15. La Salsa de la discorde

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Joy

J’enfile mon legging en écoutant distraitement les filles papoter dans le vestiaire. J’ai toujours été plus proche des garçons que de mes congénères, et j’avoue que j’ai du mal avec la plupart des nanas présentes ici. Elles sont toutes en admiration devant le prof de danse contemporaine. Certes, il est canon, mais encore ? Peut-on aussi et surtout constater son talent ? Le peu qu’il nous a montré me donne des envies qui n’ont rien de sexuel. Quand on sait comment ça a commencé entre nous, on peut dire que c’est plutôt étonnant. Pourtant, j’ai adoré la chorégraphie de la semaine dernière, sur Goodbye my Lover de James Blunt. A la fois douce et puissante, poignante. Et il l’a magnifiquement interprétée.

— Il paraît qu’il se tape la secrétaire, lance l’une d’elle, les seins à l’air en pouffant.

Je confirme, il se la tape.

— Ouais, et il paraît qu’il en a une énorme.

— D’où tu tiens ça ?

Oh là là, c’est quoi cette conversation ? Énorme n’est d’ailleurs pas le mot qui convient, mais on peut dire qu’il est bien proportionné. Et qu’il sait s’en servir, surtout.

— Une deuxième année qui aurait entendu son ex-femme discuter au téléphone.

— Elizabeth se tape Enrico, peut-être qu’elle parlait de lui.

Et sinon, tout le monde baise avec tout le monde là-dedans ?

— Eh, Joy ? Elle est comment celle de Kenzo ? C’est héréditaire ces trucs-là, non ?

Je dois faire une tête pas possible puisque plusieurs éclatent de rire.

— Aucune idée, je ne me tape pas Kenzo.

— Oh arrête, vous passez votre temps ensemble.

— Oui, et toi tu passes ton temps avec Chloé. Vous êtes ensemble ? Non ? Ben voilà, marmonné-je en attachant mes cheveux en queue de cheval. Vous feriez mieux de vous concentrer sur la danse plutôt que de vous occuper des potins des profs.

Je sors des vestiaires en soupirant. Je ne vais clairement pas me faire des amies de cette façon, mais elles m’agacent. J’entends quotidiennement parler d’Alken dans ce vestiaire, comme si avoir cours avec lui tous les matins n’était pas suffisant. Alken par-ci, Alken par-là, je n’en peux plus. Même Kenzo qui se plaint de son père, ça me gonfle.

En parlant du loup, il est d’ailleurs en train de discuter avec Théo alors que les deuxièmes années vont avoir cours avec lui dans la salle à côté de la nôtre. C’est clair qu’il est canon, bon sang. Ce petit bas de jogging gris est juste… J’ai pas de mots, et ça m’agace d’autant plus d’être là en train de baver. Il faut à tout prix que je me remémore Alken en mode boule à facettes. Alken en boule à facettes. C’est mieux, quoique même en mode disco… Ah, ça m’énerve !

J’entre dans la salle et salue Enrico en déposant ma bouteille d’eau et ma serviette sur le banc avant de m’échauffer face au miroir en attendant que les autres arrivent. Kenzo me rejoint rapidement et s’échauffe à mes côtés en silence avant qu’Enrico ne nous demande de nous asseoir. On entend légèrement la musique de la salle d’à côté, la porte doit être restée ouverte, et Jame Blunt est encore de sortie. Je ferme les yeux une seconde et imagine Smith en train de danser au centre de la pièce, dans sa bulle, dans son monde.

— Mesdemoiselles, j’ai une annonce à vous faire, commence notre professeur. Certaines d’entre vous sont sûrement déjà au courant, mais pour celles qui ne le seraient pas, je vous informe que nous avons décidé d’ouvrir notre traditionnel concours de salsa aux premières années. Est-ce que vous savez ce que c’est, ce concours ?

Nous nous regardons avant de secouer négativement la tête, un peu bêtement. Si l’une de nous le sait, elle ne dit rien en tous cas.

— Eh bien, chaque année, nous sélectionnons la meilleure élève pour participer à un concours national à Paris qui regroupe des duos des meilleures écoles du pays. Un duo prof/élève, j’entends, car oui, l’heureuse élue aura la chance de participer avec moi à ce concours. A l’ESD, nous sommes les tenants du titre et les tenants du record de victoires. Nous avons une réputation à tenir. Pour l’école, c’est donc primordial de bien choisir. Mais aussi pour vous ! Les gagnants se voient en effet offrir un voyage avec la personne de leur choix et un chèque de quinze mille euros. Le rêve, non ?

Les murmures s’élèvent dans la salle et l’excitation grimpe à vitesse grand V chez les filles. Je ne sais pas quoi penser, de mon côté. La Salsa, j’adore, mais je ne suis pas une pro.

— Et comment vous allez choisir l’étudiante qui vous accompagnera à ce concours ? demandé-je.

— On vous donne une musique, vous faites la chorégraphie de votre choix, seule ou avec un garçon volontaire. Et je juge et décide de qui j’emmène, aidé de quelques collègues. C’est aussi simple que ça.

— Et pourquoi nous les garçons ne pouvons pas participer ? C’est de la discrimination, non ? lance Matt, un beau blond un peu plus jeune que moi.

Je lève les yeux au ciel en l’entendant se plaindre de discrimination. Ah les mecs, toujours près à ronchonner quand ça ne va pas dans leur sens, mais quand il s’agit de se battre pour le droit des femmes, en revanche, y a plus personne.

— Combien de temps pour préparer la chorégraphie ? continué-je sans laisser le temps à Enrico de répondre au blondinet.

— Alors, Matt, pour une fois que la discrimination est dans ce sens-là, il ne faut pas se plaindre. Désolé, vous n’avez pas la chance d’avoir une prof de salsa féminine, ce sera donc une étudiante qui sera sélectionnée. Quant à ta question, Joy, elle est très pertinente. On vous laisse quinze jours. Pression et efficacité. La vraie vie, quoi !

— Est-ce que si on fait la choré à deux, on peut demander à un deuxième année ? demandé-je sans réfléchir.

— Qui vous voulez, le concours est ouvert à tous, mais il faut que ça reste quelqu’un de l’école. Pas d’extérieur.

Je souris avant de constater que ma question n’a semble-t-elle pas trop plu à Kenzo qui s’est renfrogné à mes côtés. D’ailleurs, il passe tout le cours à m’éviter. Merde, je ne l’ai pas jouée très finement, mais j’ai vraiment envie de danser à nouveau avec Théo et c’est l’occasion rêvée. Rares sont les fois où les élèves de premières et deuxièmes années sont réunis.

Il gagne rapidement les vestiaires à la fin du cours et je n’ai même pas le temps de lui parler. Je bougonne dans mon coin en sortant de la salle et tombe nez à nez avec Théo, en sueur, s’épongeant le front.

— Tu tombes bien, cher ami. J’ai besoin de ton talent, souris-je en l’embrassant sur la joue.

— Ah oui ? Tu as besoin de mon radar pour un nouveau garçon ? demande-t-il en souriant. Montre-le moi, ce sera peut-être mon prochain quatre-heures !

— T’es con, ris-je en l’attirant dans sa salle de cours. J’ai besoin de toi pour les sélections pour le concours de Salsa. Je veux qu’on danse ensemble.

— Tu veux y participer ? Tu sais que la concurrence va être rude, hein ? Te fais pas trop d’espoir d’être sélectionnée alors que tu es en première année. Mais je suis ton homme, bien entendu. Ça fait trop longtemps qu’on n’a pas dansé ensemble, Princesse.

— Merci pour l’encouragement, soupiré-je. J’ai la chanson, t’as quelque chose de prévu maintenant ? Je vais appeler Roan pour lui dire que je suis pas dispo, j’ai déjà plein d’idées. Dis oui, s’il te plaît !

— Eh bien, je suis un peu fatigué du cours avec l’Apollon qui sert de père à ton crush du moment, mais je suis tout excité à l’idée de voir tes idées ! me répond-il avec un grand sourire et un air ravi qui fait plaisir à voir. Et puis, avec un partenaire comme moi, tu as toutes tes chances. Tu sais comme j’aime la Salsa ! Je vais te sublimer, tu vas voir ! On peut y aller maintenant !

Il s’interrompt cependant rapidement.

— Pourquoi tu n’as pas demandé à Kenzo de danser avec toi, au fait ? Vous vous êtes brouillés ?

— Non, j’ai juste envie de danser avec mon meilleur ami, mon coloc, mon partenaire de danse, ma moitié victorieuse de concours avec moi. Tu vois ? Je veux que tu me sublimes encore une fois, beau gosse.

— Tu lui as dit, au moins ? Je ne veux pas qu’il pense que je lui vole la vedette, même si je suis trop heureux ! On va dans quelle salle ? C’est quoi la chanson ?

— J’en sais rien, ris-je, Enrico ne nous l’a même pas fait écouter. Je vais essayer de choper Kenzo à la sortie des vestiaires, mais il me boude déjà, je crois… Tu veux bien appeler Roan pour moi en attendant ? Et je passe au secrétariat pour voir quelle salle est dispo. Deal ?

— On fait comme ça, Chérie. A tout de suite !

Je lui saute au cou et l’embrasse bruyamment sur la joue avant de sortir de la salle. Il faut absolument que je me calme en attendant Kenzo. Je ne veux pas le blesser, mais l’idée de danser avec Théo me fait tellement plaisir que j’ai du mal à me contenir.

Il se fige lorsqu’il me voit en sortant, et je ne peux que constater qu’effectivement, je l’ai blessé. Loin de moi cette idée, cela me met plutôt mal à l’aise et je m’en veux.

— On peut parler deux minutes ?

— Tu préfères pas parler à un deuxième année ? me répond-il, aussi acerbe que son père quand il s’y met.

— Ecoute, Kenzo, je suis désolée, je… Je ne voulais pas te vexer, c’est juste que ça m’a donné envie de danser avec Théo. C’est rare de pouvoir se mélanger aux deuxièmes années, et ça me manque de danser avec lui.

— Tu trouves qu’il danse mieux que moi, c’est ça ? Toi aussi, tu trouves que je ne donne pas assez d’émotions quand je danse ? demande-t-il tristement.

— Kenzo, soupiré-je en l’attirant sur le banc près de l’entrée. Tu le sais bien, non ? On a tous des défauts. Et on y travaille chaque fois qu’on danse tous les deux. Tu y arrives de mieux en mieux d’ailleurs, mais tu es trop embourbé dans la remarque de ton paternel pour t’en rendre compte. Ce n’est pas une question de mieux danser, c’est juste que… Théo et moi on a déjà fait de la Salsa ensemble, et on se connaît par coeur.

Je dépose un baiser sur sa joue et pose ma tête sur son épaule en serrant sa main dans la mienne.

— Ne m’en veux pas, je t’en prie, continué-je. Je te promets qu’on aura plein d’occasions de danser ensemble, encore.

— Oui, tu as raison, répond-il en souriant suite au baiser. Et puis, il faut que tu mettes toutes les chances de ton côté. Je serai ton premier supporter ! Et prêt à remplacer Théo si un jour il ne peut pas s'entraîner avec toi. Tu danses si bien, je suis sûr que tu vas l’emporter ! En plus, avec un danseur comme Théo, ça va être magnifique, le spectacle.

— On verra bien, l’essentiel c’est de s’amuser et de donner le meilleur de soi.

C’est vrai. L’essence même de la danse, c’est de s’éclater. Et avec Théo, je m’éclate comme jamais en danse. C’est juste un pur bonheur d’onduler avec lui en rythme. En plus, il part toujours en live pendant les entraînements, et le pire c’est que ça donne des idées pour modifier les chorés et les améliorer. Bref, aussi agréable soit-il de danser avec Kenzo, l’idée de préparer la sélection avec mon meilleur ami me réjouit encore davantage, et j’ai hâte de m’entraîner jusqu’à épuisement, et jusqu’à trouver la satisfaction dans nos pas. Concours parisien, me voilà !

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