30. Le verdict de Monsieur Redingote
Alken
Elle est là devant moi, un grand sourire aux lèvres, assise sur sa chaise, sa jolie robe fendue sur la cuisse droite dévoilant ses jambes magnifiques. Je reste, moi, contre le chambranle de la porte et admire la vue sur cette femme qui vient de m’offrir un des moments les plus magiques de ma vie. Elle respire la sensualité et la passion qui m’anime est sans commune mesure avec tout ce que j’ai pu connaître jusque là. Je m’approche et viens m’agenouiller devant elle, je pose mes mains sur ses genoux et elle attrape ma tête entre ses mains pour m’embrasser sans retenue. Je réponds à ce baiser en profitant de sa langue qui s’infiltre entre mes lèvres et me rend fou.
Durant ce moment où nos corps se retrouvent à nouveau liés, je me repasse dans ma tête le film de cette danse formidable où tout a fonctionné à merveille. Je crois que je n’ai jamais désiré une partenaire comme j’ai eu envie d’elle pendant ces quelques minutes où la musique nous a emportés à travers les émotions, comme si nous roulions sur des montagnes russes, avec ses lentes montées pleines d’appréhensions et ses descentes rapides, où l’on se retrouve la tête à l’envers dans un déferlement de sensations. Qu’est-ce que j’ai aimé la tenir dans mes bras et coordonner chacun de mes mouvements aux siens ! Quel plaisir j’ai ressenti à me serrer contre ses courbes voluptueuses avant de la faire tournoyer et contrôler ses mouvements qu’elle a exprimés avec une telle passion que j’en ai perdu la notion de la réalité ! Et que dire de tous ces instants fugaces où nos yeux ont échangé toutes les histoires passées et futures qui sont les reflets de nos vies ici sur Terre et dans tous les univers parallèles où nos âmes se sont trouvées.
Trois coups portés sur la porte me ramènent à la réalité de cette loge un peu vieillotte dans laquelle nous sommes. Rapidement, je romps le contact, mais Joy me retient le temps d’essuyer ma bouche sans doute pleine de rouge à lèvres avant que je me relève et m’éloigne d’elle. C’était moins une car la porte est ouverte en grand par mon fils qui est accompagné de Théo. J’ouvre les bras pour l’accueillir, mais il m’ignore et fonce dans ceux de Joy. Le grand black me voyant ainsi les bras levés se précipite contre moi et m’étreint joyeusement.
— Bravo Professeur ! C’était magique ! Vous avez assuré grave !
— Merci Théo ! lui dis-je en le serrant un peu maladroitement dans mes bras.
Je constate que Kenzo est en train de rire aux éclats avec Joy et de la féliciter.
— Kenzo, tu sais qu’on était deux à danser ? lui demandé-je, amusé.
— Ouais, mais tes bras sont moins confortables que ceux de Joy, rit-il avant de rougir, mal à l’aise de sa sortie spontanée.
— Ah les jeunes ! Cela vous a plu, alors ? les interrogé-je alors que Joy fait un câlin à mon fils.
— Oh là là mais c’était chaud, s’extasie Théo en se frottant les mains. Caliente ! Hot ! Nom de… Je vais pas tout vous dire de mon état, mais… Je suis presque jaloux !
— Eh, drague pas mon père ! Il est trop vieux pour toi en plus !
— Tu sais ce qu’il te dit, le vieux ? ris-je de bon cœur avec eux.
— Oh ça va ! On touche pas aux profs de toute façon. Mais... Si le père est trop vieux, je peux peut-être me rabattre sur le fils ? plaisante Théo.
Mon fils rougit à cette allusion et je me demande si c’est parce que Joy est en train de lui caresser la joue ou si c’est parce qu’il ne se voit pas du tout avec un homme gay comme Théo.
— Allez, les jeunes, le jury va bientôt terminer ses délibérations. On va aller voir ce qu’il se passe.
Nous sortons tous ensemble et retournons dans la grande salle. Un homme habillé d’une belle redingote noire s’installe au milieu de la scène et tape sur le sol avec le grand bâton de bois qu’il tient en main. Boum, boum, boum. L’attention de tout le monde est tout de suite capturée par ce personnage.
— Oyez, oyez ! Le Jury s’est prononcé ! Nous avons un couple vainqueur ! Oyez, oyez ! Nous allons vous l’annoncer ! Silence ! Oyez ! Merci de vous installer tous sur les fauteuils et d’applaudir pour accueillir notre jury international !
Nous nous installons et Joy saisit ma main dans la sienne pour attendre les résultats. J’adore cette sensation et je réponds en serrant ses doigts entre les miens. Les discours continuent quelques instants, tout le monde remerciant tout le monde, tous les jurés expliquant que le choix a été difficile et félicitant tous les participants. Le stress et l’angoisse de l’annonce du résultat montent doucement en moi. Ce n’est pas le premier concours auquel je participe, ce n’est même pas le plus important pour ma carrière, mais c’est celui qui m’a apporté le plus d’émotions, ça, j’en suis sûr.
— Joy, murmuré-je à son oreille en me penchant vers elle. Même si on ne gagne pas, merci pour ce moment à deux. C’était magique. Je m’en fous si on ne gagne pas parce que je n’ai jamais dansé avec une partenaire aussi exceptionnelle que toi.
— J’espère qu’on va gagner quand même, sourit-elle. Et… Un danseur se bonifie au contact d’un autre.
L’instant de vérité arrive. Un roulement de tambour retentit alors qu’une femme vêtue d’une robe de soirée à paillettes se présente avec un petit coffret. Elle le remet à Monsieur Redingote qui fait tout une affaire de l’ouverture de la boîte avant d’en sortir un parchemin que l’on dirait sorti de l’imagination d’un Tolkien en manque d’effets spéciaux pour son Hobbit ou ses Elfes. Le roulement de tambour s’est fait un peu plus sourd alors que son regard parcourt la salle avant de se poser sur notre couple. Mon coeur accélère.
— Oyez, oyez ! Les vainqueurs de notre Grand Concours de Salsa sont les représentants de la European School of Danse, Joy Santorini et Alken O’Brien ! Je veux un tonnerre d’applaudissements pour eux !
Les moments qui suivent s’enchaînent comme dans un rêve. Théo me pousse, j’ai toujours la main de Joy dans la mienne, et nous nous retrouvons sur scène. Monsieur Redingote fait la bise à ma partenaire avant de m’étreindre contre lui. Je prononce quelques mots de remerciement et l’animateur de la soirée remet un trophée que Joy soulève au-dessus de sa tête.
— Pour notre plaisir à tous, nous vous laissons la scène pour nous montrer à nouveau tout votre talent ! Sous vos applaudissements, s’il vous plaît !
Nous nous regardons avec Joy et ni elle, ni moi ne sommes prêts à reprendre, mais elle dépose le trophée sur le bord de la scène et me tend sa main. La musique se lance et nous recommençons notre prestation, sans aucun stress mais plein de bonheur et de joie. Comme la première fois, c’est une vraie féérie, elle me rend fou de désir et d’envie, elle se montre féline et sensuelle, câline et agressive. Si chaque danse en sa compagnie est aussi magique, comment vais-je faire pour partager de tels moments avec une autre ?
Lorsque le rideau se referme sur nous, Monsieur Redingote nous fait signe de le rejoindre.
— Daniel est journaliste pour la Revue Internationale de la Danse. Il a quelques questions à vous poser.
Le jeune homme est tout mignon. Un grand bonhomme aux cheveux roux, longs, attachés en chignon, il affiche un sourire agréable malgré sa chemise blanche et son pantalon de costume plutôt austères. Il ne doit même pas avoir trente ans et affiche une assurance certaine lorsqu’il nous salue.
— Félicitations à vous deux ! Je peux vous prendre en photo ? Joy, mettez vous donc devant qu’on puisse montrer à tous nos lecteurs comme vous êtes jolie !
Ma jolie brune glousse avant de se positionner devant moi sous les yeux gourmands du rouquin.
— Voilà, comme ça, cambrez vous un peu qu’on puisse admirer votre magnifique tenue !
Ce sont surtout ses seins qu’il veut admirer, le gros cochon, alors qu’il multiplie les photos où je me demande si on verra de moi plus que le bout de mes bras.
— Alors, Joy, continue-t-il en m’ignorant totalement, comment vous sentez-vous ? D’où vous vient toute cette sensualité qui nous a tous éblouis ?
— C’est un travail d’équipe, sourit-elle, une complicité. C’est ça la danse, interpréter une musique, des paroles, faire vivre un son. A deux, les corps se parlent et appellent les émotions.
— Ah oui, formidable ! Je peux vous dire que vous n’avez laissé aucun homme insensible, ce soir ! Vous n’êtes qu’au début de votre carrière. Vu votre talent, chère Joy, vous finirez sur le toit du monde !
— Je ne vise pas le toit du monde, j’ai peur du vide ! rit Joy, toute guillerette. Nous avons d’excellents professeurs à l’European School of Danse. Outre le fait de danser à deux, c’est aussi beaucoup d’efforts et des années de sacrifices pour en arriver là, et j’ai encore beaucoup de travail pour viser si haut.
— Joy est une danseuse très prometteuse, interviens-je en m’imposant un peu. Elle a encore beaucoup à apprendre, mais ce prix, notre prix, est le premier de nombreux, je suis sûr !
Je vois que je l’agace à m’immiscer entre lui et elle mais il m’adresse un petit sourire mesquin avant de m’interroger.
— Et vous, à votre âge, ça doit vous faire du bien de retrouver une partenaire aussi jeune et jolie dans vos bras, non ?
Je crois que je vais le tuer, ce jeunot à peine sorti des jupons de sa mère. A mon âge… Ça veut dire quoi ça ? Alors que je vais m’énerver, c’est Joy qui lui répond dans un sourire resplendissant.
— Il n’y a pas d’âge pour respirer et vivre la danse, Daniel. Le Professeur O’Brien n’était même pas mon partenaire il y a de cela trois semaines, il a remplacé son collègue blessé au pied levé. Alors je crois qu’on peut dire que l’expérience est un sacré atout qui nous a permis de récolter ce joli trophée.
— Ah ! Vous êtes d’un naturel réjouissant ! Vous irez loin Joy ! Tenez, voici ma carte avec mon numéro. Si vous ne repartez pas dès ce soir ou si vous repassez sur Paris, appelez-moi, je vous ferai une visite guidée de la capitale !
— C’est très gentil de votre part, dit-elle en récupérant la carte. J’y penserai, merci.
— Je n’ai pas le droit à la visite, moi ? demandé-je à Joy alors qu’il s’éloigne, tout guilleret.
— Je crois que tu n’as pas assez de poitrine à son goût, désolée.
— Je crois surtout que tu es la femme dont rêvent tous les hommes, Joy. Bravo encore pour ta magnifique prestation, cette victoire est surtout la tienne. J’espère que ça va lancer ta carrière.
— Merci d’avoir remplacé Enrico. Je voulais vraiment faire ce concours et… Peu importe ce qu’il se passe entre nous, j’y ai gagné au change. Tu es un danseur formidable, O’Brien, c’était génial de danser avec toi.
De ces deux jours, ce n’est donc que la danse qu’elle retient ? Pas la folle nuit que l’on a passée à se faire jouir ? Certes, ça me fait plaisir qu’elle ait apprécié notre connexion pendant notre prestation, mais j’aurais pensé qu’elle y aurait mis un peu plus de chaleur. Elle doit encore penser au rouquin mignon, ce petit jeune qui saura lui faire oublier rapidement le vieux papy que je suis pour elle. J’ai peut-être gagné un concours, mais je crois que je n’ai pas réussi à y gagner une partenaire.
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