Chapitre 7
Le tuteur explosif
Philippe
Je regarde le petit homme rondouillard qui est assis au bureau et qui écrit à la plume d’une manière très appliquée, presque en tirant la langue, ce que je trouve assez comique. J’esquisse un sourire que je range rapidement quand j’ai la mystérieuse impression que le couple sur le grand portrait qui domine la pièce me réprimande pour mon manque de sérieux. Je crois qu’il s’agit des grands-parents de Rose, vu leurs habits démodés et la couleur assez sombre du tableau. Mon regard est attiré par Marie, assise en face du notaire mais dont l’attention est entièrement dirigée vers moi. Il faut dire qu’on commence à bien se connaître car nous avons beaucoup échangé ces derniers jours tandis, que sa nièce s’est faite d’une discrétion quasi absolue.
— Rose est au courant que vous repartez dans l’après-midi avec Monsieur Honoré ? lui demandé-je. Je pensais qu’elle serait là pour la signature de l’acte qui me désigne officiellement en tant que tuteur.
— J’imagine qu’elle va nous rejoindre, je lui ai demandé d’être présente, mais j’ai eu beau m’acharner à tenter d’avoir de l’autorité sur elle durant ces cinq dernières années, elle n’en a fait qu’à sa tête…
— Eh bien, j’ai l’impression que vous me faites un cadeau empoisonné ! grimacé-je. Et je sens que la mission de lui trouver un mari avant ses vingt-et-un ans ne va pas être une sinécure. Si j’y parviens, j’aurais vraiment la rente de dix mille francs dont vous m’avez parlé ?
— De toute évidence, elle sera bien méritée. Rose a juste besoin qu’un homme la prenne en main, elle a les bases de l’éducation, mais elle s’est rebellée à la mort de son père…
— Je l’ai indiquée, nous interrompt la petite voix toute fluette, en complète opposition à la silhouette de Monsieur Honoré. Mais il faut que le mariage ait lieu avant ses vingt-et-un ans ou, au plus tard, le jour de son anniversaire. Sinon, c’est caduque.
C’est une petite fortune qui me permettra de vivre tranquillement pendant les prochaines années et cet arrangement me satisfait, même si la liste des critères que m’a donnés Marie est longue comme mon bras.
— En tant que tuteur, Monsieur Honoré, je peux l’obliger à épouser qui je veux, c’est bien ça ? Ou faut-il qu’elle donne son accord ?
— La vicomtesse n’a pas à donner son accord avant ses vingt-et-un ans, elle n’est, selon la loi, pas encore civilement responsable. Vous faites figure d’autorité et êtes décisionnaire, Monsieur.
— Mais si je choisis quelqu’un qui ne lui plait pas, elle n’est pas obligée de dire oui à la cérémonie et cela mettra en échec tout le processus, c’est bien ça ? C’est complexe, votre affaire.
— Les apparences sont importantes pour les jeunes femmes prêtes à être mariées. Si cela devait arriver, Mademoiselle Rose sait très bien qu’elle n’aurait plus de prétendant par la suite. Il y a peu de chance que cela se produise.
Peu de chance mais si elle refuse de se marier, ça pourrait lui permettre d’être tranquille un moment. Et franchement, vu la fortune et le domaine, je ne crois pas que cette pause serait très longue avant que des hommes reviennent à la charge. Il va donc falloir que je la joue fine et que j’essaie de trouver quelqu’un pour qui elle ne pourra pas dire non.
Monsieur Honoré a finalisé son écrit et tend une autre plume à la tante de Rose qui appose sa signature avec beaucoup d’application. J’avoue que je suis moins habitué à tout ça et je prends le temps de lire chaque phrase notée pour être sûr de ne pas m’engager dans quelque chose où je ne serais pas d’accord, mais l’acte semble tout ce qu’il y a de plus légitime. Je mets donc mon paraphe sur le document et Monsieur Honoré s’empresse de sécher l’encre avec un buvard avant de tout ranger dans sa sacoche.
— Vous paierez mes honoraires à mon cabinet, Dame Marie ? demande-t-il de sa toute petite voix si comique.
Elle émet un petit rire et je me demande ce que ces deux-là vont faire ensemble une fois qu’ils seront à l’abri des regards indiscrets. Ce n’est pas mon problème et je les laisse donc roucouler en reprenant ma réflexion sur la liste de prétendants que j’ai commencé à élaborer. Il faut absolument que je parle avec la jeune femme pour affiner mes choix mais elle me fuit encore et toujours. Ne la voyant pas durant le repas, je suis obligé d’attendre le moment du départ de tous nos invités de marque pour enfin croiser son chemin. Je ronge mon frein le temps des adieux qui s’éternisent un peu trop à mon goût et je ne serais pas surpris d’apprendre qu’elle sent mon agacement et fait tout pour l’exacerber. Une fois les calèches parties, elle cherche à s’esquiver à nouveau mais je l’apostrophe pour la retenir.
— Rose, attendez. Nous avons à discuter. Je vous prie de bien vouloir me retrouver dans une heure dans le bureau. Ceci est non négociable, est-ce clair ?
— Dans une heure ? Je suis désolée, j’ai prévu de participer à l’atelier peinture que donne votre gouvernante aux enfants, Monsieur.
— Eh bien, l’atelier est annulé. Vous les en informerez et leur direz que c’est à cause de vous. A tout à l’heure, Rose, conclus-je sobrement avant de me diriger vers le bureau, en notant avec plaisir son air courroucé.
A l’heure dite, alors que je patiente dans le bureau, elle n’est bien entendu pas présente et je soupire tant elle est prévisible. Je suis convaincu qu’elle va venir, elle connaît les limites que peut prendre son insubordination, et je fais mine de ne pas remarquer son retard lorsqu’elle frappe à la porte et que je lui signifie d’entrer.
— Mes excuses, la compagnie de vos enfants était si agréable que j’en ai oublié cette entrevue, me lance-t-elle tandis que son regard vogue dans la pièce.
Elle entre sans même me lancer un regard et s’assoit sur la banquette qui se trouve sur le côté en me tournant ostensiblement le dos. Cela me permet de l’observer plus que je n’ai pu le faire ces derniers jours et je reconnais que la demoiselle ne va repousser aucun prétendant. Au contraire, même de dos, je ne peux que constater qu’elle est magnifique. Ses longs cheveux châtains clairs descendent en cascade le long de son dos qu’elle tient bien droit, de manière altière. Et j’ai noté ses courbes bien mises en valeur par sa robe qui, même si elle reste simple, n’est pas une simple robe de paysanne. Il y a des froufrous un peu partout et elle l’a agrémentée d’un petit châle qu’elle serre autour de ses épaules, comme si elle avait froid.
— Vous comptez me parler comme ça, sans me regarder ? l’attaqué-je d’entrée, agacé par son comportement puéril.
— Pourquoi pas ? Puisqu’en tant que tuteur, vous allez agir sans me demander mon avis, à quoi sert cet entretien, dites-moi ? Et pourquoi devrais-je vous gratifier de mon attention ?
— Eh bien, si je dois prendre votre avis, il faut qu’on parle. Mais je ne suis pas du genre à m’adresser à un dos. La politesse, c’est quelque chose que vous avez oublié en Angleterre ? Si vous voulez qu’on échange sur vos prétendants, je vous saurais gré de vous tourner vers moi.
— Des prétendants, hein ? m’interroge-t-elle en se levant pour me faire face. Seront-ils du même acabit que votre ami qui tripote tout ce qui bouge dans ma propriété, dites-moi ?
— Peut-être que ça vous ferait du bien d’être tripotée, si vous voulez mon avis. Vous croyez quoi ? Que parce que vous êtes née noble, vous avez le droit de me traiter comme un malandrin ? Je vous rappelle que désormais, c’est moi, votre tuteur, et que vous me devez respect et obéissance.
Pour appuyer mes dires et éviter d’être en situation d’infériorité, je me lève à mon tour et la domine de toute ma carrure. Cependant, loin de l’impressionner, cela semble aviver son désir de rébellion.
— Je n’ai jamais traité personne comme un malandrin, Monsieur, mais j’ose avouer qu’en ce qui vous concerne, je ne sais pas vraiment comment je vais réagir. Si vous pensez que je vais courber l’échine et vous obéir au doigt et à l'œil, vous vous trompez lourdement. Je ne suis pas une gamine écervelée, incapable de réfléchir par elle-même et qui ne vit que pour être une épouse et une mère parfaite. Alors, je vous souhaite bon courage pour me trouver un mari.
— Vous épouserez l’homme que je choisirai, un point c’est tout, affirmé-je en montant le ton pour ne pas la laisser prendre le dessus. Pas besoin de courage, il faut juste que je réussisse à convaincre quelqu’un d’assez fou pour venir vous faire la cour et ne pas s’offusquer de votre manque de manière. Vu comment notre échange se déroule, il va falloir que je m’oriente vers des hommes à poigne qui sauront dompter votre caractère de gamine mal élevée.
— Je vous interdis de faire offense à la mémoire de mes parents ! Je ne suis pas mal élevée, Monsieur, je suis simplement élevée d’une façon que les hommes d’aujourd’hui n’apprécient pas, vous le premier puisque vous ne supportez pas que je puisse avoir le dernier mot. Elevez-vous donc votre fille de telle sorte à ce qu’elle ne puisse réfléchir par elle-même ? Qu’elle soit dépendante d’un homme durant toute sa vie ?
— Je ne vous permets pas de parler de ma fille ! crié-je en m’énervant. Je l’élève comme bon me semble et là, je vous rappelle que c’est moi qui joue le rôle de vos parents ! L’aristocratie qui domine tous les autres, c’est fini, il va falloir vous y faire. Alors, je ne veux plus entendre une seule de vos jérémiades, Citoyenne, la cinglé-je en utilisant volontairement ce nom qui la fait grimacer. Et je plains celui qui vous mettra dans son lit. Avec un discours comme le vôtre, je pense que ça ne sera pas une partie de plaisir !
— Bien sûr, l’aristocratie ne domine plus, mais l’homme domine toujours la femme, hein ? Croyez-moi bien, je prie chaque soir pour qu’aucun homme ne veuille me mettre dans son lit. Du moins, aucun de ceux à qui vous pourriez vouloir donner ma main, parce qu’en dehors de cela, je connais des hommes qui ne diraient pas non à partager ma couche et n’ont pas peur d’être émasculés par une femme sous prétexte qu’elle ne dit pas “oui” à tout ce qu’on lui impose !
Je sens la rage monter en moi devant son insistance à vouloir s’imposer et me manquer ainsi de respect. Je m’apprête à lui adresser une nouvelle remarque cinglante quand la porte s’ouvre et que Louis fait son apparition, la mine inquiète.
— Quoi ? aboyé-je vers lui. Tu ne vois pas que je suis occupé ?
— Vous êtes vraiment terrible, s’esclaffe la vicomtesse. Tant d’amabilité même avec votre ami, c’est vraiment rassurant.
— Je suis désolé de te déranger, Philippe, mais j’ai besoin de te parler, c’est extrêmement urgent.
— Tu veux me parler de quoi ? demandé-je en jetant un regard noir vers la brune qui semble s’amuser de la situation.
— En privé, l’ami. La gamine peut attendre quelques heures de plus.
Je soupire et me questionne sur la raison de son intrusion. Le connaissant, vu son air, ça cache quelque chose.
— Rose, nous reprendrons notre discussion plus tard. Je vous convoquerai. Vous pouvez disposer.
— Je serai ravie de répondre à votre convocation, nul doute que la gamine aura mieux à faire que d’écouter vos récriminations et consignes, lance sèchement cette dernière en quittant la pièce, visiblement agacée.
Je soupire et me dis que ça promet pour la suite vu comme cette première discussion s’est déroulée. Je la suis du regard et note à nouveau ses jolies courbes mais Louis me sort de mes réflexions.
— Tu ne peux pas partir au conflit comme ça avec elle, tu n’arriveras à rien de cette manière, Philippe.
— Elle fait tout pour me provoquer ! Je ne vais quand même pas me laisser faire et m’écraser parce qu’elle est noble et que je ne suis qu’un roturier !
— Ce n’est pas ce que je dis. Je te suggère juste de ne pas répondre à ses provocations puisque c’est tout ce qu’elle attend.
— Ecoute, c’est moi le tuteur et je gère comme bon me semble. Tu nous as dérangés pour quelle raison ? Ne me dis pas que c’était simplement pour me dire de me calmer ?
— Bien sûr que si ! On vous entendait depuis le salon, Philippe, et les enfants n’ont pas vraiment apprécié ces cris… De toute façon, cet échange était totalement stérile, elle ne t’écoutait pas et tu t’énervais de plus en plus.
— Il va falloir que tu m’aides, Louis. Tu imagines que je dois trouver un mari pour cette furie ? A part son décolleté, je n’ai pas beaucoup d’arguments à vendre.
— Son intelligence ? Sa répartie ? Eh bien, il va falloir jouer sur le décolleté.
— Je sens que ça va être encore pire que de se battre pour l’Empereur… Merci Louis, je crois que tu m’as empêché de faire une bêtise.
Il me fait un sourire et même si je lui ai un peu crié dessus à son arrivée, il ne m’en veut pas. C’est ça, un véritable ami.
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