02. Scène de ménage
Alken
J’évite de bousculer la mémé qui sort déjà son chien à cette heure matinale. Il est mignon son petit caniche, mais franchement, pourquoi elle a choisi d’avoir la même coupe que lui ? Je l’esquive et continue ma course rapide au bord de la Deûle. Je ne regrette vraiment pas d’avoir emménagé dans cet appartement neuf au bord de la rivière qui disparaît au loin à l’entrée de Lille. Il a tout pour plaire, avec sa terrasse qui donne directement sur la rive, et cette petite promenade aménagée qui serpente le long des nouveaux bâtiments construits et qui me permet chaque jour de commencer ma matinée de la meilleure des façons. J’adore l’effort physique qui me permet d’oublier tout le reste et j’en profite pour vraiment faire le vide afin de pouvoir absorber toutes les émotions qui viendront remplir ma journée. Au pont, je fais demi-tour et reviens sur mes pas. Le soleil de cet été indien que nous apprécions tous m’éblouit un peu et, une nouvelle fois, je dois faire un écart pour éviter la mamie et son toutou.
Je me précipite dans l’entrée de mon immeuble afin de pouvoir avoir le temps de prendre une douche avant d’aller travailler. La montée en ascenseur jusqu’au dernier étage me donne le temps de reprendre mon souffle. Je pénètre dans mon appartement et file sous la douche. L’eau chaude sur mon corps me fait un bien fou. Cette journée ensoleillée s’annonce sous les meilleurs auspices et je souris. C’est vrai qu’après ma soirée de folie et ma nuit réparatrice, le soleil du matin est venu prolonger mon bonheur... Qui s’effrite rapidement quand je vois qui m’attend avachie sur le grand canapé du salon. J’attrape vite une serviette que je passe autour de mes parties intimes qu’elle connaît, certes, mais que je ne veux plus lui laisser mater.
— Lizi. Tu fais quoi, là ? demandé-je à ma femme qui se pointe chez nous sans s’être annoncée.
Lizi est une sacrée emmerdeuse. Allez vivre avec une danseuse caractérielle qui a vu sa carrière s’effondrer à la suite d’une blessure… Je ne lui en veux pas, ou pas trop, je comprends qu’elle ait eu du mal à encaisser cette difficulté, mais ça fait dix ans et je n’ai jamais retrouvé la femme que j’aimais. Cela a conduit à notre séparation il y a quelques semaines. Elle a pris un appartement dans le Vieux Lille, me laissant vivre dans cette résidence que j’ai choisie et qui me plaît tant depuis notre arrivée en France.
— Ton fils m’a dit que tu lui avais proposé de vivre ici. Ça ne te dérange pas de faire ce genre de propositions sans m’en parler en amont ?
— Parce que tu aurais accepté, peut-être ? m’énervé-je tout de suite tellement je ne la supporte plus. Il a vingt ans, il peut choisir où il va vivre, non ? Et c’est quand même mieux ici à l’étage que dans le canapé-lit que tu lui as réservé dans ton nouvel appart. Commence pas à m’énerver de bon matin.
— Je fais avec les moyens du bord, pour l’instant, s’agace-t-elle en se levant d’un bon. Fais attention à ce que tu dis, Alken, tu sais que je ferais tout pour lui et que c’est provisoire !
— Et c’est pour me dire des conneries comme ça que tu es venue de si bon matin ? Tu ne devais pas me rendre les clés, d’ailleurs ? continué-je en finissant de m’essuyer les cheveux.
— Mais les voilà, tes foutues clés, marmonne Elizabeth en me les balançant brusquement, manquant de m’éborgner au passage. Je veux que mon fils vive chez moi, c’est non négociable.
— Ça fait presque deux mois qu’il est chez toi. C’est aussi mon fils, je te rappelle. Et lui aussi a voix au chapitre. Bordel, ce n’est plus un gamin. Il a vingt ans ! Et ici, il a sa chambre. Ses habitudes. C’est fini, les vacances, là. A la rentrée, il sera à l’école de danse. Et ce serait mieux qu’il puisse dormir ici avec tout le confort nécessaire que sur ton truc qui claque plus qu’il ne clique !
— Est-ce que je t’ai déjà dit que ton humour ne m’a jamais fait rire ? Parce que, bon sang, qu’est-ce que tu es chiant ! Tu lui bourres le crâne avec ton joli appartement merdique, là, et tu feras quoi, hein ? Tu vas l’empêcher de sortir à outrance ? Faire attention à ce qu’il mange ? Très bien, Alken, disons une semaine sur deux ? Je pense qu’on va bien rigoler finalement.
— Non, Elizabeth. Il faut qu’il fasse attention et pas qu’une semaine sur deux ! Sinon, il va finir comme toi, blessé et incapable d’atteindre ses rêves. C’est ça que tu veux pour lui ? Qu’il soit un raté comme tu l’es devenue ? l’attaqué-je frontalement. Danseuse Etoile ? Laisse-moi rire, tu es plutôt Danseuse de la cave.
— Tu n’es qu’un enfoiré, Alken. Je ne comprends pas comment j’ai pu passer vingt ans avec toi, vraiment. Tu devrais peut-être redescendre un peu, Monsieur le prof. T’as fait quoi de beau dans ta vie toi, hein ? A part enseigner à des gamins insupportables et bons à rien ? Au moins j’ai eu une carrière, moi, quelque chose qui sort de l’ordinaire. Quel pauvre type tu fais, soupire-t-elle.
Voici quatre ans que j'ai quitté mon pays natal, l’Irlande, emmenant femme et enfant pour venir travailler ici, à Lille, dans cette école prestigieuse en tant que professeur de danse. C’est vrai que je n’ai jamais fait de carrière de danseur solo, mais j’ai participé à énormément de spectacles et de comédies musicales, et mon talent de professeur est internationalement reconnu. Pauvre type ? Si c’était le cas, on n’aurait pas les moyens de se séparer et de chacun vivre dans de beaux quartiers comme maintenant !
J’observe ma femme qui tourne en rond dans le salon et, comme à son habitude, remet tout en ordre, aligne les revues qui traînent, elle ne peut pas s’empêcher de faire ça quand elle est énervée. Au premier abord, elle n’a pas été ravie d'arriver en France. Mais elle a fini par être embauchée pour enseigner la danse classique dans la même école que moi. Et notre fils, Kenzo, rejoint également le cursus à la rentrée. Les chiens ne font pas des chats, le gosse est tombé dans la danse avant même d'être né, et s'est passionné pour la musique et le chant, en prime. Oui, je suis fier et c'est peu dire. Il a du talent, mon fils. En tous cas, je ne veux pas qu’il aille chez sa stupide mère qui pense qu’en lui laissant avoir tout le chocolat qu’il souhaite, en vivant “libre comme l’air”, il réussira quand même à percer dans la danse.
— Tu lui as demandé, à Kenzo, ce qu’il voulait ? Parce que moi, je lui ai parlé. Tu sais pourquoi il est venu avec toi ? Pour ne pas que tu fasses une bêtise ! Pas par plaisir, non, mais parce qu’il avait peur que sa diva de mère ne mette fin à ses jours en raison de la tristesse de ne plus avoir de mari qui s’occupe d’elle. Il est beau, l’amour filial ! Donc, non, pas une semaine sur deux. Impossible.
— Et donc, c’est quoi ton objectif ? Qu’il n’ait plus de mère du tout ? Parce que oui, effectivement, j’ai besoin de mon fils, à défaut d’avoir un mari compréhensif ! Jamais tu ne pourras comprendre ces années de souffrance, et jamais tu n’as vraiment essayé !
— Mon objectif, c’est que notre fils réussisse sa carrière et sa vie, soupiré-je en entrant dans ma chambre pour m’habiller. Et pour ça, crié-je à travers la porte restée ouverte pour ne pas mettre fin à la discussion, il faut qu’il puisse être dans les bonnes conditions pour y arriver. Reconnais qu’il sera mieux ici que chez toi, non ? Si on va voir un juge, tu sais qu’il serait d’accord avec moi. Alors, il faut qu’on trouve un arrangement qui nous convienne à tous les deux, ce serait mieux, non ?
— Tu m’emmerdes, Alken ! Je suis sûre que tu vas passer ton temps à ramener des pétasses sous le nez de ton fils, quel exemple tu vas lui donner, hein ? vocifère-t-elle du salon.
— On est séparé, je te rappelle. Je fais ce que je veux de mon cul maintenant, rétorqué-je en revenant vers elle. Pour Kenzo, je vais te proposer un truc. La semaine, il est chez moi et le weekend, chez toi. Comme ça, tu as ton petit bébé adoré à la maison et il n’est pas trop distrait pour bien travailler et améliorer sa technique à la danse.
— C’est pas assez, et tu le sais très bien. Je refuse de n’avoir mon fils que deux jours par semaine. C’est moi qui l’ai porté pendant neuf mois, je te rappelle, moi qui lui ai donné la vie ! Je lui laisserai la chambre si vraiment tu crains pour son petit confort, mais je peux t’assurer que quand il dort chez les copains, ce n’est pas un canapé qui lui fait peur.
— Je sais bien que tu l’as porté pendant neuf mois, c’est moi qui t’ai supportée pendant tout ce temps-là ! ricané-je. J’irais pas jusqu’à dire que je mérite une médaille, mais on y est presque ! Écoute, puisqu’il est chez toi et que tu ne lui as pas parlé, tu vas discuter avec lui et on le laisse choisir. Au moins, ça me fera un peu d’air, ici ! Tu m’étouffes !
— Oh pauvre petit chou ! Tu es le pire des enfoirés, O’Brien, je me demande bien ce qui m’a pris de t’épouser, j’aurais mieux fait de me jeter de la falaise ce jour-là, marmonne-t-elle en me bousculant pour gagner l’entrée.
Je ne fais rien pour la rattraper. Je me souviens de notre mariage et de nos premières années. Tout allait bien, nos deux carrières étaient en pleine ascension, notre amour était fort. Oh, il nous arrivait bien de nous disputer de temps en temps, mais rien qui ne se résolve pas par une chaude session sur l’oreiller. Ou ailleurs. Quand je repense à tous les endroits où j’ai pu profiter de son corps magnifique, je sens le mien se réveiller. Je pensais que j’avais épuisé ma libido hier, mais apparemment pas. Et à cause de sa petite scène, je n’ai plus le temps de me soulager si je veux être à l’heure pour la journée de pré-rentrée ! Même après notre séparation, elle arrive encore à m’empêcher de vivre !
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