Chapitre 15

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Danser sans s’arrêter

Philippe

J’avoue que je suis content de voir les premiers invités partir, cela veut dire que la soirée se termine et mon calvaire aussi. Parce que les personnes ont vite compris que c’était moi le tuteur. Techniquement, j’ai le droit de marier Rose à qui je veux et j’ai donc été bien accaparé par tous ces prétendants attirés par l’appât d’un domaine qui a certes souffert, mais qui est d’une taille conséquente et susceptible d’amener, au-delà du titre, des richesses appréciables à son possesseur. Et pour ça, il suffit d’épouser la plus belle femme de la soirée. Facile à dire mais ce que ces nobliaux cupides n’ont pas compris, c’est que je n’ai pas vraiment d’autorité sur Rose. Le baron Anatole de Brisson me l’a d’ailleurs fait remarquer tandis que ma protégée passait le reste de sa soirée avec le blondinet dont je ne suis même pas sûr du titre. Mais que faire ? Rose agit à sa guise et moi, je suis obligé de m’adapter et de faire des concessions. Si j’arrive à la marier avant le délai imparti, ce sera un véritable exploit !

Alors que je salue un jeune homme qui me promet de reprendre rapidement contact avec moi, du coin de l'œil, je surprends Louis sortir du bureau que je pensais avoir fermé à clé. L’air faussement innocent qu’il prend m’inquiète et je me demande avec qui il a bien pu s’enfermer dans cette pièce. Trop absorbé par mes devoirs d’hôte de maison, je n’ai pas prêté attention et j’espère seulement qu’il ne s’agit que d’une des aides qu’on a embauchées pour la soirée et pas de la femme, la fille ou la soeur d’un de nos invités. Parce que si c’est le cas, même la Légion d’honneur ne le protégera pas si un de ces nobles veut lui régler son compte.

Après un bon moment passé à ces mondanités, j’ai l’impression que le château s’est vidé et je me demande où a bien pu passer Rose. Elle n’est quand même pas montée se coucher sans m’en avertir ? J’espère qu’elle n’a pas suivi l’exemple de mon ami pour aller se réfugier quelque part en mauvaise compagnie ! Je me dirige vers la salle de bal et suis soulagé de la voir installée sur un des bancs, toute habillée. Par contre, immédiatement aussi, je sens la colère remonter en moi. Elle est encore avec ce blondinet qui semble bien décidé à la séduire et à devenir le nouveau vicomte de Valois. Ce serait le comble qu’elle le choisisse lui plutôt qu’un des meilleurs partis qui s’est présenté ce soir ! Et on dirait en plus que ça l’amuse de me mettre dans cet état.

— Messire, je suis désolé de vous déranger et je ne veux pas paraître impoli, mais la fête est finie et vu l’heure tardive, je ne peux que vous conseiller de vous mettre en route afin de ne pas prendre trop de risques sur les routes. Et puis, à force, vous risquez d’user et de faire faner notre pauvre Rose.

Mon ton se veut plaisant et léger, mais je sens dans ma voix comme une menace un peu cachée, ce qui me surprend car je devrais plutôt me réjouir si elle le trouve à son goût et que ma mission s’en trouve ainsi facilitée.

— Je suis dans la fleur de l’âge, Philippe, ne vous inquiétez pas pour moi, me lance Rose, le sourire aux lèvres. Vous avez cependant raison, il est déjà tard.

— Et je vous ai accaparé toute la soirée, charmante Rose. Je pourrais dire que j’en suis désolé, mais ce n’est pas vraiment le cas.

Le bougre ne fait pas un mouvement pour se lever ou s’éloigner de Rose dont il a même pris la main entre les siennes. Il va falloir que je le fasse sortir avec une baïonnette, ce n’est pas possible autrement !

— Messire, assez d’accaparement, il est temps de faire vos salutations. J’ai la responsabilité de la vicomtesse et sa tante m’a fait promettre de ne pas la border trop tard, sinon, le lendemain matin, elle est irritable.

J’en rajoute un peu mais la grimace que me lance Rose vaut bien ces petites piques qui vont la faire réagir, à n’en point douter.

— La vérité, souffle-t-elle sur le ton de la confidence à son prétendant, c’est que monsieur Maynard n’est plus tout jeune et qu’il a des difficultés à tenir aussi tard. Je crains que nous devions écourter ce charmant moment, je ne voudrais pas que ce soit lui qui soit irritable demain.

— Ne soyez pas désagréable, Rose, et laissons ce messire qui n’a même pas eu la politesse de se présenter à moi vous faire ses hommages et nous laisser. Monsieur est prêt ? lui demandé-je sèchement, ma patience étant à bout.

— Vous avez raison, mes bonnes manières ont leurs limites et échanger avec Rose m’attirait beaucoup plus. Edouard de Quincampoix, se présente-t-il en me tendant la main, ou de Quincampoux, pour les intimes.

C’est quoi ce petit rire stupide ? Rose trouve vraiment cet humour amusant ? Non mais, je rêve là ! Bref, je dois rester dans mon rôle et fais un petit signe de tête en gage d’apaisement mais ne lui serre pas la main pour autant. A priori, il ne donne pas de titre particulier, un simple seigneur, j’imagine.

— Enchanté. Je pense que nous aurons l’occasion de nous revoir, on dirait. J’espère que vous saurez respecter les protocoles la prochaine fois. Bonne soirée, Messire de Quincampoix.

— Les protocoles ? m’interroge Rose après qu’il se soit éclipsé, non sans la gratifier d’un baise-main appuyé et d’un sourire charmeur. Qui de nous deux doit se marier déjà, rappelez-moi ?

— C’est vous qui vous mariez, mais c’est moi qui décide, je vous rappelle. Que vous appréciez la situation ou non, c’est mon devoir et je vais remplir ma mission au mieux. Et puis, on dirait qu’il vaut mieux que ça se passe comme ça pour vous éviter de vous retrouver mariée au premier venu. Cet Edouard ne m’inspire rien d’exceptionnel, si vous voulez mon avis en toute sincérité.

— Eh bien, cet Edouard n’est pas beaucoup plus âgé que moi et ne me parle pas en regardant continuellement ma poitrine. Il écoute ce que j’ai à dire et prend en considération mon avis, il s’intéresse apparemment à moi et n’étale pas sa noblesse comme le font certains autres, vous dénigrant vous ou votre ami par la même occasion.

— S’il n’étale pas sa noblesse, c’est qu’il n’en a pas beaucoup à étaler on dirait. Et je ne lui retire pas qu’il semble avoir plus de jugeote que beaucoup d’autres ici, soupiré-je, résigné. Je me demande juste s’il est sincère ou s’il joue le rôle qu’il pense devoir adopter pour vous séduire. Si vraiment c’est lui qui vous intéresse, je ne m’opposerai pas à votre union, mais pitié, promettez-moi de ne pas vous précipiter. Il ne m’inspire pas plus confiance que ça.

— Par pitié, ne sous-estimez pas ma propre jugeote, Philippe. Ai-je l’air d’une demoiselle hâtive de convoler ? Je tiens à ma liberté, soupire-t-elle à son tour en faisant quelques pas de danse, je n’ai aucune intention de finir mariée au premier venu qui aura cerné mon besoin de me sentir libre et considérée. Je ne suis pas aussi naïve que je le laisse penser, seulement bonne comédienne.

Pourquoi cela me soulage-t-il autant de l’entendre m’affirmer qu’elle n’était qu’en train de jouer un rôle ? Quel idiot, je fais. Je devrais simplement la laisser épouser qui elle veut et continuer ma vie loin de cette mission pas très valorisante.

— Ne prenez pas mes paroles pour de la faiblesse, cependant. Nous avons encore un peu de temps, je ne veux donc pas vous forcer à quoi que ce soit pour l’instant. Mais si la situation devait persister, je vous assure que je me montrerai plus affirmatif dans mes propositions de prétendants. Quoique… si vous les refusez tous, vous avez plus à perdre que moi dans l’histoire. J’espère que vous saurez faire preuve de discernement mais je commence à comprendre que vous avez la tête sur les épaules.

Si Louis était là, il dirait qu’elle l’a plus que son père après son passage à la guillotine, mais je garde cette pensée pour moi alors qu’elle continue à esquisser des pas de danse.

— Vous êtes toujours en forme, on dirait, la relancé-je alors qu’elle me regarde comme si elle avait quelque chose à me demander.

— J’ai toujours adoré regarder mes parents danser… J’enviais la grâce de ma mère et le rythme de mon père, alors les soirs de bal, je me cachais dans la pièce lorsqu’ils me pensaient assoupie pour les regarder danser, comme ils le faisaient parfois au salon sans aucune musique. Vous voyez, mes parents s’aimaient vraiment, Philippe, ce qui me donne des critères exigeants pour mon propre mariage, grimace-t-elle en approchant. Je n’ai pas eu mon quota de danse. Vous m’invitez ? A moins que vous ne soyez réellement fatigué.

Fatigué, je le suis un peu, c’est sûr, mais ce qui me dérange le plus, c’est la douleur que je ressens à mon genou droit. Depuis cette bataille où j’ai été blessé, il m’arrive souvent de devoir y faire attention, surtout après tous les efforts que j’ai faits ce soir. Mais une telle invitation, faite par une si jolie femme et avec un espoir affiché de manière si clair, comment le refuser ?

— Je peux bien vous accorder une dernière danse, c’est demandé avec tant de charme.

— C’est trop aimable de votre part, votre grande générosité me touche !

Je fais signe au musicien de se remettre à jouer et il entame un scottish qui n’est plus vraiment à la mode mais que tout le monde apprécie encore danser. Je lève ma main droite et, avec grâce, Rose s’en saisit. Lorsque j’imprime une petite pression, elle réagit immédiatement et se met à tourner avec moi en rythme. J’ai l’impression que le sourire qu’elle m’adresse est sincère et j’en oublie presque ma gêne au genou pour l’entraîner dans cette danse où je la fais tourner autour de moi. J’aime comment elle fait virevolter sa robe à chacun de ses tours, j’apprécie comme elle se rapproche de moi avant de s’éloigner mais chaque contact est un pur moment de bonheur.

Lorsque la danse s’arrête, Rose continue et attire mes mains sur ses hanches afin d’entamer quelques pas où elle me mène plus que je la dirige. C’est tellement plaisant que je ne la repousse pas. Au contraire, je reprends rapidement le contrôle et la soulève pour la faire tournoyer autour de moi avant de la reposer au sol. Loin de la décontenancer, j’ai l’impression qu’elle prend ça comme un nouveau défi car c’est elle qui vient me relancer et saute à nouveau dans mes bras pour reprendre ces mouvements qui ont l’air de lui plaire. Nous continuons un instant avant que le musicien ne reprenne une valse, plus sage, mais que nous entamons dans la continuité de nos échanges.

Je ne sais pas combien de temps nous dansons ainsi mais finalement, c’est elle qui s’arrête, les joues rosies et un sourire aux lèvres.

— Est-ce suffisant pour vous pour ce soir ? lui demandé-je, le souffle un peu court. J’avoue que vous avez une grâce qui me fait oublier les tracas de ce bal et me donne envie d’organiser le prochain rapidement.

— Je ne voudrais pas vous épuiser, me lance-t-elle sans se départir de son sourire. Merci pour ce moment.

— Au lit, alors ! Et je n’aurai pas l’énergie d’aller vous border, il faudra vous contenter de votre servante, si elle ne dort pas déjà. Ça ira pour vous ?

— Vous ne me borderez pas ? Je suis déçue ! Bonne nuit à vous, Philippe. A demain.

— Bonne nuit, Rose. A demain, murmuré-je alors qu’elle s’est déjà éloignée.

Ce n’est pas l’envie de la border qui me manque, mais la raison qui me fait prendre mes distances. Rose est une femme plus que séduisante. Elle réveille en moi des désirs que je croyais enfouis à tout jamais. Et si je veux la marier à un autre, il vaut mieux que je calme mes ardeurs et garde un certain éloignement. Mais c’est fou comme je n’arrive pas à oublier ces danses partagées avec elle alors que je me glisse sous mes draps. D’habitude, on rêve quand on s’endort, pas avant d’être allé au lit…

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