09. A deux, tout est mieux

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Joy

La secrétaire que j’ai vue ce matin pour réserver la salle de répétition était plutôt cool. Bien plus que la mère de mon nouvel ami, qui m’a regardée de haut lorsqu’elle nous a vus discuter dehors, profitant du soleil, alors que nous avions travaillé durant deux heures sans relâche. Il faut croire que Maman Louve protège son petit plus que de raison, parce que je n’ai, je crois, rien fait pour mériter son courroux.

Les enseignants, ici, ont tous l’air dingue, en fait. Entre la prof de danse classique qui défend son fils face à une menace inexistante, le professeur de salsa plus chaud que la braise et le professeur de danse contemporaine qui… Pas de commentaire sur lui, ça me donne envie d’être violente. Ou nue et dans ses bras. Et c’est reparti.

— Tu as encore l’air contrarié, Joy. Un problème ?

Je me secoue et lève les yeux sur Kenzo qui vient de faire la chorégraphie demandée par le mytho, une fois de plus sans erreur, il me semble. Il m’impressionne autant qu’il m’agace. La technique est top.

— Non, non, excuse-moi. Je fatigue et je vais finir par haïr cette chanson à force de l’entendre, souris-je.

— Tu m’as regardé ? Ça allait ?

— Oui, oui, ça allait. Tu as tous les pas, non ?

— J’ai les pas, mais j’arrive pas à reproduire ce qu’il a fait à chaque fois qu’il y a le mot “Yourself”. Tu vois ce que je veux dire ?

— Il faut que tu t’imprègnes davantage de la musique, et ça devrait le faire. Je suis impressionnée par ta technique, vraiment.

— Merci, j’ai de qui tenir, rit-il. Tu essaies à ton tour ? Je te lance la musique si tu veux.

— Et si on faisait une pause ? Je te propose une petite improvisation à deux sur cette chanson. T’en penses quoi ?

— A deux ? Pourquoi pas, oui. Tu veux rester sur cette chanson ou en prendre une autre ?

— Non, celle-ci. Je pense que ça peut t’aider pour le petit truc en plus qu’il manque, souris-je en me levant. Il nous reste une demi-heure avant de devoir laisser la salle, autant essayer, non ?

— Allons-y alors. Je te suis, me répond-il en s’installant à mes côtés.

Je récupère la petite télécommande dans ma brassière et lance la musique tout en me positionnant derrière lui, contre son dos. Je glisse mes mains sous ses bras pour les poser sur son torse avant de murmurer à son oreille.

— Ecoute les paroles, vis la musique. Ces mots, ils doivent sortir de tes tripes, Kenzo. Be yourself, et montre-nous, dis-je alors que les premières notes se font entendre.

La guitare joue doucement et je tourne autour de lui. D’abord immobile, Kenzo ne me lâche pas des yeux et me rejoint dans la danse quand le chanteur entame le premier couplet. Je m’éloigne de lui et danse de mon côté jusqu’au refrain, où je vais le rejoindre et reprends mon manège, tentant de le mettre en valeur, de l’amener à se lâcher et s’exprimer. J’essaie de la jouer lascive, sans pour autant faire ma chaudasse, dans le genre promiscuité, complicité. Lorsque c’est finalement le solo de guitare, Kenzo me surprend en attrapant ma main pour me faire tournoyer à plusieurs reprises, avant d’imiter un guitariste un peu fou. J’éclate de rire devant ses gestes surjoués, entame moi aussi un air guitar, avant de m’allonger au sol lorsque le chanteur reprend de plus belle les “be yourself”. D’abord hésitant, mon partenaire de danse finit par me rejoindre, se positionnant au-dessus de moi, en appui sur ses mains. Nous roulons l’un et l’autre sans jamais vraiment nous toucher, et il m’entraîne finalement dans quelques derniers pas debout. Je finis par jouer le rôle de la guitare de Kenzo, et suis surprise en entendant rire au loin.

— Eh bien, je vois qu’on s’amuse bien ici, ricane Théo en entrant dans la pièce.

Je constate qu’il n’est pas seul. Plusieurs paires d’yeux sont en effet visibles de l’autre côté de la fenêtre qui donne sur le couloir. Dont ceux de notre professeur de danse contemporaine. Je crois ne l’avoir jamais vu aussi inexpressif, d’ailleurs, et je n’arrive pas à discerner ce qu’il peut penser de ce qu’il vient de voir.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demandé-je à Théo en le rejoignant.

— On doit prendre la salle, en fait. Alken voulait nous proposer une nouvelle chorégraphie pour le spectacle de fin d’année.

— Je vois. Il nous reste du temps, normalement, soupiré-je.

— Oui, mais on ne refuse rien à Alken O’Brien, Joy. Sinon, on s’attire des ennuis.

Je lui ai refusé mon corps pendant quatre jours, et ce ne sont pas des ennuis que j’ai récoltés, bien au contraire ! Heureusement que je ne suis pas trop impulsive à cet instant, parce que j’aurais très bien pu lui balancer ça l’air de rien.

— Bien, alors on va y aller.

Je grimace en allant récupérer mes affaires ainsi que ma clé USB. Si c’est ce que désire Monsieur O’Brien, soit. Je ne vais pas me faire prier pour me retrouver loin de ses yeux scrutateurs. Déjà, hier, j’ai fui. Si ce n’est pas vraiment dans mes habitudes, je préfère m’en tenir à ça. Cela m’évite de dire des choses que je pourrais regretter. Ou de lui sauter dessus pour le supplier de me prendre dans la minute. Ouais, mes hormones sont encore en pleine salsa au souvenir de nos nuits ensemble. Dur, dur !

Je suis Kenzo qui sort de la pièce et bute contre lui alors qu’il s’est arrêté brusquement.

— Bordel, tu veux pas me bousculer directement non plus, bougonné-je avant de me stopper net en constatant que le Mytho est juste devant. Bonjour professeur. Nous avons terminé, vous pouvez disposer de la salle.

— Merci, Joy, me répond mon ex-amant. Je doute que vous arriviez à transmettre vos émotions à Kenzo de cette façon. La présentation de demain est en individuel, je vous rappelle. J’espère que vous serez mieux préparée que ce que j’ai pu apercevoir.

— On faisait une pause, à vrai dire, rétorqué-je en tentant de masquer mon agacement face à sa remarque. C’était juste pour le plaisir, ça. Ça ne fait pas de mal de se faire plaisir de temps en temps, non, Monsieur ?

— Ici, on est là pour travailler, Joy. Vous feriez bien de vous en rappeler, me lance-t-il en me frôlant alors qu’il entre dans la pièce. A trop penser au plaisir, on en oublie l’essentiel. Je parle de la danse, bien entendu.

— Je préfère allier danse et plaisir, moi, sinon la danse n’a plus aucun intérêt, dis-je plus fort pour qu’il m’entende malgré les deuxièmes années qui entrent à sa suite.

— On verra le résultat demain en cours, Joy. Maintenant, laissez-nous, nous avons du travail.

Je souffle lourdement et attrape la main de Kenzo pour l’entraîner à l’extérieur. Bon sang, qu’il m’agace, ce mec ! Comment peut-il être aussi froid là, face à moi, alors qu’il y a peu, il me laissait le chevaucher, le regard enfiévré et les mains baladeuses ? Je ne sais pas si je vais pouvoir la jouer femme froide comme lui semble si doué pour le faire. Ce n’est pas moi, même si plus il se conduit comme un goujat et plus mon énervement augmente. Il y a bien un moment où, en plus de son art pour mentir, sa petite personne va vraiment m’insupporter et je vais arrêter de penser à sa peau contre la mienne, à sa langue aussi agile que le danseur qu’il est, non ?

— Bordel, qu’est-ce qu’il me gonfle ce prof, bougonné-je en m’installant sur l’une des tables de pique-nique entre le bâtiment D où nous étions et la bibliothèque.

— Pourquoi tu dis ça ? Il n’a pas tort quand il dit qu’on est là pour bosser, non ?

— On travaillait aussi. Ce n’est pas parce que ce n’est pas sa façon de travailler que c’est la mauvaise. Et puis, merde, la danse, c’est un plaisir avant tout, non ? J’ai trop longtemps pris ça trop au sérieux à cause de ma mère, hors de question qu’on me prive de ce plaisir à nouveau.

— Oui, tu as raison. La danse, c’est le plaisir avant tout, je suis entièrement d’accord. Je ne sais pas pourquoi il était comme ça, le prof, d’ailleurs. J’ai l’impression qu’il était pas dans son assiette. En tous cas, avec toi, c’était vraiment cool, cette session d’entraînement. A refaire, non ?

— Je suis pour, quand tu veux, souris-je. Et pour O’Brien, je m’en fous qu’il ne soit pas dans son assiette, on n’y peut rien, nous. Il faut savoir faire la part des choses, non ? C’est trop facile de se défouler sur les autres.

D’autant plus que j’ai déjà côtoyé, et de près, l’homme derrière l’humeur désagréable. Drôle, à la drague un peu lourde mais jamais déplacée, chaud, pour ne pas dire bouillant.

— Ouais, je lui dirai la prochaine fois que je le verrai, rit Kenzo en me tendant des chips. Tu verras, ça va le remettre sur le droit chemin !

— C’est pas très sérieux ça, souris-je en récupérant malgré tout une petite poignée. J’ai pas envie de découvrir le cours d’histoire de la danse classique, je crois que ce soir, je vais me coucher à huit heures pour être sûre d’être en forme demain. Quoique, si O’Brien est chiant demain matin, ça va être fatiguant aussi. Et ta mère, elle est comment en prof ?

— Chiante. Avec elle, la danse, c’est pas du plaisir, je peux te le garantir. C’est pas dans son cours qu’on va rigoler. Au moins, en danse contemporaine, on va pouvoir s’exprimer sans toutes ces règles que ma mère va chercher à nous inculquer encore et encore.

— Oh, j’ai fait treize ans de danse classique, crois-moi, j’ai l’habitude. Ma mère est elle aussi une danseuse classique. Enfin, elle a été, mais pas assez douée pour percer. Du coup, j’ai porté son rêve pendant des années, tu vois ? Elle t’a laissé le choix, ta mère, ou tu t’es battu pour le contempo ?

— Oh, tu dois être contente d’avoir pris la spécialisation contemporaine, alors ! Moi, elle n’a rien dit. Elle respecte mes choix. De toute façon, avec la séparation de mes parents, je fais un peu ce que je veux désormais.

— Tes parents sont séparés ? C’est pas cool, soupiré-je. Enfin, sauf si c’est mieux que les entendre se hurler dessus quotidiennement. Tu le vis bien ?

— Ouais, c’est mieux comme ça. Je t’assure. Bref, on retourne s'entraîner cet après-midi ? Il faut que je parvienne à t’apprendre les pas pour la choré de demain.

J’acquiesce et sors ma salade de mon sac pour déjeuner. Les tables autour de nous se remplissent déjà, et la folie étudiante prend le pas pendant cette pause déjeuner. Si le Mytho pense me pourrir ma journée, il se met le doigt dans l'œil. Je suis là où je veux être. Je me suis battue pour arriver ici. Et ce n’est pas un vieux con qui va m’empêcher de savourer et de réussir. Il peut bien critiquer autant qu’il le souhaite, cela ne changera rien au fait que j’aime la danse, j’aime y prendre du plaisir, et je sais que je suis capable. S’il y a bien un endroit où j’ai confiance en moi, c’est sur le parquet.

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