22. Entorse dans la grisaille du Nord
Alken
— Allez, Kenzo, dépêche-toi, on va être en retard pour les cours. Si tu me demandes de t’accompagner, tu pourrais au moins faire l’effort d’être à l’heure !
Je m’énerve contre mon fils qui paresse au lit alors que l’heure de partir approche à grands pas. Je m’énerve aussi parce que je sais qu’il a passé la soirée à discuter avec Joy sur le groupe WhatsApp qu’ils ont créé avec les premières années au lieu de se coucher tôt comme il le devrait pour être en forme. Ils oublient que les profs sont aussi sur le groupe, et j’ai donc pu suivre leurs échanges, en m’énervant tout seul sur mon canapé. Les échanges étaient innocents, mais j’ai l’impression qu’ils sont en train de devenir meilleurs amis et mon cerveau un peu torturé me dit qu’il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’ils deviennent amants. Joy est si sensuelle, si attirante. Comment lui résister ?
Kenzo émerge enfin, un sourire béat sur le visage, son regard toujours vissé à son téléphone. J’aperçois la photo de profil sur Facebook de la jolie brune qui nous fait tous fantasmer et me demande les secrets qu’elle cache sur son compte auquel je n’ai pas accès mais qui rend mon fils si heureux. Je sens que la journée va encore être longue.
On fait la route et, bien entendu, tous les lillois ont décidé de prendre leur voiture parce qu’il pleut et qu’il fait froid. Il faut dire qu’on a le droit à un vrai temps de Toussaint. Brel n’a qu’à bien se tenir, le ciel est bas, il est d’un gris uniforme et triste, le canal s’est pendu et tous mes espoirs de passer une bonne journée avec.
— Kenzo, arrête de faire ce sourire niais, s’il te plaît. On dirait que tu viens d’obtenir une place dans la dernière production de Broadway.
— Eh, c’est pas parce que tu t’es levé du pied gauche qu’on doit tous faire la tronche hein, bougonne-t-il en pianotant sur son téléphone. Qu’est-ce que t’as ?
— Rien, c’est ce temps de merde qui me tape sur les nerfs. Et toi, qu’est-ce qui te rend de si bonne humeur ? Tu aimes le froid et le gris ? J’ai besoin de soleil et de chaleur, moi.
— Ben pour un Irlandais venu vivre à Lille, je crois que tu en demandes trop, ricane-t-il. J’ai rencard avec Joy, c’est tout.
— Ah oui, je comprends mieux le sourire niais. T’attache pas trop à elle, j’en ai connu des filles comme ça à ton âge. Une fois qu’elles connaissent le succès, tu n’existes plus à leurs yeux et tu te retrouves seul comme un con à devoir draguer les danseuses de ballet trop coincées pour être déjà casées.
Kenzo lève les yeux au ciel et je m’en veux d’être aussi mesquin. Je pense en réalité que Joy a trop de gentillesse pour devenir comme ça. Cette fille a un grand cœur et beaucoup de courage et d’esprit d’équipe. Et un cul magnifique aussi. Il ne faut pas l’oublier, ce cul.
Quand on arrive à l’école, je me gare sur la place qui m’est réservée et Kenzo se dépêche d’aller rejoindre ses camarades de promo alors que j’entre dans le bâtiment où m’accueille Marie avec un énorme sourire qui ne présage rien de bon. C’est vrai qu’elle est superbe comme femme, son décolleté bien ouvert promet monts et merveilles, mais je n’ai vraiment pas la tête à la gaudriole aujourd’hui.
— Bonjour Alken. J’espère que tu es libre ce soir. J’ai acheté un petit ensemble sur Internet que j’ai reçu hier soir. Je sais qu’il va te plaire ! Enfin, je sais que tu vas adorer me l’enlever, petit coquin !
— Ce soir ? Je ne sais pas, je dois répéter pour mon spectacle… tenté-je avant qu’elle ne me coupe.
— Non, non, ce soir, tu as libéré ton emploi du temps, j’ai vu. Ne te fais pas prier, tu sais que je vais te faire jouir, mon Lapin. Je serai chez toi à vingt heures.
Elle n’abandonne pas, Marie. Elle sait que je ne suis plus aussi enthousiaste à l’idée de nos séances de cul qu’avant, mais elle persiste. J’ai même l’impression qu’elle cherche à ce que je la mette enceinte pour ensuite me garder dans ses filets, mais je suis toujours extrêmement vigilant à me protéger. Je me suis déjà retrouvé coincé une fois avec une femme en raison d’un môme, ce n’est pas pour recommencer à quarante balais.
— Bonne journée, mon Chou. J’ai hâte que tu me fasses jouir ce soir ! me lance-t-elle avec un bisou alors que Joy et Kenzo entrent juste dans le Hall.
Je remarque immédiatement la grimace qu’ils ont tous les deux en entendant sa remarque. Kenzo se moque de moi en faisant semblant de m’envoyer des bisous de sa main qu’il porte à ses lèvres avant de souffler dans ma direction. Sale gamin mal élevé. Mais lui, je m’en moque, c’est le regard de Joy qui me fait le plus mal. J’ai l’impression qu’elle est prête à faire s’effondrer tout le bâtiment sur mon corps et celui de Marie tellement l’idée que je puisse forniquer avec la secrétaire la répugne. Si elle savait qu’il n’y avait qu’elle dans mes pensées, je me demande si elle serait dans le même état d’esprit.
Nous nous retrouvons en salle de cours et je suis tellement énervé que je leur fais juste faire des exercices de technique et d’endurance. Pas un pas de danse à proprement parler. Ce n’est pas une séance inutile, loin de là, ils vont en retirer des bénéfices, mais pour avoir vécu ce genre de session d’entraînement, il n’y a rien de plus frustrant. Quand on est danseur, ce qu’on veut, c’est danser. Pas faire des exercices de souplesse pendant deux heures. Tant pis pour vous, les jeunes. Je ne suis pas d’humeur et je veux que la Terre entière partage mon énervement.
Quand enfin je me retrouve seul et que j’ai un peu de temps pour m’entraîner, j’enlève mon tee-shirt pour me mettre à l’aise et répéter les pas qui me posent problème pour le spectacle. Je me suis fait incendier le weekend dernier par Mohamed Benkhali parce qu’il trouve que mon pas est trop cadencé et pas assez artistique. Franchement, il me gave aussi avec ses consignes qui ne riment à pas grand-chose. Je suis ainsi perdu dans mes pensées quand Marie débarque dans la salle. J’ai peur qu’elle ne vienne pour une petite baise, mais non. Même si le regard qu’elle pose sur mes abdominaux est flatteur, elle est venue pour me parler.
— Tu as entendu la rumeur ? me demande-t-elle en approchant.
— Laquelle ? Des rumeurs, dans cette école, il y en a toutes les dix minutes, lancé-je un peu brusquement. Et tu veux que j’entende quoi entre ces quatre murs ?
— Je ne sais pas, soupire-t-elle, Enrico qui hurle à la mort dans la salle d’à côté, peut-être ? C’est fou comme tu es autocentré parfois, Alken…
Autocentré ? Moi ? N’importe quoi, me dis-je dans ma tête avant de me rendre compte qu’elle a parfaitement raison et que je suis encore en train de faire la même chose. Là, ce n’est pas de moi dont il s’agit mais de Enrico.
— Enrico ? Il hurle ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Pourquoi ne vas-tu pas l’aider ?
J’essaie de passer à côté d’elle pour venir en aide à mon collègue, mais elle me retient par le bras avant de venir se coller à mon épaule.
— C’était il y a une heure, gros Bêta. Il est aux urgences. Il préparait une choré ou je ne sais quoi et il s’est blessé au genou.
— Oh merde alors. J’espère que ce n’est pas trop grave, m’inquiété-je, vraiment concerné alors que la secrétaire rondelette me serre contre elle pour atténuer le choc de sa révélation.
— Je ne sais pas, mais il avait l’air de souffrir le martyre, le pauvre…
C’est vraiment la tuile. Une blessure au genou qui fait souffrir comme ça, c’est vraiment pas bon signe. Au mieux, c’est une foulure, quelques semaines d’arrêt. Si quelque chose est cassé, son année scolaire est terminée. J’espère qu’il a pris l’assurance et la mutuelle de l’entreprise, sinon, ça va mal se passer pour lui.
Alors que je sens les doigts de Marie commencer à se glisser dans mon jogging et s’emparer de ma queue qui réagit immédiatement à ses caresses, la porte s’ouvre à nouveau et Marie se fait prendre la main dans le sac. Littéralement parlant.
— Marie ! Vous pensez que c’est le moment ? la cingle Elise qui la foudroie du regard. Alken, il va falloir penser à être plus performant à la maison si tu veux qu’elle ne te saute pas dessus à la moindre occasion au boulot !
— Tu as des nouvelles d’Enrico ? lui demandé-je immédiatement, sans prendre la peine de relever sa remarque qui a au moins eu le mérite de calmer un peu Marie.
— Oui, on est sur une grosse entorse, il en a pour trois semaines minimum. C’est la merde, Alken, le concours est dans à peine trois semaines ! panique-t-elle comme si elle venait tout juste d’apprendre la nouvelle.
— Ah oui, mince, on va devoir déclarer forfait pour le concours alors. Joy va être dévastée, elle qui se faisait une joie d’y participer.
— C’est une catastrophe ! continue à se lamenter notre directrice. Une catastrophe qui va nous coûter une fortune ! Nos investisseurs vont retirer leurs fonds si on ne fait pas voir les couleurs de l’école à ce concours !
— Et on ne peut pas lui trouver un remplaçant, à Enrico ? demande innocemment Marie avant de se tourner vers moi. Alken sait danser la salsa, par exemple ! N’est-ce pas, mon Chou ?
— Oh mais oui, s’enthousiasme Elise en se tournant vers moi ! Elle est là, la solution ! On ne gagnera peut-être pas, mais avec toi, Alken, on ne sera pas ridicule ! Merci Marie, c’est une idée formidable ! Alken, tu as trois semaines pour faire un miracle avec la petite Santorini. Et ne t’avise pas de râler ou de protester, me coupe-t-elle avant que je ne puisse prendre la parole, ce sera pour te faire pardonner toutes tes frasques à l’école.
Sur ces paroles qui me laissent coi, elle sort de la pièce, me laissant seul avec Marie, toute fière de ce qu’elle vient de proposer.
— Tu vas encore être la star de la soirée, mon Chou ! J’adore quand tu es mis à l’honneur comme ça !
Je soupire et à ce moment-là, je ne pense qu’à une chose : comment je vais faire pour concilier la préparation de ce concours en si peu de temps avec la préparation du grand spectacle parisien pour le début de l’année prochaine ? Ce n’est que quelques minutes plus tard, une fois abandonné par Marie, que mon cerveau percute et que je me rends compte que c’est avec Joy que je vais préparer ce concours. Si chaque répétition est caliente comme la fois où j’ai dansé la salsa avec elle, ça promet bien des tortures et des tentations.
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