07. On n'est pas à Danse avec les stars
Joy
Je regarde la rouquine improviser sur une chanson rythmée de Sam Smith, perdue dans mes pensées. Professeur O’Brien. Alken. Smith est prof de danse contemporaine. On est bien loin du comptable, bordel ! Je n’en reviens pas qu’il m’ait menti. Je ne lui ai pas demandé grand-chose, et sur le peu que j’ai voulu savoir, il m’a mitonnée comme pas possible ! Pas de prénom, un mauvais métier. Ça en dit long sur la personnalité du type. Le mec était prêt à tout pour me sauter, et en contrepartie, je n’ai récolté que mensonges. Et orgasmes. Beaucoup d’orgasmes, certes, mais merde !
J’aurais dû m’en douter. Le charisme, la grâce, l’agilité, la musculature. Mais quelle conne je fais, sérieusement ! Non, non je n’y suis pour rien, il faut que j’arrête de tout me coller sur le dos. C’est lui qui m’a menti, après tout. Et lui aussi qui ne s’est intéressé qu’à mon cul, sans poser de questions. Oh là là, dire qu’en me réveillant ce matin, j’espérais qu’il se pointerait encore ce soir au bar pour qu’on remette le couvert une fois de plus... Je ne peux pas coucher avec mon prof. La directrice, en rappelant les règles essentielles, a bien stipulé l’interdit, et insisté lourdement dessus, d’ailleurs. Elle a même dit qu’elle n’avait pas hésité à virer les personnes ayant transgressé ce point du règlement, et à les pourrir au-delà des frontières. Merde, j’ai la poisse, c’est pas possible. Pourquoi est-ce que je suis toujours attirée par des danseurs ? Il faut que j’arrête avec ça !
Je me secoue et me concentre sur le petit jeune qui danse actuellement. Il faut que j’évalue un peu les compétences de mes camarades pour savoir ce que chacun vaut, réfléchir à de possibles associations pour les travaux de groupe, et savoir de qui me méfier. Dire que je pensais pouvoir cerner les gens assez facilement, je me suis bien plantée ces derniers temps, alors il faut que je sois attentive. Nous allons travailler ensemble, certes, mais aussi et surtout être concurrents. Je sais que l’école participe fréquemment à des concours, et en organise même en interne, alors le côté amical ne devrait pas durer bien longtemps. Et s’il y a des danseurs et des danseuses habitués à écraser les autres pour briller, j’aime autant savoir lesquels risquent de me poser des soucis.
Je sursaute lorsque Kenzo se lève. Il ne reste plus que lui et moi à passer, puisque les autres se sont installés de l’autre côté de cette magnifique salle de répétition une fois passés. De hauts plafonds, des miroirs sur deux pans, de grandes fenêtres, un parquet bien entretenu, et un mur de briques rouges qui réchauffe la pièce, j’adore vraiment l’ambiance. J’ai un peu l’impression de me retrouver dans la série Un, dos, tres, mais en mieux. D’autant plus que ce n’est pas une prof, mais un professeur, canon et distributeur d’orgasmes au passage. Ah, je m’énerve ! Comment est-ce que je peux encore penser à ça après le coup tordu qu’il m’a fait ? Huit nuits de baise torride et j’ai le cerveau tout embrumé. Ou l’entrejambe qui prend le dessus sur le reste ? Toujours est-il que, merde, il faut que je me calme.
Kenzo est doué, bordel. Il a du charisme, beaucoup d’agilité, et on sent la matriarche et sa danse classique dans ses pas. Voilà ce que j’aime plus que tout dans la danse contemporaine : le mélange des styles. On peut faire de tout ou presque, et laisser parler ses émotions. C’est parfait, parce que je suis un puits sans fond niveau émotivité, et c’est sans doute le seul lieu, hormis mon lit, où je m’autorise à tout faire sortir. C’est ce qui plaisait tant à Myriam, mon ancienne professeure. Pour elle, je transmettais les émotions avec une facilité déconcertante. Et Kenzo est du même acabit. Il a beau danser sur une musique au rythme rapide et aux paroles simples, on peut discerner son envie de vaincre dans ses pas, son besoin d’expression dans ses gestes, sa force dans ses pirouettes. Il est superbe, et j’ai bien du mal à détourner le regard, même si celui de notre professeur, à travers le miroir, me trouble un peu trop.
Lorsque la musique change à nouveau et que Kenzo va s’asseoir de l’autre côté de la pièce, c’est finalement mon tour de montrer tous mes talents. Je me lève et m’étire quelques secondes avant de gagner le centre de la pièce. J’ai récolté une chanson lente, mais emblématique et que j’adore. Mad World, de Tears of Fears reprise par Michael Andrews et Gary Jules. Je débute debout et ne mets pas longtemps à m’imprégner du rythme, des paroles de ce titre si souvent repris. J’alterne aisément les passages au sol et les déplacements sur le parquet, remplissant l’espace et tentant de transmettre toutes les émotions que me fait ressentir cette chanson. Je me laisse même aller à quelques sauts plus classiques, même si je ne suis pas très échauffée, et termine un peu essoufflée à la fin de la chanson.
Je vais m’asseoir aux côtés de Kenzo qui me félicite alors que nous attendons que notre cher mytho de professeur prenne la parole. Il s’avance au milieu de la pièce, l’air songeur, et se tourne finalement vers le groupe pour nous observer longuement, toujours dans un silence de cathédrale.
— Il se fait désirer, murmuré-je à mon camarade qui pouffe dans la barbe qu’il n’a pas.
— Il adore faire sa star, chuchote Kenzo. Il croit que c'est ça qui va lui permettre de se faire respecter.
Je ris intérieurement et ne peux m’empêcher de me dire qu’il est beaucoup moins silencieux lorsqu’il fait des cochonneries, le prof.
— Silence ! Dans ce cours, je ne veux pas de bavardage, lance-t-il enfin en nous fusillant du regard. Respect et écoute, engagement et concentration, voilà les valeurs que je souhaite vous inculquer.
Quel bougon ! Si j’avais voulu un prof strict et carré, j’aurais choisi la danse classique ! Et puis, le mec parle de respect, la blague ! A quel moment est-ce qu’il m’a respectée, quand il m’a menti ? Pauvre type. Voilà le genre de professeur qui me gonfle. Ce n’est pas en gueulant sur ses élèves qu’il aura droit à davantage de respect. En tous cas, avec moi ça ne marche pas, au contraire. Ça a plutôt le don de m’agacer et de me donner envie de me rebeller. Surtout qu’il continue à nous regarder en silence avant d’enfin reprendre. Foutu mytho.
— Bon, c'est clair que la plupart d'entre vous pourraient remporter un concours local ou briller dans une soirée lycéenne. On va dire que c'est mieux que le boucher du coin qui s'amuse à faire la danse de la vache. Mais je n'ai pas vu beaucoup de vraie danse ! Vous pensez qu'il suffit de plier un peu le bras comme ça pour faire passer des émotions ? La danse, ce n'est pas que de la mécanique. Il faut des émotions ! Un peu comme sur la prestation de votre camarade qui est passée en dernier. Si vous ne dansez pas avec votre âme, autant rester chez vous à regarder Danse avec les stars depuis votre canapé ! Si vous voulez devenir le prochain Billy Elliot, il va falloir bosser. Dur. Tous les jours. C'est compris ?
Tout le monde acquiesce docilement alors que je ne peux m’empêcher d’à la fois apprécier sa remarque et de me dire que je viens d’être clairement cataloguée comme menace pour celles et ceux qui sont déjà en mode compétition. Si une part de moi est satisfaite, l’autre est plutôt mal à l’aise.. Je n’aime pas être mise en avant et il fait fort pour le premier cours. Bon, ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça. Enfin, entre nous, peut-être qu’il dit ça parce que niveau émotions, il en a vu plus que tous ceux présents dans la salle à mon sujet.
— Pour après-demain, je vais vous donner un petit exercice. Vous aurez toute la journée de demain pour vous entraîner car il n'y a pas de cours vu qu'on accueille les deuxièmes années. Je vais vous montrer une petite chorégraphie. Une seule fois. Faites bien attention. Vous devrez la reproduire au prochain cours. En fonction de votre résultat, vous pourrez être prioritaire pour choisir votre partenaire privilégié pour l'année. Cette salle est disponible sur simple réservation au secrétariat, comme toutes les pièces d'entraînement au premier et deuxième étage. Regardez bien et surtout, faites travailler votre mémoire émotionnelle !
Il est fou ou quoi ? Comment peut-on retenir une chorégraphie aussi rapidement ? Je veux bien faire des efforts, mais il me sera impossible de me souvenir de tout, surtout si je ne peux pas reproduire les pas au fur et à mesure ! Je jette un œil à Kenzo qui hausse les épaules et je soupire aussi discrètement que possible, mais le mytho m’entend et hausse un sourcil.
— Un souci ? me demande-t-il en se dirigeant vers la chaîne-hifi.
— Aucun, Professeur.
Il ne me calcule déjà plus et j’hésite entre être agacée par son comportement et rassurée. J’espère vraiment que nos dernières nuits ensemble ne vont pas entacher notre relation d’enseignant à élève. Je refuse de mettre ma scolarité en danger pour quelques parties de jambes en l’air.
Smith le comptable était déjà canon, mais Alken O’Brien, le professeur de danse contemporaine, lui, parle à la fois à mon corps et à mon âme. Sur un air d’Audioslave, Be yourself, il enchaîne les pas avec une telle facilité qu’on ne lui donne pas la quarantaine. On dirait un jeune homme qui s’exprime avec grâce et force à la fois. Je peine à déconstruire les pas pour tenter de m’en souvenir, parce que c’est un tout, une aura qu’il impose et qui me tord le ventre. Il cherche les émotions dans nos prestations ? Je peux vous assurer que si j’en ai vécues auprès de lui, dans son lit, sur son canapé, sous la douche ou encore sur sa terrasse, là il les transmet d’autant plus et je suis clairement hypnotisée, bouleversée par ce qu’il dégage.
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