que mourir n’était pas la solution, que mes enfants avaient besoin de moi, mais cela n’enlève pas la profonde mélancolie que je ressens dès que je réfléchis un peu à ma vie.
En attendant, je me fais la réflexion que si je dois continuer à vivre, j’aimerais autant que possible que ça ne soit pas dans une calèche. Je ressens chacun des cailloux sur lesquels butent les roues en bois de notre attelage. Et mon séant s’en souviendra un moment, je pense. J’aurais préféré prendre davantage mon temps mais avec les enfants, c’était difficile à imaginer. Et plus on va vite, moins on passe de nuits dans des auberges, ce qui diminue d’autant nos coûts.
— Louis, tu sais si c’est encore loin ? On a passé Fontainebleau comme prévu, je ne comprends pas qu’on n’y soit pas encore, m’agacé-je alors que Marcus se renfrogne quand j’attrape sa main qui cherchait à titiller sa sœur.
— Je pense que nous touchons au but, il était prévu que nous arrivions avant le coucher du soleil. Tu es aussi patient que les enfants, se moque mon ami.
— Comment tu fais pour garder ta bonne humeur, toi ? Tu as perdu toute ton impatience avec ton bras ?
— Je suis en vie, l’ami ! Chaque jour où je peux boire et déguster un délicieux repas est une bénédiction, surtout si c’est en votre compagnie ! Enfin, pas en ce qui concerne la boisson, bien évidemment. Boire, c’est mal, les enfants !
Comme de bien entendu, les deux pouffent, ce qui m’exaspère un peu car je suis incapable de les faire ainsi rire. Je me demande s’ils ne seraient pas mieux sans moi. Si je rejoignais Isabelle dans l’au-delà, Louis s’en occuperait parfaitement et ils seraient sûrement plus heureux. Je n’ai pas le temps de continuer à m’apitoyer sur mon sort car la calèche s’engage sur un petit chemin avant de s’arrêter devant un édifice plus impressionnant que ce à quoi je m’attendais. Nous descendons et restons tous un moment à admirer la résidence des Valois sans qu’aucun mot ne sorte de nos bouches. Quelle splendeur !
Avec le rez-de-chaussée, le manoir s’étend sur trois étages et il y en a sûrement un quatrième sous les toits pour les domestiques. Tout est en pierres grises agrémentées de longues colonnades blanches qui dessinent une structure élancée mais aussi imposante. Les fenêtres sont immenses aussi et j’avoue que je suis charmé par cette demeure qui a beaucoup de caractère. On dirait qu’il y a un bâtiment central, un peu plus ancien, deux extensions plus basses de chaque côté, identiques pour la géométrie du lieu, mais avec des pierres juste un peu plus claires, témoignant d’une construction plus récente. Et enfin, sur le bout du bâtiment, à droite quand on le regarde, une pièce entourée de vitres, un jardin d’hiver ou une serre, je ne sais pas trop. L’ensemble ne semble pas avoir trop souffert de la Révolution même si je vois que certaines vitres sont cassées et ont simplement été remplacées par des planches de bois. Dans le parc devant le manoir, les jardins ne sont pas entretenus à part un espace où poussent des légumes. C’est un domaine dont certains se sont occupés a minima mais qui aurait besoin d’une bonne reprise en mains.
— Est-ce assez Ancien Régime pour tes goûts de luxe ? finis-je par demander à mon ami tandis que Marcus et Jeanne restent collés à moi, hésitant sur la marche à suivre.
— Je dirais que nous pourrons t’éviter sans aucun problème lors de tes journées sombres, mon ami. Ensuite, je considèrerai que le premier arrivé est le premier servi, alors je compte bien aller me trouver un coin tranquille !
— Ah non, je te rappelle que la propriétaire des lieux va bientôt arriver et que ce ne serait pas convenable d’occuper les quartiers qui lui reviennent. Même si je serai bientôt officiellement son tuteur, c’est un droit que je ne m’autorise pas à prendre.
Un couple de domestiques s’avance vers nous et l’homme âgé d’une cinquantaine d’années, une moustache grisonnante qui entoure un sourire discret, prend la parole aussi respectueusement que possible.
— Messires, bienvenue au domaine de Valois. Je suis Augustin, à votre service.
— Ne m’appelle pas Messire, rétorqué-je. Je ne suis pas noble et de toute façon, cela ne se fait plus d'interpeller les gens ainsi. Nos affaires sont-elles arrivées ? Cette dame qui t’accompagne est de ta famille ? Où sont les autres domestiques ?
— Bienvenue quand même. Voici ma femme, Thérèse. Il n’y a plus que notre famille ici pour entretenir le domaine, mon fils est aux écuries et nos deux filles au ménage. Vos affaires ont été montées au premier étage et entreposées dans le couloir.
— Toi et ta femme, vous avez connu Rose, la fille du vicomte de Valois ?
— Bien sûr, sourit Thérèse. Rose a quitté les lieux il y a cinq ans, quelques semaines après la disparition de ses parents.
— Père, nous interrompt Jeanne, je suis fatiguée. Pouvons-nous entrer et nous installer ?
— Attendez, Jeanne. Vous voyez bien que je discute, la rabroué-je sèchement avant de reporter mon attention vers le couple qui nous accueille. Où pensez-vous que l’Héritière préfère s’installer ? Nous prendrons nos chambres en fonction de ça.
— J’imagine qu’elle voudra prendre la chambre de sa mère… Elle y passait beaucoup de temps. Souhaitez-vous que j’installe les enfants en fonction ? Je vais vous préparer la chambre des maîtres.
— Parfait, il faudra aussi une chambre pour mon camarade, Louis. Les enfants, je vous laisse accompagner Thérèse. Vous pouvez prendre un peu de temps pour vous débarbouiller mais je veux vous voir pour le repas. Thérèse, 19h, cela vous va pour le souper ?
Autant j’ai réussi à tutoyer sans souci l’homme que j’aurais pu côtoyer à l’armée, autant cela ne me paraît impossible avec sa femme, qui semble incarner à elle seule cette ancienne France qui subsiste encore malgré tous les efforts des révolutionnaires.
— Bien Monsieur, je vais voir ce que je peux préparer pour nourrir tout le monde. Il me faudra aller au marché dès demain pour remplir quatre estomacs supplémentaires…
— Nous serons bientôt beaucoup plus, soupiré-je. Aimée, la gouvernante des enfants, arrive avec la prochaine diligence. Et ensuite, Rose, sa tante, ses domestiques… Il va falloir vous remettre au travail comme avant. Vous laisserez le message au village que nous embauchons pour faire revivre cette demeure. Ne vous inquiétez pas pour l’argent, Rose a tout ce qu’il faut, il semblerait. Des questions ?
— Non, Monsieur, je vous le ferai savoir si c’est le cas.
Les deux nous font une révérence avant de s’éloigner, accompagnés de mes enfants, ravis de pouvoir enfin se poser. Je me tourne vers les jardins et notamment l’esplanade devant le hall d’entrée, en m’imaginant déjà tout ce qu’il va falloir faire pour remettre en état ce domaine et le rendre attractif pour un éventuel prétendant pour Rose. Il va falloir que je sois vigilant et ne sombrer ni dans l’ostentation, ni dans le trop pauvre. Pas facile. Alors que je me retourne pour pénétrer à mon tour dans la maison, je tombe sur Louis, adossé à la porte, qui me regarde d’un air moqueur.
— Tu attends quoi, là, comme ça ? Pas envie d’aller te reposer dans ta chambre ? Tu me surveilles ?
— Du tout, Messire, ricane-t-il. J’étais en train de m’imaginer à quoi ressemblent leurs filles, parce que Thérèse a de jolis restes. Je sens que je vais bien me plaire ici, moi.
— Messire ? relevé-je. Pourquoi tu t’y mets, toi aussi ? Et arrête de penser à trousser toutes les filles que tu croises. Tu sais qu’il n’y a pas que ça dans la vie ?
— J’en ai bien conscience, mais c’est le plus agréable quand même ! Mieux vaut être ivre de plaisir qu’ivre tout court, non ?
— Ouais, eh bien, n’oublie pas que le domaine est sous ma responsabilité, alors pas de folies ici, d’accord ?
— Bien Messire, à vos ordres, Messire.
— Citoyen Louis, tu commences mal, là ! rétorqué-je en comprenant enfin qu’il se moque de mon attitude. Je vais te mettre de corvée de nettoyage si tu continues ! Alors, enlève-moi ce sourire niais et allons découvrir ce château sans devenir comme ceux qui y ont habité pendant des générations ! Et merci de me rappeler à la vraie vie, ajouté-je en lui tenant la porte pour le laisser entrer. Sans toi, je prendrais vite la folie des grandeurs, n’est-ce pas ?
— Grand Dieu, regarde-moi ce manoir, il y a de quoi, sincèrement ! Dommage que cela ne soit que notre maison d’un moment.
J'esquisse un sourire en l'entendant s'exprimer ainsi. C'est vrai qu'après ce que nous avons connu, c'est luxueux. Mais il a raison, c'est temporaire. Lorsque ma mission sera effectuée, que Rose aura trouvé son mari, il faudra que nous partions. Espérons que d'ici là, nos caisses soient renflouées.
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