Chapitre 16
La vicomtesse fait Mouche
Rose
Je brosse la crinière de Lune en observant Léon sortir le vieux poney sur lequel j’ai appris à monter. Sa robe blanche mouchetée de noir est toujours aussi belle et il se dégage de lui une douceur qui reflète son caractère. Mouche est un amour que Marcus saura dompter aisément.
S’il approche sans hésitation, Jeanne reste en retrait, de son côté. Elle m’a dit savoir monter à cheval mais ne pas apprécier cela outre mesure, aussi je n’ai pas insisté lorsqu’elle m’a dit ne pas vouloir partir en balade, contrairement à son petit frère qui a hâte de grimper sur le dos de son poney.
Le plus appréciable, c’est le regard désapprobateur d’Aimée, leur gouvernante, lorsque je hisse le petit sur Mouche. Au moins, elle n’est pas, à cet instant, en pleine pâmoison devant Philippe, prête à fondre d’admiration ou à écarter les cuisses s’il le lui demande. Je ne sais pas trop si tous les deux ont déjà forniqué, mais il n’est pas difficile de constater qu’elle ne dirait pas non. Aussi, elle ne voit pas d’un très bon œil que je puisse ne pas être désagréable avec son employeur. Elle semblait ravie de nous voir nous écharper, beaucoup moins de nous avoir vus danser au bal. C’était d’ailleurs plutôt jubilatoire. Suis-je une mégère sans coeur ? Sans aucun doute. Bouh, vilaine fille.
— Ne fais pas de gestes brusques, hein ? Caresse son encolure, flatte-le et il te mangera dans la main. Mouche est tout doux, mais il a besoin d’amour et de tendresse. Il n’est plus tout jeune.
— Il a quel âge ? Aussi vieux que toi ? Ou encore beaucoup plus vieux comme mon Papa ?
— Comme ton père, m’esclaffé-je. Je suis bien plus jeune qu’eux deux, petit chenapan ! Mouche doit avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. J’ai appris à monter à cheval sur son dos…
— Wow ! Et il marche encore ! Je le caresse bien, là, comme ça ?
— C’est parfait, souris-je en lui tendant les rênes avant de positionner ses mains de la bonne façon. Il faut être à la fois doux et ferme avec l’animal, lui montrer que c’est toi qui décides, sans jouer le dictateur comme ton père avec nous. Tu comprends ?
— Rose, marmonne Aimée, n’appréciant apparemment pas la comparaison.
— Mademoiselle Rose, la reprend Léon en détachant Mouche sans lâcher sa longe, me tirant un nouveau sourire.
— Bref, continué-je comme si de rien n’était. Comment tu te sens, pour le moment ?
— J’ai même pas peur ! Il est trop sage, ce poney ! Mouche, il m’aime déjà bien, je suis sûr ! Et mon papa, c’est pas un dictateur. Il ne fait pas de dictées, c’est pas vrai, ça.
Je lance un coup d'œil à Jeanne qui pouffe et récupère la longe. J’abandonne l’idée de lui apprendre ce qu’est un dictateur et prends quelques minutes pour lui montrer comment guider son poney. Marcus se montre particulièrement attentif, mais je n’aurais peut-être pas dû lui parler de douceur, car même ses coups de talons sont davantage des caresses qu’autre chose.
Jeanne ne reste pas bien loin de son frère, même si elle n’intervient pas alors que nous faisons plusieurs tours des écuries pour qu’il s’habitue. Aimée nous suit également, autant dire que Marcus est surveillé comme le lait sur le feu. J’ai bien conscience qu’il n’a que six ans, mais il me semble plutôt débrouillard et cette façon de le protéger me donne envie de rire. C’est un gosse qui a perdu sa mère, il a forcément plus de maturité qu’un enfant de cet âge qui n’aurait pas vécu cette épreuve. S’il semble enclin aux bêtises et débordant d’énergie, je ne l’ai encore jamais vu se mettre en danger. Pourtant, quand son paternel débarque à son tour, ce n’est pas pour le féliciter de sa première balade à dos de poney, je le vois à sa démarche, à son visage fermé ou à son regard, mais aussi à la tension qui apparaît sur le corps de son fils.
— Ne vous énervez pas, le devancé-je quand il se plante devant nous, Marcus est très doué et j’ai besoin de camarades pour mes balades.
— Et ça ne vous est pas venu à l’esprit de demander ma permission avant de le faire monter sur cette bête ? Et vous, Aimée, vous n’êtes pas censée vous assurer que mes enfants sont en sécurité ? Marcus, accroche-toi bien, je vais t’aider à descendre !
— Sérieusement ? Pourquoi voulez-vous le faire descendre ? Il s’en sort bien, et puis, les hommes ne doivent-ils pas savoir monter à cheval ?
— C’est un enfant, Rose ! J’ai déjà perdu sa mère, je ne vais pas en plus risquer la vie de mon fils ! Vous avez vu sa taille par rapport à sa monture ?
— Papa, je suis grand ! ronchonne son fils en s’accrochant au cheval.
— Donc, vous comptez l’empêcher de faire quoi que ce soit par peur de l’accident ? Dites-moi, ne devriez-vous pas l’installer au rez-de-chaussée plutôt qu’à l’étage ? Il pourrait chuter dans les escaliers. Et sans doute devriez-vous lui mâcher sa nourriture, histoire qu’il ne s’étouffe pas. Et j’oubliais, empêchez-le de courir aussi, et de rencontrer du monde, de discuter avec les gens… Pauvre enfant, mettez-le sous cloche tant que vous y êtes, grimacé-je en me plaçant entre Philippe et Mouche. Il s’amuse et nous sommes à ses côtés, il ne va rien lui arriver.
— Marcus, rétorque-t-il en m’ignorant royalement, tu es sûr que ça va ? Tu n’as pas peur de tomber ?
— Tout va bien, Monsieur, intervient Aimée en se rapprochant, je fais attention à lui. Et je suis désolée mais Mademoiselle Rose a insisté pour le poney. Je n’ai pas pu m’opposer à elle.
— Non mais ça va, Père. Vous voyez bien que nous sommes en train de nous amuser, s’agace Jeanne en levant les yeux au ciel.
— Mais qui vous a appris à répondre ainsi aux adultes ? s’énerve Philippe en me lançant un regard noir.
— Tout est ma faute, je plaide coupable, le provoqué-je en lui faisant la révérence. Marcus m’a demandé pourquoi je partais tous les matins aux écuries et lorsque je lui ai dit que j’aimais monter à cheval, il m’a dit ne jamais l’avoir fait. A son âge, mon père me faisait déjà monter et nous profitions de petits moments ensemble avant qu’il ne se consacre à ses affaires. J’ai pensé que vous deviez être trop occupé pour cela par ma faute, alors nous voulions vous faire la surprise. Jeanne m’a prévenue que vous ne seriez pas d’accord, mais vous commencez à me connaître. Quant à Aimée… elle n’est qu’une domestique, elle n’a pas eu son mot à dire.
Si j’avoue ne pas aimer qualifier nos employés de la sorte, en général, pour le coup, la grimace de l’intéressée m’empêche de regretter ces propos. Qu’elle n’oublie tout de même pas qu’en la plaçant dans ce rôle, je lui sauve sans doute les miches.
— Avant de leur apprendre à monter à cheval, vous ne vous êtes pas dit qu’il serait bien de leur apprendre la politesse ? Marcus, faites attention ! Pourquoi vous appuyez et faites avancer le cheval alors que personne ne vous regarde ?
— Parce que j’y arrive tout seul, Père, regardez ! s’extasie le gosse, heureux comme tout.
— Votre très chère Aimée est là pour la politesse, lui réponds-je à mon tour. Je m’occupe de la débrouillardise. D’ailleurs, dites-moi, Jeanne sait-elle vraiment monter à cheval ou lui avez-vous promis chute et maladie si elle osait essayer ?
— Je… je ne sais pas mais non, je ne lui ai rien promis !
Je donne plus de mou à la longe que je tiens toujours et claque doucement l’arrière train de Mouche pour qu’il s’éloigne un peu. Le sourire de Marcus est contagieux, je peine à rester sérieuse.
— Regardez-le, interpellé-je Philippe plus bas pour qu’il soit le seul à m’entendre, cette fois. Il est doué et il adore ça. Je suis désolée d’être passée outre votre autorité, je ne pensais pas à mal, mais ce ne sont que des enfants et ils ont besoin d’autres choses que de passer leurs journées à étudier, de temps en temps.
— Vous auriez quand même pu prendre cinq minutes pour venir m’en parler. Ce n’est pas parce que je suis occupé à gérer le domaine que je n’ai pas un peu de temps à vous consacrer, me répond-il sur le même ton, visiblement déjà moins agacé.
— Vous m’auriez réellement laissée faire, si je vous avais demandé l’autorisation ?
— Bien sûr que non, mais au moins, on en aurait parlé et vous auriez peut-être trouvé le moyen de me convaincre. Regardez comme vous avez tout bien manigancé déjà !
— Nous sommes d’accord. Alors pardonnez-moi, mais je pense avoir bien fait, ris-je. Rien que pour le sourire de Marcus, je recommencerais une nouvelle fois si c’était nécessaire, quitte à m’attirer vos foudres.
— C’est vrai qu’il a l’air heureux, énonce-t-il, pensif. Mais je ne voudrais pas qu’il tombe et se retrouve blessé à la jambe, comme moi. Un estropié dans la famille, ça suffit, je trouve.
— Vous avez chuté à cheval ? lui demandé-je sans réfléchir.
— J’étais à cheval, oui, mais je n’ai pas chuté. Sinon, je serais mort, rétorque-t-il sèchement.
J’acquiesce et reporte mon attention sur Marcus, l’observant faire faire demi-tour à Mouche quand la longe est tendue afin de repasser devant nous. Il est très concentré, sans pour autant se départir de son sourire. Et sa petite bouille aux joues rondes est particulièrement attachante. J’ai pris l’habitude d’aller lui souhaiter bonne nuit chaque soir et, depuis quelques jours, il me réclame un câlin. Il est vraiment adorable et toujours de bonne humeur malgré son père grincheux.
— Marcus n’est pas vous. L’empêcher d’apprendre ne l’épargnera pas et n’éloignera pas le danger… Il pourrait très bien glisser dans une flaque et se casser une jambe ou… se cogner la tête. Alors qu’allez-vous faire ? L’enfermer dans sa chambre pour être sûr qu’il ne se blesse jamais ? Ce n’est pas une vie…
— Ne parlez pas de malheur ! C’est le meilleur moyen de l’attirer sur nous et je ne l’accepterais pas, commence-t-il avant de s’enthousiasmer. C’est bien, Marcus ! Comme ça ! Tirez plus sur les rênes et ce sera parfait !
J’attrape sa main et y dépose la longe.
— Allez faire un petit tour avec lui, je suis sûre que vous serez meilleur conseiller que moi. Et puis… cela lui fera plaisir de passer un moment avec vous.
— Vous croyez ? hésite-t-il alors que son regard trahit déjà sa volonté d’écouter mon conseil.
— J’en suis persuadée. Et… je vous prête Lune si vous souhaitez monter également, mais soyez gentil avec ma jument. Jeanne et moi allons… faire de la couture. Vous voyez, je peux être une jeune femme tout à fait bien élevée et obéissante, à première vue.
— Espérons que vous le soyez aussi au deuxième regard, alors. Merci, en tout cas, je pense que vous avez raison, Marcus va apprécier ce moment.
— Au deuxième regard ? m’esclaffé-je en m’éloignant déjà. Ne m’en demandez pas trop, Philippe !
Je rejoins Jeanne et l’attire avec moi un peu plus loin. Nous ne rentrons pas immédiatement et observons quelques minutes Marcus profiter des conseils de son père. Le gosse est tout jovial et, à cet instant, je me promets de faire en sorte que Monsieur Grincheux passe plus de temps avec ses enfants. Ils semblent si éloignés de lui que cela me brise quotidiennement le cœur. Pourtant, il suffit de petits instants comme celui-là pour se rendre compte que Philippe les aime. J’ai simplement l’impression qu’il est dépassé par la situation. Et si je ne doute pas que mon comportement le dépassera toujours, je suis certaine qu’il peut très bien s’en sortir avec Jeanne et Marcus, qui n’attendent qu’une main tendue de la part de leur père.
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