Chapitre 6
Retour au bercail
Rose
Je savoure l’étreinte d’Augustin sans gêne aucune, ravie de le retrouver. Mon regard se porte derrière lui, espérant pouvoir profiter de celle de son épouse et surtout curieuse de voir comme leurs enfants ont grandi, mais personne d’autre n’est présent, pour le moment. En revanche, difficile de passer à côté de l’état de délabrement de la maison qui m’a vue naître… Certaines fenêtres sont barricadées par des planches de bois, l’escalier qui mène à l’entrée est ébréché, de mauvaises herbes ont élu domicile un peu partout… Le domaine a perdu de sa superbe avec la Révolution, et cela me chagrine énormément. Maman aimait tellement ce lieu et j’y ai tant de souvenirs joyeux en sa compagnie que ma gorge se serre d’imaginer la peine qu’elle ressentirait en découvrant ce que le temps a fait à notre chez-nous.
Je finis par lâcher le vieux bonhomme toujours aussi chaleureux et monte les marches sans accorder un regard à quiconque, presque hypnotisée par ces retrouvailles avec mon passé. Je suis chamboulée par diverses émotions, la principale étant la tristesse de fouler ce sol sans mes parents. Je ne peux m’empêcher de faire un détour par le bureau de mon père, près de la salle de bal, et suis soulagée de voir que rien n’a bougé ici. Quand Tante Marie m’a dit que mon tuteur serait déjà là lorsque nous arriverions, j’ai eu peur qu’il investisse rapidement les lieux, mais non… Une feuille tachée d’encre trône encore sur le bureau, l’odeur de cigare imprègne encore les tissus. Il me suffit de fermer les yeux pour l’imaginer me faire signe de m’installer sur la banquette tandis qu’il rédige je ne sais quel document dans son fauteuil et m’interroge sur ma lecture du moment.
Je rouvre les yeux en sentant une larme humidifier ma joue, la balaie d’un revers de main et quitte la pièce avant de me laisser submerger par les émotions. Tante Marie est assise sur le fauteuil de Maman, au salon, et je grince des dents en le traversant. Ce cher Philippe, du moins j’imagine qu’il s’agit de lui, cesse de parler lorsque je passe, et m’observe me diriger vers le jardin d’hiver. Il est plus jeune que ce que j’imaginais, mais ses propos m’ont d’entrée refroidie. Si j’étais déjà frileuse à l’idée de dépendre d’un homme que je ne connais ni d’Eve, ni d’Adam, je dois avouer que l’entendre louer la bonté de l’Empereur me le rend bien moins agréable.
Je referme les portes dans mon dos lorsque j’entends Marie m’interpeller et hume l’air ambiant. Je crois que Thérèse a essayé de garder les fleurs de Maman en vie, mais il y a beaucoup de mauvaises herbes qui les étouffent. J’ai déjà hâte d’aller voler des gants aux écuries pour m’en occuper, ces pauvres rosiers en ont bien besoin.
Le jardin d’hiver n’est pas très grand, mais une table y est installée et nous aimions beaucoup y déjeuner. Pour ma part, mon lieu favoris reste la banquette où je me posais pour observer ma mère jardiner, mais je n’y restais pas bien longtemps puisqu’elle me faisait régulièrement participer.
Je me faufile entre deux rosiers et me stoppe en constatant que je ne suis pas seule. L’épouse d’Augustin et une jeune fille que je ne connais pas sont en train de cueillir quelques roses blanches. Il ne faut pas bien longtemps à Thérèse pour me repérer et, comme il y a peu, avec son époux, je me retrouve enfermée dans une étreinte chaude et réconfortante.
— Je suis heureuse de te revoir, Thérèse. Tu sembles en pleine forme !
— Oh ma belle Rose ! Vous revoilà ! Que je suis heureuse ! Et que vous avez embelli ! Vous êtes superbe !
— Merci, Thérèse, soufflé-je en sentant mes joues rougir. Tu nous présentes ?
— Eh bien, voici la petite Jeanne. C’est la fille de votre tuteur qui nous a rejoints il y a quelques jours. Elle aussi est mignonne, vous ne trouvez pas ?
— Bonjour Madame, fait la jeune fille en faisant une petite révérence.
— Oh, je t’en conjure, appelle-moi Rose et garde les “madame” pour ma tante, souris-je avant de me tourner vers le salon où cette dernière discute encore avec ce fameux Philippe. Je ne savais pas que mon tuteur était marié et avait un enfant.
— Ma maman est partie au ciel… et il n’a pas un enfant mais deux. J’ai un horrible petit frère, ajoute-t-elle, précieuse.
— Oh… Je suis confuse, pardonne ma maladresse… Je suis désolée pour ta mère, crois-moi bien, je comprends ta peine. Heureusement, il te reste ton père. Et ce petit frère horrible !
— Il n’est pas si horrible que ça, me reprend Thérèse. Il n’a juste pas connu sa mère. Pauvre petit Marcus.
— C’est un garçon, il est forcément un peu horrible, soufflé-je en lançant une oeillade complice à la jeune Jeanne.
— Toi aussi, tu as un petit frère qui t’embête tout le temps ?
— Malheureusement, non, mais j’ai bien l’impression que le tien finira par m’agacer comme il semble le faire avec toi. Le domaine te plaît ? Vous êtes bien installés ?
— On vit dans un château ! Un vrai ! C’est comme dans les histoires qu’Aimée nous lit le soir ! Et Thérèse m’a dit que j’étais dans la chambre que tu avais quand tu étais petite. Tu ne vas pas me la reprendre ? me demande-t-elle, inquiète.
— Bien sûr que non… Où m’avez-vous installée, Thérèse ? demandé-je malgré tout.
— Dans la chambre de votre mère, c’est la plus confortable. Vous allez être voisines avec la jeune Jeanne, si cela vous convient.
La chambre de ma mère. Un sourire emprunt de tristesse fleurit sur mes lèvres mais je m’interdis de plonger dans mes souvenirs à cet instant. Pourtant, je pourrais conter je ne sais combien d’anecdotes de Maman et moi dans cette pièce, alors qu’elle se préparait pour un bal ou simplement pour le dîner. L’une des fenêtres donne sur le toit du jardin d’hiver et, l’été, lorsque les battants sont ouverts, l’on peut sentir les roses et autres fleurs magnifiques jusqu’à sa chambre… qui est maintenant mienne.
— Très bien, alors j’espère que mon ancienne chambre te plaît, Jeanne, souris-je alors que Tante Marie nous rejoint dans la pièce, un regard peu amène figé dans ma direction.
Oui, je sais, je suis une vilaine fille, je devrais être sagement installée dans le salon avec mon tuteur et parlementer de choses qui vont me priver de tout droit de penser ou d’émettre une opinion. Je devrais l’entendre me dire ce qu’il compte faire de cette maison qu’il va occuper jusqu’à mon mariage, de son plan pour me faire convoler, voire de prétendants auxquels il aurait déjà pensé… Voici donc pourquoi j’ai fui cette pièce.
— Un souci, ma chère Tante ? Vous semblez quelque peu contrariée.
— On dirait que vous ne savez pas ce que c’est que l’éducation, Rose, me réprimande-t-elle. Vous avez oublié vos manières ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, je me présente à cette charmante jeune fille et profite de mes retrouvailles avec Thérèse.
— Vos devoirs sont envers Philippe, pas les domestiques ou les enfants, voyons. Heureusement qu’il n’est pas noble, il n’a pas eu l’air de trop remarquer votre absence, mais les gens de notre… Enfin, comme nous, n’auraient pas accepté cet affront ! Vous jouez avec le feu, Rose.
Je laisse échapper un gloussement volontairement bruyant tout en entrant dans la salon, et ne baisse absolument pas la voix, même si j’ai conscience que le dénommé Philippe m’entendra.
— Quels devoirs ai-je donc envers lui ? Que souhaitez-vous que je lui dise ? Comment suis-je censée échanger avec un homme que je ne connais pas et qui va diriger ma vie sous prétexte que, parce que j’ai le malheur d’être née avec une poitrine et tous les attributs d’une femme, je suis incapable de me gérer et de gérer le domaine qui m’appartient ?
— Vous avez le devoir de le respecter ! Il va devenir votre tuteur, c’est un peu comme votre père de substitution. Vous vous rendez compte que vous donnez l’impression d’être une de ces aristocrates qui n’a rien compris à la Révolution ? Les temps ont changé, vous n’avez plus les moyens de jouer à la jeune fille gâtée !
— Et si j’ai simplement eu envie de retrouver la maison où j’ai grandi, les lieux qui me rappellent mes parents ? Si j’ai simplement envie de faire passer ma petite personne avant le devoir rien qu’une petite heure ? Est-ce si terrible que ça ? Le monde risque-t-il de s’écrouler ? la questionné-je avant de me tourner en direction de Philippe et de lui faire une révérence. Monsieur, veuillez m’excuser pour mon attitude inadmissible et affreusement irrespectueuse.
— Ne vous inquiétez pas, Rose, je comprends que vous soyez un peu bouleversée.
— Vous voyez, Tante Marie, Philippe est très compréhensif, souris-je en les gratifiant d’une nouvelle révérence. De ce fait, vous m’excuserez mais je vais faire un tour aux écuries ainsi qu’au jardin. Bonne discussion à vous.
Je leur souris tout en reculant, puis fais demi-tour et quitte le salon sans vraiment leur laisser le temps de me répondre. J’entends bien ma tante m’appeler mais je suis déjà sur la parvis de la maison. Je dévale les quelques marches et m’échappe rapidement avec l’espoir de retrouver ma jument, Lune, et sa robe couleur crème. Je m’arrête brusquement à quelques mètres des écuries en apercevant Léon, le fils de Thérèse et Augustin. Il a mon âge, alors je ne peux que constater que mes cinq ans loin d’ici l’ont changé autant qu’il m’ont changée, moi. C’est un beau jeune homme qui ressemble énormément à son père. Il est en train de brosser Lune sous l'œil attentif de Maxence, mon homme à tout faire, qui me sourit lorsqu’il me remarque et me fait signe de les rejoindre.
En constatant la façon dont Léon me regarde, je suis satisfaite de comprendre que j’ai trouvé une façon d’agacer ma tante et mon tuteur… Le jeune homme semble sous le charme et je compte bien en jouer si cela s’avère nécessaire. En attendant, c’est Lune que je retrouve avec plaisir et je ne prends même pas le temps de me changer avant de la monter pour aller faire une balade. J’ai besoin de m’aérer l’esprit, de faire le tour du domaine et d’être un peu seule pour digérer que mon chez-moi a bien changé en quelques années et qu’il ne sera plus jamais le même maintenant que la voix de ma mère ne résonnera plus dans le salon pendant qu’elle joue du piano, ou que les pas de mon père ne se feront pas entendre alors qu’il quitte enfin son bureau.
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