Chapitre 10
L’impureté des écuries
Rose
Je souris en voyant Léon me faire signe au loin. Le fils aîné d’Augustin et Thérèse semble occupé à brosser le vieil étalon de la famille tandis que j’ai profité d’une longue balade en solitaire sur le dos de Lune. J’ai apprécié pouvoir partir au galop sur le domaine, sentir le vent balayer mon visage, mais par-dessus tout de ne pas me sentir épiée, jugée, jaugée par Sir Philippe et ses demandes farfelues. Plus de décolleté sur mes robes ? Davantage de froufrous ? M’a-t-il prise pour l’un des participants au concours de cochons du village d’à côté ? Celui où il faut les laver et les apprêter avant de les faire défiler sur une estrade ?
Un soupir m’échappe tandis que je descends de ma monture, me retrouvant pressée contre le corps de Léon qui recule rapidement, comme s’il venait de se brûler ou que je risquais de décider de le faire brûler. Je le remercie d’un signe de tête, mal à l’aise qu’il ne soit plus aussi amical avec moi qu’avant mon départ, puis m’attèle au nettoyage de ma jument, que je bichonne particulièrement.
J’entends glousser quand j’entre dans la grange et ouvre le box de Lune qui ne se fait pas prier pour regagner ses pénates. Je la caresse encore un moment en tentant de me faire discrète, contrairement aux petits rires et grondements qui se font entendre. Léon débarque en me souriant, prêt à parler, mais je plaque ma main sur sa bouche et l’attire avec moi en direction du box d’où viennent les bruits.
Je ne suis pas particulièrement surprise d’apercevoir Louis, l’ami dépravé de mon tuteur, et la petite sœur de Léon, en train de se tripoter et de se bécoter. Je sens la main de Léon, nouée à la mienne, se resserrer tandis que tout son corps se crispe dans mon dos. Pour ma part, la curiosité me pousse à les observer. C’est vrai, cela n’est pas ma faute, mais j’ai été éduquée à ne rien connaître des plaisirs de la chair. Je dois être une petite vierge inculte ou presque, et autant dire que si je n’avais pas trouvé quelques livres chez ma tante ou fréquenté un peu James à Londres, et si Julie, ma servante, n’était pas si bavarde, je pense que l’idée que les jeunes filles naissent dans les roses serait encore valable dans ma tête. Pourquoi vouloir à tout prix nous bêtifier ? C’est ridicule, d’autant plus que notre corps saigne chaque mois pour concevoir. Je me demande souvent pourquoi ce sont les hommes qui ont le pouvoir, ils semblent tellement bêtes sur bien des points. Par exemple, Louis n’a pas compris qu’Augustin pourrait lui couper son seul bras valide pour oser toucher à sa fille, mais pire que tout, lui qui semble vouloir sauter sur tout ce qui bouge, n’a pas réalisé que Babeth cherche un époux et qu’elle est prête à tout pour cela, y compris à se faire engrosser par un coureur de jupons au cerveau défaillant. Honnêtement, aller coucher avec la demoiselle dans la grange alors que Léon y travaille ? C’est comme si j’allais bécoter ce dernier sous la fenêtre du bureau de mon père, que Philippe a investi. Il se ferait virer et moi je serais traitée d’allumeuse…
Peut-être devrais-je d’ailleurs faire cela. Si je ne suis plus considérée comme pure, aucun homme ne voudra de moi, non ? Pour l’amour du Ciel, je rêverais de parvenir à arrêter de penser de manière aussi éparpillée, c’est épuisant !
Le tableau qui nous est offert est plutôt dépravé, j’en conviens… Babeth a une épaule et un sein dénudés, les joues et les lèvres rougies. Elle glousse comme une poule vigilante à ce que nous ne touchions pas à ses œufs tandis qu’une de ses mains est glissée dans le pantalon de Louis. Ce dernier semble adorer s’occuper dudit sein, comme un nouveau-né qui cherche à téter, et je trouve cela particulièrement ridicule. Le pouvoir dans les mains d’un homme obsédé par des seins comme lorsqu’il portait des couches. Qui donc a bien pu trouver logique que les hommes décident pour nous quand nous pouvons les faire marcher au pas grâce à nos nichons ?
Je me tourne vers Léon qui semble fulminer. Je crois ne jamais l’avoir vu aussi rouge de ma vie tandis qu’il regarde partout sauf en direction de sa sœur. Personnellement, je ne sais pas trop quoi penser de tout cela. J’avoue qu’une partie de moi irait bien les rejoindre pour en découvrir davantage, mais la voix de mon tuteur résonne dans mon esprit… Provocante, mais pas trop quand même, je doute qu’il apprécierait devoir régler un problème de mœurs me concernant. Suis-je un peu folle malgré tout ? Sans aucun doute, parce qu’après un nouveau coup d'œil en direction des deux fauteurs de trouble, je finis par plaquer ma bouche sur celle de Léon. C’est brutal, un poil douloureux, maladroit à souhait et totalement inapproprié, mais j’en avais envie, alors je lui souris en me relevant et, ma main toujours logée dans la sienne, l’entraîne à l’extérieur de la grange. J’éclate de rire en voyant son regard ahuri tandis qu’il passe son pouce sur ses lèvres, mais mon rire se meurt lorsque la voix qui était dans ma tête jusqu’à présent résonne dans mon dos, bien plus réaliste et cinglante que dans mes souvenirs, d’ailleurs.
— Eh bien, vous voilà bien rouges tous les deux ! Vous faisiez quoi ? Ne me dites pas que… Léon, qu’est-ce qui vous est passé par la tête ? gronde Philippe en s’approchant, menaçant.
— Monsieur…
— Léon n’a rien fait, enfin ! Qu’allez-vous imaginer ?
— J’imagine ? Vos airs coupables parlent pour vous ! Dans l’étable, loin des regards, ne me dites pas que vous n’étiez pas en train de vous conter fleurette !
— Et pourquoi pas ? Ou tout simplement en train de nous occuper d’un cheval ? Vous voyez le mal partout, Monsieur, Léon est un gentleman, comparé à d’autres.
— Un gentleman ? Léon est un paysan qui n’a pas la culture de vos connaissances britanniques, Rose. Et ce que je vois ne me rassure pas sur votre état d’esprit. Il faut que vous soyez pure pour le mariage. J’ai peur qu’il soit déjà trop tard…
— C’est ridicule ! m’esclaffé-je. Mes yeux en ont trop vu, veuillez voir cela avec votre cher ami. Mon mariage est compromis par sa faute !
— Quoi ? Avec lui aussi vous avez… Non, ce n’est pas possible ! répond-il, horrifié.
— Je vous demande pardon ? m’offusqué-je. Mais pour qui me prenez-vous au juste ? Vous êtes vraiment le pire goujat que j’ai jamais rencontré ! Je ne sais pas ce qui me retient de… Mon Dieu, comment pouvez-vous seulement imaginer que j’irais me dévergonder de la sorte !
— Je ne crois que ce que je vois, moi. Léon, retournez à la maison, on en reparlera. Et vous, Rose, suivez-moi, j’ai à vous parler loin des oreilles indiscrètes des domestiques de ce domaine.
— Eh bien, à moins que vous soyez pourvu d’une vue magique, vous n’avez absolument rien vu et vous ne faites qu’imaginer qu’il s’est produit je ne sais quoi ! marmonné-je en campant sur place tandis que Léon ne se fait pas prier et fuit.
— C’est quoi, ce mauvais esprit ? Je vous rappelle que je suis votre tuteur et que vous ne devez pas me parler sur ce ton. Suivez-moi, on va au salon, ajoute-t-il de manière péremptoire.
Il fait demi-tour sans plus m’accorder un regard et j’hésite un moment avant de le suivre. Il commence sérieusement à m’agacer et sa façon de me parler et de juger mes actes ne me plaît guère. Si j’avais déjà du mal à supporter l’autorité de ma tante, j’avoue que me retrouver sous l’autorité d’un homme, inconnu qui plus est, est d’autant plus difficile.
Je n’attends pas son aval pour m’asseoir à peine sommes-nous entrés au salon. Je soupire volontairement bruyamment et lisse ma robe d’un air las.
— Arrêtez ce petit jeu, vous voulez bien ? s’agace-t-il. Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans la notion de pureté avant le mariage ? Vous pensez que vous allez pouvoir trouver un mari si le fruit est déjà gâté ?
— Vous allez donc me trouver un petit jeune pur et innocent ? lui demandé-je avant de grimacer. Ah non, j’oubliais que pour vous, c’était différent.
— Oui, voyons, il faut que je vous fasse des leçons d’anatomie ? Je croyais que vous étiez plus informée que ça. Une femme doit protéger sa virginité jusqu’au mariage, personne ne vous l’a appris ? J’espère qu’avec le pauvre Léon, vous en êtes restée à des choses convenables, sinon, ça va être dur de vous marier avec quelqu’un de votre rang !
— C’est un peu dépassé, non, comme principe ? Je veux dire… Je suis jeune, en pleine santé, je devrais profiter de la vie avant mon mariage.
— Mais qui vous a mis de telles idées en tête ? s’emporte-t-il, pour mon plus grand amusement. Je ne vais quand même pas être obligé de vous enfermer pour réussir ma mission ? Vous ferez quoi si vous tombez enceinte d’un gourgandin sans terre ou titre ? Je ne le permettrai pas !
— Eh bien, espérons donc que Léon a su se tenir, gloussé-je.
— Ce pauvre garçon ne doit même pas savoir ce qu’il faut faire pour prendre soin d’une femme. Je croyais que vous aviez des standards un peu plus élevés, réplique-t-il, méprisant. Si vos pensées sont impures, sachez au moins garder votre corps intact et laissez donc ce pauvre Léon vivre sa vie. Vous comme moi, nous le savons bien, cet homme ne sera jamais qu’un amusement, au mieux ! Je compte sur vous pour cesser immédiatement vos enfantillages et revenir à la raison, sinon, je serai amené à sévir. Et clairement, vous n’avez pas envie de me fâcher plus que je ne le suis déjà !
Je l’observe quelques secondes en silence, puis me lève et me plante devant lui, croisant les bras sous ma poitrine, ce qui le fait loucher un instant dans la direction de mon décolleté.
— Léon est un gentil garçon, bien élevé et respectueux, Monsieur. Voici donc mes standards, et ils sont bien loin de tout ce à quoi vous pouvez penser. Je ne suis pas intéressée par un mariage de convenance et j’aimerais avant tout être avec un homme qui ne me prend pas pour sa chose, sa poupée incapable d’avoir un avis ou une conversation.
— Ah bien, je commence enfin à avoir des critères ! se moque-t-il. Qu’importe comment il s’occupe de vous, vous savez bien que si vous ne vous mariez pas d’ici vos vingt-et-un ans, vous perdez tout ce que vous avez et vous aurez encore plus de mal à ne pas devenir la chose de votre futur mari.
— Bien. Autre chose, Monsieur, ou je peux disposer ? lui demandé-je froidement, agacée par cet échange.
— Oui. Juste un détail. Votre robe est toujours mal ajustée, là, indique-t-il en montrant mon décolleté. La discrétion, ça s’apprend aussi.
— Je vous suggère d’en faire part à votre ami lorsqu’il dévergonde les femmes du domaine. Je doute qu’il apprécie se retrouver nez à nez avec un père en colère. Pour le reste, c’est la mode à Paris, paraît-il. Ne souhaitiez-vous pas que je mette mes atouts en avant ?
— Pas avec le fils du jardinier, non, vous êtes trop belle pour ça, rétorque-t-il avant de sortir de la pièce, visiblement à bout de patience.
Je dois avouer que l’énerver me procure réellement beaucoup de plaisir, et je me demande comment je vais pouvoir à nouveau faire grimper sa tension d’ici peu. Je vais devoir me montrer inventive mais il est facile d’imaginer l’agacer à nouveau puisqu’il a pour mission de me trouver un mari… et que je ne suis, de mon côté, pas du tout disposée à finir l’année mariée. J’ai un adversaire à ma taille face à moi, j’espère pour lui qu’il ne me sous-estime pas.
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