Chapitre 9
Attributs sans superflu
Philippe
Je patiente dans le hall d’entrée du domaine et passe comme j’en ai pris l’habitude la main sur le buste qui se trouve devant le grand miroir mural. Il s’agit d’une tête de femme dont les traits me rappellent ceux d’Isabelle, mon épouse disparue trop tôt. Je me demande ce qu’elle penserait de moi si elle était toujours là. Me jugerait-elle pour cette mélancolie qui ne semble pas vouloir me quitter ? Question idiote. Si elle était là, je ne serais pas triste… Je jette un œil par la fenêtre et constate que Maxence a préparé la calèche et qu’il attend patiemment. Cet homme a visiblement l’habitude du manque de ponctualité de sa maîtresse. Ou peut-être que c’est un trait commun chez les hommes de sa couleur et qu’il faudrait que je lui parle pour apprendre ses techniques pour ne pas perdre patience car je sens l’agacement prendre le dessus chez moi.
Quand enfin Rose descend l’escalier central de la maison, je lève les yeux et je dois me forcer pour garder ma colère car la vision qu’elle offre pourrait excuser même plusieurs heures de retard. Elle a fait boucler ses cheveux et a revêtu une robe simple mais élégante, d’un vert émeraude qui rehausse la couleur pâle de son teint. Elle se comporte vraiment comme la maîtresse du domaine et je me morigène car j’ai failli faire une révérence quand elle s’approche de moi. Ces temps sont révolus mais il semblerait que la châtelaine ne s’en soit pas vraiment rendu compte.
— J’ai cru que vous alliez me faire faux bond, Rose. Enfilez donc une pelisse et dépêchons-nous. La perspective de renouveler votre garde-robe ne vous motive pas plus que cela ?
— En toute sincérité ? Les heures d’essayage à venir ne me rendent pas particulièrement heureuse. J’aurais préféré passer l’après-midi à faire du cheval, Monsieur.
— Ce n’est pas en faisant du cheval que vous trouverez un mari. Je vous rappelle qu’en tant que tuteur, c’est ma mission et j’ai jusqu’à votre majorité pour le faire. Si vous ne vous mariez pas, votre fortune risque de passer à un cousin ou un membre éloigné de votre famille, non ? Cela devrait vous motiver.
Je ne sais pas si c’est vrai, mais il faut que je trouve le moyen de la convaincre de se bouger un peu pour atteindre cet objectif. Cela me permettra d’être riche et de ne plus avoir à m’abaisser à exécuter une mission qui implique de passer des heures dans une maison de couture comme je vais le faire aujourd’hui.
— J’ai ouïe dire que certains hommes aimaient pourtant être chevauchés, souffle-t-elle en sortant. Il faut bien que je m’entraîne, non ?
Je manque de m’étouffer en l’entendant proférer ces mots qui me questionnent sur son expérience en la matière. J’espère qu’elle est vierge mais je ne mettrais pas ma vie en jeu sur cette assertion. Je fais comme si je n’avais pas entendu et la rejoins dans la calèche. Maxence fouette les chevaux et nous commençons notre périple vers la capitale.
— Pour revenir à la tâche qui m’incombe, si je comprends bien, vous seriez intéressée par un prétendant ayant des talents de cavalier ?
— Pitié, surtout pas ! Les promenades sont mon exutoire. Un homme qui sait monter viendra forcément me déranger.
— Eh bien, ça réduit fortement le choix, mais merci de cette précision. Cela va m’aider à avancer dans les recherches. Vous le voulez grand ? Petit ? Qu’est-ce qui vous intéresse ?
— Ce qui m’intéresse ? Ma liberté. Pensez-vous que cela entre en compte pour votre sélection de prétendants ? D’ailleurs, dites-moi, Napoléon validerait-il votre mission ?
— Et pourquoi ne la validerait-il pas ? Surtout si je fais le choix d’un noble d’Empire. Cela permettrait de l’imiter et d’allier l’ancien Régime et le nouveau. Et vous devriez vous intéresser à autre chose qu’à votre liberté. Vous n’avez pas encore compris que vous n’en avez pas ? Et que si je le décide, je vous marie à n’importe quel homme selon mon bon vouloir ? Je fais déjà preuve de mansuétude à demander votre avis, je pourrais m’en passer.
— Quelle bonté, Monseigneur ! Souhaitez-vous que je m’agenouille pour vous baiser les pieds ? grimace-t-elle en détournant le regard pour observer le paysage.
— Bien, si vous ne voulez pas me partager vos envies et vos désirs, je ferai comme je le sens. Et ce sera tant pis pour vous.
Je me renfrogne dans mon coin, contrarié de voir qu’elle met si peu de bonne volonté à coopérer. Ce n’est pas moi qui suis venu la chercher, c’est sa famille qui veut la marier et qui m’a désigné tuteur. J’essaie de prendre mon rôle de la manière la plus humaine possible, mais Madame a décidé de me rendre la vie difficile et de ne pas me faciliter la tâche. Dans le reflet de la vitre, je la surprends en train de m’observer avec un regard moqueur et je me tourne vivement vers elle, le regard noir. Loin de calmer son effronterie, cela semble l’amuser encore plus et je décide de faire semblant de dormir pour ne pas me lancer dans ce que ma colère m’inspire. Les yeux fermés, mes autres sens sont renforcés et son léger parfum à l’odeur de rose s’infiltre dans mes narines. Je l’entends aussi chantonner doucement comme si je n’existais pas et n’étais pas à ses côtés. Cette femme respire la joie de vivre malgré les circonstances, cela devrait être une simple formalité de lui trouver un mari mais dès qu’on aborde ce sujet, elle se ferme et devient la pire des pimbêches qu’il m’ait été donné de rencontrer. Quel mystère, cette femme !
Lorsque nous arrivons dans la capitale, les pavés remplacent les chemins de terre et vu les secousses, je ne peux plus prétendre dormir. Je fais donc mine de ne m’intéresser qu’au paysage mais du coin de l'œil, je constate que toute son attention est portée sur l’extérieur. Elle n’a pas dû voir Paris depuis un moment et même si la ville a beaucoup changé ces dernières années, elle reste toujours magnifique. Cela me permet d’observer le profil de Rose et je me dis qu’elle a du charme. Un visage avec encore quelques traces enfantines mais avec une réelle grâce. Si on s’en tient au physique, cela ne devrait pas être trop difficile de convaincre un prétendant. Mais le souci, c’est le reste… Comment passer au dessus de son caractère de cochon ?
Une fois arrivés à la maison de couture, nous sommes accueillis par le propriétaire qui m’ignore totalement, ravi de retrouver Rose, apparemment.
— Oh quel honneur ! Rose de Valois ! On m’avait prévenu de votre venue mais je n’osais y croire ! Qu’est-ce que vous avez grandi ! Où est passée la jeune fille pour qui je faisais des robes avec de jolis nœuds ? J’ai appris pour vos parents… Quel malheur… Mon cœur saigne pour vous, je vous l’assure. Nous vivons une drôle d’époque. Heureusement pour moi qu’il faut toujours s’habiller !
— Je suis heureuse de vous savoir en pleine forme, Monsieur, lui répond Rose avec un sourire de circonstance qui n’atteint pas ses yeux. Et vous pourrez oublier les jolis nœuds à présent, je crois que je ne suis plus en âge.
— Je suis Philippe Maynard, m’intercalé-je entre eux, le tuteur de Rose. C’est moi qui vous ai demandé de nous recevoir. Et moi qui vous paierai, ajouté-je pour être sûr qu’il comprenne bien que m’ignorer ne lui fera pas du bien. Mademoiselle de Valois est rentrée en France pour trouver un époux. Nous allons organiser différents événements, il nous faut donc plusieurs tenues, vous comprenez ?
— Bien, Monsieur, me répond-il froidement, avec une certaine condescendance qui me tape sur les nerfs. Mademoiselle, suivez-moi, je vous prie. Je vais vous montrer nos dernières confections, je suis sûr qu’elles vous plairont.
Cet homme est abject et lui aussi, on dirait, n’a pas compris que l’Ancien Régime est mort et que désormais, nous sommes des citoyens, quelle que soit notre origine. J’hésite à aller voir ailleurs au vu du mépris dont il me témoigne, mais Rose est déjà en train de l’accompagner et je me contente de les suivre en silence. Il lui montre plusieurs robes qu’il lui apporte mais qui ne semblent pas convenir aux attentes de la jeune femme qui m’accompagne. Exaspéré par toutes ses rebuffades, je prends sur moi et interviens à nouveau.
— Il serait temps de penser à en essayer, non ? Rejeter après un simple coup d'œil ne va pas nous faire avancer. Et il va falloir que les tenues que nous allons choisir soient moins sages. Un peu plus de décolleté et de froufrous, je vous rappelle qu’il s’agit de séduire un futur prétendant.
— Je vous demande pardon ? résonne la voix de Rose, plus aiguë que d’ordinaire alors qu’elle se retourne dans ma direction. Grand bien vous fasse si pour vous, un décolleté suffit à vouloir épouser une femme, mais bon sang, entendez-vous vos propos ? Accepteriez-vous qu’un homme réduise votre fille à sa poitrine ?
— Essayez donc ce modèle, dis-je en montrant la robe que vient de ramener le couturier suite à ma demande. Nous verrons si le résultat est à la hauteur de mes attentes. Vous n’êtes pas ma fille et ma mission est de vous marier. Alors si le décolleté peut aider, on ne va pas s’en priver.
— Non, il est certain que je ne suis pas votre fille. Jamais mon père ne m’aurait traitée de la sorte, marmonne-t-elle en se rendant derrière le paravent.
Si c’était ma fille, il est clair que je ne me comporterais pas de la sorte, mais je ne suis pas là pour faire dans le sentimental. Pour ma fille justement, il est important que j’assure mon avenir et ça passe par un mariage de Rose avec un riche prétendant. Et si un décolleté peut m’aider, je ne vais pas m’en priver. Tant pis pour la morale.
Une jeune femme la suit pour l’aider et quelques minutes après, passées dans le silence le plus total vu que le couturier m’ignore, Rose ressort, vêtue d’une magnifique robe couleur crème. Et le décolleté est à la hauteur de mes attentes. Il doit y avoir un corset ou bien c’est la coupe qui fait ça, mais une grande partie du haut de sa poitrine est totalement à nu et on a l’impression que ses seins remontent, ce qui offre un spectacle que je suis obligé de qualifier de sensuel et séduisant.
— Dites-moi, Monsieur, m’interpelle la jeune femme, ne pensez-vous pas que je serais plus à ma place dans un bordel avec une telle tenue ?
— Parce que vous êtes belle et séduisante ? Du tout, vous allez faire fureur au bal. Vous devriez vous habiller ainsi plus souvent, c’est une vue magnifique que vous nous offrez.
Je fais le tour et constate que le dos aussi est assez échancré et que cela permet de deviner ses courbes et son corps bien formé. Elle a vraiment tout ce qu’il faut où il faut.
— Dans quel objectif, Monsieur ? Pour satisfaire votre ami ou vous-même ? Quel goujat vous faites ! Je ne suis pas qu’une paire de seins. Vous êtes un obsédé !
Touché, c’est vrai qu’au quotidien, elle n’a pas besoin d’une telle tenue. Mais j’avoue avoir été décontenancé par la vision de cette jeune femme magnifique. J’essaie pourtant de ne rien en montrer.
— Vu comment vous parlez et manquez de respect à votre tuteur, je commence à croire que votre seul argument, ce sera en effet vos seins. La Nature vous a gâtée sur ce plan-là. Il faudra la remercier. Je crois qu’on va prendre plusieurs modèles similaires.
— La Nature m’a gâtée sur bien des plans, Monsieur. Si seulement les hommes ne voyaient pas que le superflu et l’argent que je peux leur apporter.
— Il va vraiment falloir éviter de trop parler quand nous organiserons les bals. Cela va vous desservir alors que vous avez des attributs qui n’ont rien de superflu, je vous assure ! Nous prenons cette robe, Monsieur. Vous en avez d’autres du même genre ?
— Cette robe a besoin d’être retouchée, Philippe, soupire Rose en levant les yeux au ciel. Mes attributs ne correspondent pas à la couture, mais j’imagine que vous êtes plus doué pour déshabiller que pour vous intéresser à autre chose qu’à ces fameux attributs. Il me faut les gants qui vont avec, et j’aimerais une paire de chaussures également.
— Qu’importe ce pour quoi je suis doué. La mission est de séduire, vous allez séduire, que vous le vouliez ou non. Et c’est tout ce que je vous demande. Je vais vous attendre dans la calèche le temps que vous terminiez vos achats, cela vous permettra de vous concentrer un peu. Vous savez désormais ce pour quoi je suis prêt à payer. Je compte sur vous pour rester dans ce style.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et préfère m’éloigner avant qu’elle ne note le trouble qu’elle a réussi à créer chez moi. J’ai en effet imaginé la déshabiller et je l’aurais bien prise ici même, vu l’état d’excitation qu’elle a su créer chez moi. J’espère qu’elle aura l’impression que je m’éloigne parce qu’elle m’exaspère mais la vérité est tout autre. Vivement qu’elle soit mariée et que je puisse à nouveau penser à moi et à mes envies. Depuis Isabelle, je n’ai pas touché une femme mais là, pour elle et ses beaux attributs, je pourrais presque faire une exception. Quelle femme magnifique !
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