23. Couple sous contrainte
Joy
J’observe Kenzo, le nez penché sur le téléphone de Théo, s’esclaffant à chaque nouvelle photo qui défile. J’aurais mieux fait de rester couchée ce matin. Je déteste ces clichés. Oui, mon meilleur ami s’amuse à montrer à ce couillon qui ricane des photos de nous, plus jeunes, en tutus pour la plupart. Quelle idée !
— Oh et regarde celle-là. Joy avait passé l’été à manger n’importe quoi ! Quand notre prof l’a vue arriver, elle lui a demandé si elle comptait passer l’année à rouler plutôt que de danser, ricane Théo que je fusille du regard.
J’avais passé l’été à compenser la pression maternelle par la bouffe, oui. C’était d’ailleurs peu de temps avant que je lâche le classique pour un moment et me découvre tout autrement avec la danse contemporaine.
— Oh ça va, me dit-il, il faut que tu passes à autre chose. Si tu n’en ris pas, jamais tu ne tourneras la page.
— J’ai tourné la page, mais tu me rappelles cette époque au moins une fois par semaine. Et j’ai ma mère au téléphone au moins aussi souvent. D’ailleurs, pour elle, le concours de salsa est une connerie de perte de temps. Bref ! Et si on se concentrait sur ce foutu exposé, Kenzo ?
— Bien, je vous laisse bosser alors, nous dit Théo en venant m’embrasser sur le dessus de la tête. A ce soir Princesse, sois sage !
Je l’observe descendre le grand escalier de la magnifique bibliothèque du Campus où j’adore venir étudier ou simplement flâner dans les allées. Autant dire que le silence qui y règne est apaisant, que l’odeur des livres qui imprègne l’espace est agréable, et l’ambiance particulièrement reposante. Même quand je m’enquiquine à chercher des infos sur l’histoire de la danse.
J’avoue que samedi matin, après notre petit égarement avec Théo, j’étais plutôt mal à l’aise. Et lui m’a apporté le petit-déjeuner au lit, m’a remerciée pour ce moment, confirmé qu’il préférait les mecs même si ma chatte était bien accueillante. Quel fou, ce type !
— Tu étais très jolie, même avec quelques kilos en trop, Joy, sourit Kenzo en venant s’asseoir à mes côtés.
— Tu parles, soupiré-je. J’étais vraiment pas bien mentalement à cette époque-là, surtout. Bref, le XIXème siècle, le début de la torture avec les pointes, tout ça, tout…
— Ah, vous êtes là, Mademoiselle Santorini !
Oh non, pas elle ! Je n’ai aucune envie de me retrouver nez à nez avec la connasse qui réclame des orgasmes à Smith, bordel ! Je la déteste. Elle ne m’a rien fait, elle est même plutôt gentille, mais je la hais. C’est moche, ce n’est pas mon genre, mais la jalousie me tord les tripes et contrôle tout le reste. Jalousie mal placée, certes, mais pourtant bien présente.
— Je suis là, oui. Un problème ? Je suis venue régler la fin du semestre la semaine dernière pourtant.
— Oh non, ce n’est pas ça. Madame Martin veut vous voir immédiatement dans son bureau.
Oulah, jamais bon quand la directrice veut vous voir sur le champ, non ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Bon, ok, j’ai un peu envoyé bouler Enrico vendredi dernier, mais en même temps, il s’acharne à vouloir me faire faire un porté que je ne sens pas du tout !
Je jette un œil à Kenzo qui hausse les épaules, et me lève en enfilant ma veste pour suivre la secrétaire cochonne sur tout le campus et gagner le bâtiment administratif. C’est toujours calme ici, bien loin de l’agitation du bâtiment D, de la cour lorsqu’il pleut des cordes ou du théâtre, où règne toujours une agréable agitation.
J’attache mes cheveux désormais mouillés par le crachin en montant les deux étages qui me mènent au long couloir froid des bureaux. Lorsque j’entre après m’être annoncée dans celui d’Elise Martin, mon ventre se tord et une angoisse sourde prend naissance dans mes tripes. Alken est assis là, avec elle, et je prie pour qu’elle n’ait pas découvert que nous avons couché ensemble. Enfin, avant que je n’entre en formation. Techniquement, je ne risque rien, si ?
— Bonjour Madame Martin. Professeur, dis-je en restant debout. Que se passe-t-il ?
— Bonjour Mademoiselle Santorini. Asseyez-vous, je vous prie. Il faut que nous discutions avec vous. Il y a… Des changements pour le concours de salsa, on va dire.
— Des changements ? De quoi voulez-vous parler ? demandé-je en m’asseyant après avoir enlevé ma veste.
— Eh bien, vous allez bientôt tous l’apprendre, mais votre professeur de salsa, Enrico, avec qui vous deviez faire le concours, s’est blessé hier au genou. Les premiers examens montrent qu’il sera absent un mois au moins, commence-t-elle avant de se taire et de laisser planer un silence que ni elle, ni Alken ne semblent vouloir rompre.
— D’accord, soupiré-je après avoir encaissé la nouvelle. Et… Du coup ? Pas de concours ? Je… Et Enrico, ça va ?
— Il va bien, oui, intervient Alken. Je l’ai eu au téléphone ce matin, et il rentre chez lui ce soir. Une entorse. Ça arrive même aux meilleurs d’entre nous. Mais il va être immobilisé un petit moment. Pour le concours, notre directrice a eu une idée formidable, Joy. Je la laisse te la présenter.
— Joy, j’ai demandé à Alken de remplacer Enrico pour le concours de danse. Je sais que les délais sont courts, que vous n’avez pas préparé le concours ensemble jusqu’à présent, mais je sais que vous saurez vous adapter. Alken va faire de la place dans son emploi du temps, malgré sa préparation pour le spectacle à Paris, mais bon, c’est quand même nous qui le rémunérons. Au pire, vous prenez du temps sur d’autres cours pour lesquels vous serez bien entendu excusée, Joy. Cela vous convient-il ou préférez-vous que je demande à une deuxième année plus aguerrie de vous remplacer aussi au vu des circonstances ?
Je les regarde à tour de rôle, un peu hébétée. Est-ce qu’elle se rend compte qu’elle me jette droit dans la gueule du loup, là ? Alken et moi qui dansons, c’est… Presque aussi intense que lorsqu’il me pénètre, merde !
— Non, non, bien sûr que non, pas de problème, mais je vous remercie de m’autoriser à manquer des cours si nécessaire, parce que je travaille le soir et que j’ai vraiment besoin de continuer à faire des heures. Je… Je suis sûre qu’on va vite réussir à s’entendre.
— Parfait. Alken, des remarques ? Tu me confirmes que tu vas t’investir dans ce projet et pas le mener par dessus la jambe ?
— Oui, Elise, soupire-t-il. Je pense que nous allons faire bonne figure, même si avec le peu de préparation, on risque d’avoir moins de chance que si c’était Enrico. Et même si je ne suis pas un spécialiste de la salsa, ne t’inquiète pas, l’école sera bien représentée. Le talent émotionnel de Joy saura cacher nos petites imperfections, j’en suis convaincu. Joy, je te propose de commencer dès cet après-midi, après le déjeuner. Ça te va ? Tu es disponible ?
— J’ai cours jusqu’à quinze heures, mais je suis libre ensuite jusqu’à dix-huit. On fait ça alors…
Je remercie Madame Martin et quitte le bureau rapidement, dans un brouillard épais. Je le sens mal, vraiment très mal. Le talent émotionnel ? Tu parles, ce ne sont pas mes émotions qui vont parler, là, mais mes hormones ! Je vais passer mes nuits à me soulager toute seule de ces répétitions qui vont me faire bouillir de l’intérieur, ouais !
Je me presse de descendre pour ne pas me retrouver en tête à tête avec Smith, et manque de percuter la secrétaire cochonne qui affiche un sourire jusqu’aux oreilles.
— L’idée était bonne, non ? Alken danse très bien la salsa, je crois que je me suis surpassée sur ce coup-là !
Je fronce les sourcils en l’observant. L’idée vient d’elle ? Il a déjà dansé la salsa avec cette dinde ? Oh mais stop, c’est trop tout ça, je n’arrive plus du tout à réfléchir de manière logique, je sens que je perds le contrôle de mes émotions.
J’acquiesce bêtement, un sourire feint sur le visage, et me précipite à l’extérieur. Finalement, la pluie, c’est plutôt cool. Je vais finir trempée, mais ça me rafraîchit un coup et permet de me calmer.
Les heures qui suivent passent à une lenteur pas possible. Je déjeune avec un Kenzo enjoué qui ne doit rien comprendre à mon silence, puis vis de très loin le cours d’histoire. Ma feuille est blanche à la fin des deux heures et je sors sans rien avoir retenu, clairement. Tout mon être est déjà tourné vers les répétitions à venir, vers ce tête-à-tête avec Smith que je n’ai pas demandé. Après un rapide passage au bâtiment administratif, je me dirige vers la salle de répétitions que mon professeur de danse contemporaine a retenue pour cette fin de journée. Un rapide passage aux toilettes pour me changer et j’ai le temps de m’échauffer avant qu’il n’entre finalement dans la pièce, son putain de jogging gris moulant sur le derrière, et un foutu tee-shirt pas beaucoup plus ample sur le dos. Il me regarde rapidement de bas en haut et me sourit.
— Désolé pour le retard, j’étais occupé dans la salle des profs.
— Dans la salle des profs ou au secrétariat ? bougonné-je en lui tournant le dos pour continuer mes exercices.
— Je travaillais sur mon planning pour faire du temps pour nos répétitions, j’essaie d’éviter le secrétariat en ce moment, répond-il simplement tout en continuant à me dévisager, intrigué.
— Je peux me rendre disponible le samedi et dimanche matins, si tu veux pouvoir continuer à répéter pour ton spectacle les soirs de semaines. Tu préfères qu’on change toute la chorégraphie ou qu’on reste sur celle d’Enrico ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, je vais me débrouiller, j’ai encore le temps de me préparer. On va se prendre un max de dates pour s'entraîner sans s’épuiser par contre. Il faut qu’on soit raisonnable et qu’on y aille en forme plutôt que sur les rotules. Pour la chorégraphie, celle d’Enrico est une bonne base, mais on va l’améliorer à deux, non ? Il me semble qu’on peut la rendre beaucoup plus sensuelle. Enfin, surtout de mon côté, je sais que je ne vais pas avoir de difficultés à laisser transparaître le désir et la sensualité quand je danse avec toi.
— Il va quand même falloir canaliser tes ardeurs, Smith, marmonné-je. Ou compenser en baisant davantage ta secrétaire.
Je récupère ma clé USB dans mon sac et file allumer le système audio pour retrouver la chanson du concours, gardant le nez sur l’appareil, bien loin du regard d’Alken qui me sonde un peu trop.
— Je pense qu’elle aimerait bien, en effet, mais si j’ai pas envie de répondre à ses envies, ça me concerne, non ? On est ici pour danser, rien d’autre. Est-ce que moi je te demande si tu baises avec Kenzo ?
— Je te demande pardon ? dis-je en me tournant dans sa direction. Si je… Ouah ! A ce que je sache, tu ne m’as jamais retrouvée à moitié à poil en train de tripoter ton fils comme un drogué en manque qui trouve sa dose. Mais, bref. On est là pour la danse, tu as raison. Dansons. Enfin, échauffe-toi d’abord, j’ai pas envie que tu me claques entre les mains, Papy…
— Le Papy va te montrer qu’il a de beaux restes, Bébé. Prépare-toi car tu risques d’avoir chaud.
Ouais, il a de beaux restes, je confirme. Mais après quasiment trois heures de danse, il est comme moi, sur les rotules. Je ne sais pas si sa libido est comme la mienne, mais je suis à deux doigts de lui sauter dessus alors qu’il récupère ses affaires. Je me dis et me répète qu’il faut que j’aille bosser, que je ne dois pas traîner et aller me doucher, mais après trois heures d’une symbiose presque étonnante, d’une complicité artistique particulière et d’une complicité de nos corps plus que remarquable, difficile de le laisser partir sans demander davantage. Mon corps, lui, n’attend que ça. Il veut retrouver le sien, fusionner avec cet homme et jouir entre ses bras. Ces trois semaines vont être une torture sans nom, pour moi, pour ma libido, pour tout mon être. Je suis mal, et le pire c’est que je crois que j’adore ça.
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