Chapitre 19
La compréhension de l’entremetteur
Philippe
Alors que le soleil se lève, je suis déjà réveillé et ne parviens pas à trouver le sommeil. Dans ma tête, je me passe et repasse les événements de ces derniers jours et le peu de résultats que j’ai obtenus alors que je pensais qu’il suffirait d’un bal et d’une ou deux rencontres pour caser la vicomtesse avec un autre noble. Mais non, Madame fait la difficile et ne trouve personne à son goût. J’ai beau changer de position sous mes draps, rien n’y fait. Les pensées qui m’assaillent reviennent toutes à Rose et cela ne me donne pas du tout envie de retrouver les bras de Morphée. Au contraire, et ça ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps, je sens une érection poindre sous ma chemise de nuit, comme lorsque j’étais adolescent. Ce n’est pas très sérieux et, dépité de mon manque de capacité à me concentrer, je décide de me lever et de vaquer à mes occupations.
Je retire ma chemise de nuit, passe un peu d’eau sur mon visage et mon corps avant d’enfiler une tenue simple mais confortable. J’ai trouvé ces vêtements dans une armoire, ils sont un peu vieillots mais on dirait qu’ils sont faits pour la vie dans ce domaine. Ils sont pratiques pour monter à cheval, légers et chauds car ils sont en laine et, en cas de visite impromptue, ils sont assez habillés pour ne pas avoir à se changer.
Je commence ma journée par un petit tour du domaine, comme j’en ai pris l’habitude ces derniers temps. Je suis toujours surpris de voir que même à cette heure matinale, il y a déjà des paysans dans les champs, d’autres à leur ouvrage. Ne dorment-ils donc jamais ?
Lorsque je reviens au château, je suis satisfait de ce que j’ai pu observer. Tout semble se dérouler comme je le souhaite et dès les prochaines récoltes, l’argent devrait recommencer à entrer dans les caisses. Je tiens à laisser une situation saine à Rose et à son futur mari, afin d’honorer la mémoire de son père et de remplir ma mission le mieux possible. Et au moins, quand je m’occupe de ces réalités de terrain, je ne pense pas au reste de mes objectifs, à savoir le mariage de la maîtresse du domaine. D’ailleurs, en parlant d’elle, la voilà qui arrive dans la salle à manger, vêtue d’une robe simple, blanche et presque transparente, avec un décolleté sage mais bien présent. Et mince, elle a capté mon regard et cela semble grandement l’amuser. Il va falloir que j’apprenne à être plus discret, moi.
— Bonjour Rose, vous avez l’air en forme, ce matin. Qu’est-ce qui vous met ainsi en joie ?
— Bonjour, Philippe. J’ai bien envie de vous dire que savoir qu’aujourd’hui aucun prétendant ne doit s’annoncer me met particulièrement en joie. La réponse vous convient-elle ?
Je suis content d’avoir la bouche pleine pour prendre le temps de réfléchir à la réponse adaptée. Parce qu’honnêtement, quand elle sourit comme ça et qu’elle rayonne, elle est magnifique, ce qui pourrait justifier de répondre que ce qu’elle a dit me convient. Mais je dois rester concentré sur ma mission.
— Non, pas vraiment, considérant qu’il ne me reste plus que quelques mois pour trouver celui qui aura le plaisir de vous épouser. Avez-vous oublié que vous risquez de tout perdre si vous n’êtes pas mariée à votre anniversaire ?
— J’aimerais consulter un avocat à ce sujet. Je ne vois pas pourquoi je devrais perdre le domaine à mes vingt-et-un ans si je ne suis pas mariée et je n’ai pas trouvé, dans les livres de mon père, un texte qui valide cette hypothèse. Pourriez-vous vous en charger ? Et essayez de nous trouver un jeune avocat, qui sait, il pourrait devenir un prétendant…
— Un avocat ? Mais ce n’est pas une situation digne de vous ! Et pourquoi mettez-vous en doute les propos de votre tante ? Elle m’a demandé de vous trouver un noble avec une bonne situation et je me suis engagé à le faire, en mémoire de tout ce que votre père a fait pour moi. Il faut que vous m’aidiez un peu à remplir ma mission, sinon jamais je n’y arriverai !
— Pourquoi ne devrais-je pas mettre en doute ses propos ? N’est-ce pas logique de vouloir des preuves ? Imaginez une seconde que vous n’ayez aucune obligation de me marier dans les mois à venir, ne serions-nous pas plus tranquilles tous les deux ? Surtout quand on voit les prétendants qui retiennent suffisamment votre attention pour qu’ils me soient présentés…
— Je vous concède que le jeune Guillaume de Clairmarais n’était pas à la hauteur, mais messire d’Orléans a tout ce qu’il faut pour assurer l’avenir du domaine ! Vous ne pouvez pas le nier !
— Mais je me fiche de l’avenir du domaine s’il s’agit de passer ma vie avec un vieux veuf irrespectueux et dégoûtant ! s’agace-t-elle en reposant bruyamment sa tasse sur l’assiette.
— Comment ça, vous vous fichez de l’avenir du domaine ? Je pensais que c’était ce que vous aviez de plus cher au monde ? l’interrogé-je, incrédule.
— Ce que j’avais de plus cher au monde, ce sont mes parents, et ils ont tous les deux disparu. Ce domaine… vaut-il la peine que je sacrifie ma vie et mes envies ? Que je vive un mariage arrangé avec un homme qui a plus du double de mon âge sous prétexte qu’il a de l’argent ? Et l’amour dans tout ceci ? La passion ? La dévotion ? L’attirance ? La complicité ? Qu’en est-il de toutes ces émotions que je mérite de ressentir, moi aussi ?
Et le pire, c’est qu’elle a l’air sérieuse dans ce qu’elle avance. Comment est-ce possible ? Son château est si peu important à ses yeux ? Et c’est quoi, ces envies de passion et d’amour ? Moi qui croyais que par leur éducation, les nobles ne pensaient qu’à l’argent, à leur propriété et à leurs possessions, Rose est en train de me démontrer le contraire. Est-ce qu’elle aurait trop lu de ces romans à la mode et qui font rêver les jeunes filles de bonne famille ?
— Vous seriez prête à risquer votre maison pour des sentiments éphémères, sans certitude qu’ils dureront ? Est-ce qu’une vicomtesse a vraiment le droit de croire à l’amour et la passion ? Parfois, il faut savoir laisser toutes ces belles émotions de côté et assumer ses responsabilités. Le sens du devoir, vous connaissez ? Après le sacrifice de vos parents, ce serait dommage qu’il n’ait servi à rien et que le domaine finisse aux mains de quelqu’un qui ne le respecterait pas, ne croyez-vous pas ?
— Vous me parlez du sacrifice de mes parents maintenant ? Très bien, et qu’auraient-ils eu dans leur vie s’il n’y avait pas eu cet amour qu’ils se portaient l’un à l’autre ? Un domaine ? Ce n’est que du matériel. Ne voit-on pas sa vie défiler devant ses yeux au moment de la mort ? Si c’est vraiment le cas, je ne veux pas avoir pour seules images cette maison, un homme qui me dégoûte ou me fait peur, des enfants conçus sans amour. Non, je veux vivre, mordre la vie à pleines dents, être heureuse, amoureuse, épanouie ! s’emporte-t-elle.
— Quel égoïsme ! Vous n’avez donc pas le sens des responsabilités ? Et puis, qui vous dit que je ne vais pas réussir à trouver le prétendant parfait ? Celui qui saura à la fois vous plaire, vous combler et s’occuper du domaine ? J’ai bien compris que jusqu’à présent, ça n’avait pas trop marché, mais il faut continuer à espérer, non ?
— J’assume totalement d’être égoïste, Philippe. Il s’agit de ma vie, de mon avenir. J’aimerais vous y voir, moi, soupire-t-elle, si une autre personne décidait de votre vie, privilégiait l’argent à ses propres sentiments… Dites-moi, votre mariage à vous aussi a été arrangé ?
Elle a vraiment l’air désespérée et sa supplique me touche plus que ça ne devrait. Surtout que ma réponse ne va pas arranger les choses.
— Non, c’était un mariage d’amour. Ce n’était pas la grande passion mais une véritable affection au départ qui s’est transformée en un amour serein et puissant. Et je suis désolé si je me retrouve en position de décider de votre vie, je vous assure que j’essaie de faire de mon mieux même si cela ne se voit pas toujours. Et je ne vous forcerai pas, vous savez. J’ai trop de respect pour la mémoire de votre père pour ça. Je crois qu’il aurait préféré que vous soyez heureuse en perdant le domaine plutôt que de le garder et finir malheureuse.
— C’est possible… Peut-être que je préfère cela également, pour être honnête, même si c’est tout ce qu’il me reste de mes parents.
— Eh bien, si vous voulez que je réussisse dans ma mission de trouver l’homme parfait, il va falloir m’aider. C’est quand même vous la première concernée. Et puis, honnêtement, vous avez autant si ce n’est plus de jugeote que moi. J’improvise totalement, moi, alors que vous, vous semblez toujours être en capacité de réfléchir et d’analyser.
— Je rêve ou vous venez de me faire un compliment, monsieur Maynard ? sourit-elle.
— Vous ne rêvez pas, pourquoi devriez-vous en être surprise ? Vous êtes une jeune femme assez exceptionnelle et celui qui vous épousera aura beaucoup de chance. Une femme à la fois jolie et intelligente, pleine de charmes et de répartie, riche en plus de tout ça, le parti idéal. Le nombre de prétendants le démontre d’ailleurs.
— Arrêtez, je vais finir par croire que vous appréciez lorsqu’une femme vous donne du fil à retordre, s’esclaffe Rose en s’essuyant la bouche sur sa serviette. Vous me flattez…
Une nouvelle fois, je reste interdit devant sa remarque. Est-ce que j’apprécie qu’une femme se montre comme elle un peu rebelle ? Avec mon épouse, ce n’était pas le cas, mais la concernant, c’est vrai que je trouve ça charmant. Mais bon, ce n’est pas moi qu’elle va épouser.
— Il faut savoir bien doser les choses et si vous y arrivez, votre époux, quel qu’il soit, sera à vos pieds. C’est un art, la séduction.
— L’art de la séduction… Je ne suis pas certaine de vouloir me cultiver sur ce point. Ne devons-nous pas accepter l’autre tel qu’il est ? Vous savez, vous êtes un homme caractériel, un peu obtus, froid et distant même avec vos enfants et vous ne faites rien pour me séduire, ce qui ne m’empêche pas de l’être, en de rares occasions rassurez-vous !
Eh bien, j’en prends pour mon grade, moi. Et avec tous ces défauts, elle insinue que j’arrive parfois à la séduire ? Comment se fait-il que je n’aie rien vu ? Je n’ai pas le temps d’analyser plus que ça la situation que déjà elle se lève et, en passant à mes côtés, elle me chuchote un petit merci et dépose un léger bisou sur ma joue barbue. Il va vraiment falloir que je lui trouve un mari rapidement car c’est bien trop agréable pour ne pas que j’en veuille d’autres. Si je continue comme ça, jamais je n’arriverai à remplir ma mission.
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