Chapitre 4
Les nobles courtisées
Rose
Je lève les yeux au ciel en entendant Léonie marmonner combien cette chambre est minuscule. C’est une éternelle insatisfaite et certainement la personne la plus bougonne que j’ai jamais rencontrée. En toute honnêteté, cette chambre est d’une taille tout à fait correcte pour ma cousine et moi, surtout que nous n’y passerons que la nuit.
— Cesse-donc de te plaindre, tu as un toit et un lit pour la nuit, soupiré-je tandis que Julie dépose ma tenue de nuit sur mon lit.
— Je ne comprends pas pourquoi ma mère nous force à partager une chambre ! Tu te rends compte de ce que ça signifie par rapport à notre rang ?
— Il ne restait pas assez de chambres, que veux-tu. Ne te plains pas, elle aurait très bien pu te faire dormir aux écuries, histoire que ton humeur massacrante ne déteigne pas sur moi.
— Excuse-moi si je ne suis pas aussi heureuse que Madame ! Je n’ai pas un domaine qui m’attend, moi. Je ne comprends pas pourquoi je ne pouvais pas rester en Angleterre ! Il suffisait de me trouver un chaperon.
— J’imagine que ta mère a bon espoir que tu te trouves un parti intéressant ici, au moins elle ne t’aura plus dans ses jupons, me moqué-je, faisant rire discrètement ma servante.
— C’est toi qui vas devoir trouver un bon parti, ma pauvre. Parce que ma mère a tellement peu confiance en toi qu’elle veut choisir tant qu’elle peut, et grâce à elle, tu vas rester coincée avec un vieux croulant jusqu’à la fin de ses jours !
— Parce que tu penses sincèrement qu’elle te laissera te marier avec qui tu le souhaites ? m’esclaffé-je. Tu seras bientôt dans la même situation que moi, ma pauvre, et tu te retrouveras à convoler avec le fils borgne du vieux qui vient lui faire la cour tous les mardis sous prétexte d’un thé. Tu feras moins la maligne à ce moment-là.
— Elle ne ferait pas ça à sa propre fille, quand même ! s’indigne Léonie.
J’éclate de rire en quittant la chambre, la laissant à ses préoccupations d’adolescente. Léonie est une vraie petite noble capricieuse. Je trouvais cela drôle lorsqu’elle était enfant, aujourd’hui je prie pour que son futur époux ait les épaules solides pour la supporter. Tante Marie l’a sans doute bien trop gâtée… J’espère ne pas être comme elle, même si j’ai conscience d’avoir parfois un sacré caractère.
Lorsque j’arrive au salon où ma Tante est installée, la clochette sonnant l’heure du souper retentit. Marie se lève et fronce les sourcils en constatant que je suis seule.
— Léonie termine de se préparer pour le dîner, l’informé-je en me dirigeant vers la salle. Savez-vous quel est le menu ? L’odeur est… particulière, non ?
— Je pense qu’ils vont nous servir une de leur spécialité à la bière… Ces rustres s’enorgueillissent de pouvoir en mettre partout et ils le prouvent à chaque occasion, soupire-t-elle. Espérons qu’ils ne s’alcoolisent pas trop et nous laissent tranquilles. J’ai déjà dû repousser plusieurs malandrins qui s’approchaient de trop près.
— Vous devriez être flattée d’être encore courtisée, ma tante, souris-je en m’asseyant. Qui sait, peut-être pourriez-vous vous trouver un nouveau mari.
— Ah si seulement, mais ces malotrus n’en voulaient qu’à notre argent, Rose. A mon âge, je n’ai plus ce charme que vous arborez avec simplicité.
— Et qu’en est-il de Léonie ? Quand comptez-vous la marier ?
— Rien ne presse, elle est encore jeune. Et je garde toute autorité sur elle même après sa majorité. Je crois qu’un Lord anglais sera parfait. Elle trouvera ainsi sa place dans la haute société londonienne.
J’acquiesce en me retenant de lever les yeux au ciel. J’imagine bien Léonie en parfaite petite épouse, organisatrice de soirées et autres mondanités où l’on s’ennuie à mourir, où ils ne faut pas boire, pas trop manger, sourire, se tenir droite, danser, faire mine de s’amuser, rester polie et avenante, j’en passe et des meilleures…
Je me souviens des bals que ma mère organisait chez nous. Tout ce monde vêtu de ses plus beaux habits, ces sourires crispés, ces conversations inintéressantes… Petite, j’aimais me cacher dans la pièce pour espionner plutôt que dormir… mais quand mes parents ont souhaité m’introduire dans leurs soirées, j’aurais largement préféré aller me coucher.
— Que savez-vous de ce Philippe, ma tante ? Je n’ai pas souvenir de l’avoir déjà vu, ou peut-être lorsque j’étais enfant ?
— Je sais que votre père avait totalement confiance en sa fidélité. Il faut dire qu’il lui a sauvé la vie. Sans votre père, ce Philippe ne serait plus de ce monde. Et dire qu’il n’était qu’un pauvre petit mécréant ! Je n’ai jamais compris pourquoi mon frère a tant voulu l’empêcher de mourir, mais au moins, désormais, il peut rendre la pareille. Si j’ai bien compris, il a combattu pour Buonaparte et maintenant, il a des relations avec toute la haute société. Il va accomplir sa mission avec honneur, j’en suis certaine. Vous avez sûrement dû le voir quand vous étiez toute gamine, mais ça ne m’étonne pas que vous ne vous en souveniez plus.
— Il a combattu pour… Oh, soufflé-je avant de grimacer. Je sens que nous allons très bien nous entendre, lui et moi. Et il s’agit d’ironie, au cas où vous ne l’auriez pas perçu dans le ton de ma voix. Je n’ai aucune envie de vivre sous le même toit que cet homme.
— Eh bien, il faudra vous dépêcher de vous marier et il pourra repartir de là où il vient. Ce n’est pas si compliqué que ça, vous voyez.
— Ça ne vous fait rien de savoir qu’il est sans doute déjà au domaine où votre frère a vécu ? Qu’il a pris possession des lieux alors qu’il aurait pu être son bourreau ? grincé-je.
— Ne dites pas de bêtises ! Philippe n’aurait jamais fait de mal à son bienfaiteur. Et il faut croire qu’il a su faire les bons choix vu où il en est désormais. Je suis confiante sur ses capacités à vous trouver un bon parti. Un vrai noble qui préservera votre honneur et vos titres.
Je ne peux m’empêcher de rire avec dédain. Marie veut simplement ne plus avoir à gérer une fille supplémentaire. Surtout moi qui ne me laisse pas faire et qui ne me gêne pas pour remettre en question tout ce qui peut l’être.
— Un noble ? Dois-je vous rappeler que ce cher Philippe a combattu pour l’homme qui a aboli la noblesse ? Et vous pensez sincèrement qu’il va me marier à un noble ? Je l’imagine davantage me coller dans les bras d’un paysan quadragénaire et veuf ou de l’un de ses compagnons d’arme, comme récompense pour avoir aidé son Empereur à tuer ceux qui se rebellaient.
— Grâce à l’Empereur, nous pouvons rentrer, il est en train de normaliser les choses. Il vient d’épouser Marie-Louise d’Autriche pour ne plus être un simple homme du peuple, tout Empereur qu’il est. Dommage qu’il ne vous ait pas choisie. Le titre d’Impératrice vous aurait bien convenu, ajoute-t-elle en souriant en coin. Mais bon, je suis trop ambitieuse. Même un baron ou un seigneur fera l’affaire, tant qu’il est noble. Vous pourrez ainsi transmettre le titre à vos enfants et le domaine sera sauvé. Je dois bien ça à mon frère.
— Grâce à l’Empereur ? marmonné-je en la dévisageant. Parce qu’il faudrait l’en remercier, en plus ?
— Il est quand même en train de mettre derrière nous cette horrible révolution ! Il faut vivre avec son temps, ma chère nièce, et pas dans le passé. L’heure est à l’Empire !
— Eh bien, si vous avez oublié que votre frère a été tué pendant cette révolution, grand bien vous fasse. Pour ma part, ce n’est pas le cas, d’autant plus que ma mère a disparu, elle aussi.
Je me lève et quitte la table, manquant de bousculer ma cousine au passage, et sors de la salle pour rejoindre une terrasse qui semble avoir bien vécu. Mes talons accrochent des trous entre les pierres et, malgré la pénombre qui s’installe tranquillement, je perçois les mauvaises herbes qui y ont élu domicile. Ce que je n’ai pas vu, en revanche, c’est l’homme qui me fait sursauter en s’accoudant à la rambarde à mes côtés. A bonne distance, il allume un cigare et se garde bien d’entamer la conversation. Je pourrais l’en remercier, si je n’avais pas conscience qu’il s’agit de l’homme qui était installé à la table à côté de la nôtre et qu’il a forcément entendu une partie de notre conversation. De ce fait, je dois avouer que je n’ai aucune envie de répondre à sa curiosité ou l’entendre se permettre quelconque jugement.
— Vous auriez dû rester à table. Si mon échange avec ma tante vous a diverti, je peux vous garantir que sa fille vaut le détour, dis-je finalement en me tournant dans sa direction.
Il est plutôt agréable à regarder, je dois en convenir. Je ne lui donnerais que quelques années de plus que moi. Ses cheveux blonds sont coiffés vers l’arrière et ses yeux bleus sont mis en valeur par de longs cils. Le sourire qu’il m’offre est lui aussi plutôt sympathique.
— Excusez-moi, Madame, mais il est vrai que votre échange était divertissant. Votre tante est une opportuniste, on dirait, alors que qu’il me semble que vous avez de vraies valeurs. Je suis Edouard de Quincampoix, pour vous servir, ajoute-t-il en inclinant légèrement la tête.
— Les valeurs sont surfaites, Edouard de Quincampoix, voilà la réponse que vous offrirait ma tante. Le plus important, c’est d’assurer son avenir et de faire ce que l’on attend de soi. Rose de Valois, nièce rebelle et jeune femme à marier, paraît-il.
— À marier ? C’est ça, l’avenir d’une rebelle ? C’est bien étrange, si vous voulez mon avis. Vous rentrez aussi d’Angleterre ? Le mariage de l’Empereur a rassuré votre tante ?
— Il faut croire qu’elle est rassurée, oui… Quant à mon avenir, vous l’avez entendue, non ? J’ai un domaine à léguer à mes enfants. Du moins, un domaine qui ne m’appartiendra jamais puisque mon mari en aura la possession, et notre fils aîné après lui.
— Je suis sûr que charmante comme vous l’êtes, non seulement vous aurez des enfants magnifiques mais vous saurez mener à la baguette l’heureux homme qui vous aura comme épouse. On vous a déjà dit que vous étiez très belle ?
J’essaie de rester de marbre face à son compliment, même si j’avoue qu’il est parvenu à me flatter, d’autant qu’il semble sincère.
— Le problème n’est pas mon attitude en tant qu’épouse, mais surtout de savoir quel homme pourra supporter une femme qui ne dit pas “Amen” à tout. Bref, avez-vous conscience que ma tante et son opportunisme seraient capable de crier au scandale de nous voir échanger tous les deux sans chaperon ? D’ici à ce qu’elle vous demande de m’épouser, il n’y a qu’un pas, ris-je.
— Je peux penser à des châtiments bien pires ! rigole-t-il. Mais je ne vais pas vous importuner plus longtemps. Au plaisir de vous recroiser, charmante Rose dont je cueillerais bien agréablement la fleur.
Je l’observe quitter la terrasse après m’avoir fait une petite révérence et soupire en repensant à ses derniers mots. Les hommes sont-ils tous intéressés seulement par un titre, un physique ou une dot ? Toujours est-il que mon envie de mariage ne s’est pas accrue au contact de cet homme pourtant physiquement attrayant et plutôt charmant, au demeurant, tant qu’il n’a pas eu la bonne idée de parler de ma fleur…
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