Chapitre 8

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Le guindé et la délurée

Rose

Je grimace alors que Julie resserre les lacets de ce fichu corset dont je rêve de me débarrasser. Inutile de dire que j’ai hâte d’aller rendre visite à la couturière de ma mère pour avoir quelques robes bien moins élaborées que celles que Tante Marie m’obligeait à porter. Je ne rêve que de simplicité et de légèreté, et s’il n’y avait pas tant de monde ici, je serais bien descendue en robe de chambre pour petit-déjeuner dans le jardin d’hiver. Malheureusement pour moi, il y a quantité d’inconnus à la maison et, si j’ai réussi à éviter le dîner, hier, prétextant une migraine, je ne vais pas pouvoir éviter les petites réunions autour du repas éternellement. Cependant, ma convocation d’hier m’a clairement fait comprendre que le fameux Philippe et moi-même ne serons sans aucun doute jamais amis. A vrai dire, je pense que je vais avoir bien du mal à l’apprécier, cet homme…

— Doucement, Julie, pas besoin de faire ressortir ma poitrine à outrance, je doute qu’un quelconque prétendant soit invité à table, Dieu merci, ris-je en courbant le dos pour me donner un peu plus d’amplitude. Noue-le ainsi, ce sera suffisant.

— Vous êtes sûre, Mademoiselle ? Ce n’est pas comme ça que les femmes s’habillent à Paris…

— Qu’est-ce que j’en ai à faire, des femmes de Paris ? Je vais déjeuner et fuir au plus vite cette maison pour la journée.

— Je fais comme vous voulez, Mademoiselle, mais ce serait bien de vous y habituer, non ?

— Et pour qui est-ce que ce serait bien, dis-moi, Julie ? Parce que pour ma part, je ne trouve aucun plaisir à porter cette horreur et je compte bien reprendre mes habitudes maintenant que Marie est partie.

— Pour le plaisir des yeux de tous ceux qui vous regardent, me répond-elle avec un soupçon de jalousie ou d’envie que je parviens à lire dans son regard.

— Eh bien, malheureux seront ces personnes qui me regardent, parce que je n’ai aucune envie de leur faire plaisir, soupiré-je en me penchant sur la coiffeuse de ma mère.

J’observe mon reflet et lève les yeux sur le portrait de mes parents, accroché au mur. Plus le temps passe et plus je ressemble à ma mère, ce qui, vu sa beauté, ne me gêne absolument pas. De mon père, je n’ai hérité que de son regard noisette un peu strict. Le sien s’illuminait lorsque j’entrais dans son bureau ou lorsque ma mère descendait les escaliers dans une toilette magnifique pour se rendre à un bal à son bras. Ils étaient magnifiques, tous les deux, et ils me manquent atrocement.

— Je vais descendre, je crois que je suis suffisamment en retard.

Julie lisse ma robe qui n’en a absolument pas besoin. Je ne la laisse pas s’acharner à cette tâche inutile et quitte la chambre après un dernier regard sur mon reflet. La maison est bien silencieuse. J’ai quelques minutes de retard sur l’heure du service, mais c’était voulu. Il faut croire que les enfants sont à l’heure, contrairement à moi, et tout le monde est installé en silence autour de la table. Philippe la préside, installé à la place de mon père, ce qui me fait grincer des dents, mais je ne me permets aucune remarque et m’installe en face de Louis et aux côtés de la jeune Jeanne.

— Je vous prie de m’excuser pour le retard, un problème de robe… Bon appétit, souris-je en me servant dans la corbeille de fruits.

— La ponctualité n’est pas votre fort, on dirait, m’interpelle sobrement Philippe. Je ne peux ajouter ça dans la liste de vos qualités pour un potentiel prétendant. Et concernant ces problèmes de robe, nous y remédierons prochainement.

— Nous ? Comptez-vous venir m’habiller avec Julie ?

— Moi, je me propose, intervient Louis qui fait redescendre un peu la tension avec son sourire.

— Avec un seul bras, tu aurais du mal, le rabroue mon tuteur avant de reporter son attention sur moi. Nous irons sûrement faire quelques achats, c’est ça que je voulais dire, rien de plus.

— Parfait alors, mes robes commencent à être trop petites, il serait fort dommage que l’une d’elles craque en présence de vos prétendants, grimacé-je. Alors, les enfants, êtes-vous bien installés ? Les jardins vous plaisent ?

— Oh oui, on peut s’y cacher et être tranquilles pendant des heures si on veut ! s’enthousiasme Jeanne. Mais il n’y a pas beaucoup de fleurs, c’est dommage.

— Il fut un temps où elles étaient bien plus nombreuses. Ma mère y passait d’ailleurs des heures avec Thérèse. Et puis mes parents ont été arrêtés parce qu’ils étaient nobles et tout ça… Disons que j’espère redonner un peu de vie au jardin, si ton père me laisse respirer entre deux convocations.

— Je ne suis pas là pour tout régenter. Et si vous ne respirez pas, c’est sûrement dû à vos robes trop petites plutôt qu’à moi, bougonne-t-il, toujours aussi peu agréable.

— Père, vous la laisserez s’occuper du jardin ? nous interrompt sa fille en lui adressant un regard suppliant.

— Ne vous mêlez donc pas des histoires des grands, jeune fille. Comment avez-vous donc été élevée ?

— Apparemment, de manière encore plus guindée que chez les nobles, me moqué-je. Tous ces “vous” tellement froids pour un père et sa fille, êtes vous sûr que votre ami Napoléon est favorable à tant de manières ?

— Il faut pas critiquer l’Empereur ! s’inquiète le jeune Marcus qui lance un regard vers son père.

— L’Empereur n’est pas le malotrus que vous imaginez. Certes, il n’a pas grandi avec des gants de soie comme vous, mais ce qui lui importe, c’est l’ordre et la discipline. Je suis sûr, moi qui le connais, qu’il n’aurait rien à redire à l’éducation que je propose à mes enfants. A part peut-être de les soumettre à la proximité d’une noble qui cherche à jouer la délurée.

— La délurée ? Et qu’est-ce qui vous fait dire cela, monsieur l’ami de Napoléon ? D’ailleurs, êtes-vous sûr que mon père serait en accord avec ce contrat passé avec ma tante, maintenant que nous savons que vous faites partie du camp qui l’a fait tuer ? Vous n’avez plus rien d’un ami.

— Il aurait pu, il aurait dû même, renoncer à ses titres et s’allier à nous. Il serait encore vivant. Quelle idée il a eue de tenter de se rebeller !

— Père, ça veut dire quoi délurée ? intervient son fils.

— C’est une personne de peu de morale, une femme sans valeurs, ce que Rose n’est pas du tout. Elle est respectable mais joue à la rebelle.

— Je ne joue pas à la rebelle, Monsieur, je réfléchis par moi-même, c’est tout. Si vous et vos alliés avez remis en question les titres et la noblesse, pourquoi ne suis-je pas en droit de remettre en question l’autorité que vous pouvez avoir sur moi alors que nous ne nous connaissons ni d’Eve, ni d’Adam ? Pourquoi ne puis-je pas m’interroger quant à ma position à ce jour, alors que le domaine me revient par héritage et que vous êtes celui qui a le pouvoir de décision sur ces murs et moi-même ?

— Vous êtes une femme, quel autre droit pourriez-vous avoir ? Je me demande ce qui arriverait à votre domaine si vous ne vous trouviez pas d’époux. Votre père se retournerait dans sa tombe si le domaine finissait dans les mains d’un cousin éloigné. Sans mariage avant vos vingt-et-un ans, c’est le risque.

— Et pourquoi n’aurais-je pas les mêmes droits que vous, Monsieur ? Je suis moi aussi capable de réfléchir, de lire, d’écrire, d’avoir un avis. Le fait d’avoir des seins, que ces messieurs ne se gênent d’ailleurs pas de regarder, même autour de cette table, me rend-il plus stupide qu’un homme ?

— On serait stupides de ne pas les regarder, murmure Louis qui n’a assurément pas les yeux dans les poches.

— Je vous invite à lire les dernières lois passées par l’Empereur, vu que vous savez lire. Son code remet au cœur la figure paternelle. Seul l’homme a les capacités de réflexion nécessaires à l’exercice de la responsabilité, c’est tellement évident que je ne vois pas comment vous pouvez même imaginer remettre ceci en question.

J’éclate d’un rire sans joie et sans aucune discrétion en déposant ma serviette sur la table alors que je me lève.

— Eh bien, Monsieur, usez donc de vos capacités de réflexion pour constater à quel point ces lois sont stupides et dégradantes pour les femmes que vous convoitez, salissez sans aucune gêne. Grand Dieu, si nous n’étions pas capables de cette réflexion, pourquoi est-ce que certaines femmes gèrent les domestiques ?

— Je vous respecte, Rose. J’ai une mission à remplir et je vais le faire. En mémoire de votre père. Vous avez de l’esprit, c’est bien, mais votre insolence vous dessert, malheureusement. Jeanne, j’espère que vous saurez faire la part des choses, ne pas oublier le respect que vous nous devez et ne pas prendre exemple sur cette jeune femme qui n’a pas eu la chance d’avoir ses parents.

— La déférence et l’obéissance, vous voulez dire ? continué-je avec ironie. Et j’aimerais que vous évitiez d’aborder mes parents, Monsieur. Sans les personnes qui, comme vous, vénèrent Napoléon, ils seraient encore là. Jeanne, Marcus, que diriez-vous de vous joindre à moi en cuisine ? Thérèse m’a dit qu’elle avait quelques pommes, nous pourrions faire un gâteau. Après tout, apprendre la cuisine ne fait-il pas partie du bagage de la parfaite petite épouse docile ?

— Pouvons-nous y aller, Père ? l’interroge sa fille, pleine d’espoir.

Il nous observe un instant en silence alors que Louis semble trop occupé à faire les yeux doux à la fille de Thérèse et Augustin pour participer à la conversation. Il semble pensif et finit par donner son assentiment, sans un mot, le regard fermé.

— Oui ! Allez, viens, Marcus, on va faire un gâteau !

— Votre bonté me réjouit, Monsieur, soufflé-je en lui faisant une révérence. Je vous promets d’être un modèle d’éducation durant au moins quelques minutes.

— Je suis un homme de devoir, Rose. Je ne suis pas là pour le plaisir. Désolé si cela ne vous plaît pas, mais ne vous moquez pas. Merci de prendre du temps avec mes enfants, j’apprécie votre engagement. Cela me donnera un argument en votre faveur pour vos prétendants.

— Ne vous fiez surtout pas à mes actes actuels. Je déteste les enfants, Monsieur, mais la compagnie de vos chérubins me semble tout de même bien plus agréable que la vôtre.

Je quitte la pièce avec l’envie folle de lui tirer la langue et celle de sourire, fière de lui avoir tenu tête. J’ai bien conscience que mon attitude l’agace et que cela risque de me retomber dessus, mais je n’ai aucune envie de courber l’échine. Ma mère était un modèle de douceur, mais elle m’a aussi enseigné qu’une femme ne vaut pas moins qu’un homme. Il ne me reste qu’à être plus juste dans mes rebuffades, à doser davantage pour ne pas paraître trop insolente, mais je dois bien avouer que Philippe ne m’aide pas à rester calme. En attendant, je ne le lui avouerai sans doute jamais, mais j’adore les enfants et je compte bien profiter de ce moment avec Jeanne et Marcus. Et nul doute qu’éducation et droiture vont rester à la porte de la cuisine !

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