39. Les ragots du déjeuner
Joy
Je rejoins les filles à la cafétéria, un peu à la bourre, pour notre habituel déjeuner entre copines du mardi. Je ne suis pas très proche de toutes ces nanas, mais c'est sympathique de se rejoindre et de parler d'autre chose que de la danse. Bon, concrètement, j'ai parfois un peu l'impression de traîner avec Théo : Elles parlent systématiquement fringues et cul. Autant dire que mon colocataire serait comme un poisson dans l'eau à ma place. Moi, je reste plutôt silencieuse et les écoute. Il n'y a que lorsque le sujet de la danse sort sur le tapis que je m'exprime vraiment. Ou quand on parle des actualités, des profs, ce genre de choses. Clairement, je suis plus à l'aise avec les hommes, j'ai moins l'impression d'être jugée. Et ici encore plus. Évidemment, on papote toutes ensemble, on est des "copines". Mais… Il y a la danse, son côté compétitif et les craintes de chacune. Et autant dire que maintenant que j'ai remporté le concours de salsa et qu'il est évident que cela a créé un lien particulier avec à la fois Enrico et Alken, elles me redoutent encore davantage. Je le sens dans les regards, quotidiennement. Je ne suis pas venue dans cette école pour me faire des amies et j'ai conscience que c'est le milieu qui veut ça, mais c'est parfois dérangeant. Je ne leur veux pas de mal. J'espère que nous serons toutes diplômées, que nous trouverons toutes des rôles importants et dans lesquels on s'épanouit. Mais je sais que ce monde est terrible, que l'on va inévitablement se retrouver sur les mêmes auditions, et se battre comme des charognes pour obtenir un même rôle.
Après avoir récupéré un plateau et choisi mon repas, je vais m'installer à la grande table qui compte déjà les huit autres filles de la promo. Autant dire qu'étant la dernière arrivée, je n'ai pas de place où m'installer et qu'elles peinent à bouger leurs jolis popotins pour se tasser et m'offrir une micro-place où me poser.
— Désolée pour le retard, Théo voulait un coup de main pour sa choré.
Je me frappe mentalement d'avoir dit ça. Autre sujet à controverses : ma proximité avec les deuxièmes années. Étant donné que je connais Théo, bien plus qu'elles ne l'imaginent d'ailleurs, ses camarades de promo sont plutôt cools avec moi. Est-ce que je parle du fait que les garçons de notre promo le sont aussi ? Le tableau est dressé, je pense. Sois proche de tes amis, et encore plus proche de tes ennemis. Je crois que je ne suis invitée que pour ça, concrètement. Mais elles restent correctes avec moi et c'est l'essentiel. Elles sont toutes de sublimes danseuses, dont les personnalités hétérogènes forment un groupe intéressant, et parfois un peu flippant, je le concède.
Je tente de masquer le sourire qui naît sur mes lèvres en voyant Alken débarquer avec Henry, notre prof d'histoire de la danse. Irrémédiablement, cet homme attire le regard et les gloussements de mes camarades de tablée, et je ne parle pas de Henry. Elles murmurent entre elles alors qu'il traverse la salle pour se rendre au self, et nos regards convergent plus ou moins simultanément, et discrètement, sur ce délicieux derrière.
— Elle a eu de la chance, Elizabeth, soupire Camille à mes côtés. Je ne sais pas comment elle peut le laisser partir comme ça. Moi je le séquestrerais à la maison, je peux vous le dire !
Elle rougit en constatant son manque de retenue alors que la tablée pouffe.
— Je confirme. Si ça se trouve il est nul au lit, elle en a eu marre !
Oh non… On est bien loin de ça, les filles. Si vous saviez !
— Je ne crois pas. Vous avez vu la tête de la secrétaire quand ils baisaient ensemble ? On avait l'impression qu'elle planait tout le temps. Moi, je suis sûre qu'il en a une belle et qu'il sait bien s'en servir. Ça donne envie d'y goûter mmm.
Je ne dis rien mais valide largement la chose, sans pouvoir m’empêcher de vouloir crever les yeux de Séverine, qui bave clairement rien que d’imaginer le service trois pièces de notre professeur.
— Il a dû en trouver une autre, là, car elle déprime, maintenant. Hier, quand j'ai réservé une salle pour notre répétition avec Madame O'Brien, elle a juste soupiré… Je me demande qui est sa nouvelle conquête. Joy, tu sais, toi qui le vois si souvent ? Kenzo ne t'a rien dit ?
— Non, je ne sais rien. Tu parles de la vie sexuelle de tes parents, toi ? Parce que pas moi, et Kenzo non plus apparemment, ris-je, mal à l’aise.
— Il doit être libre en ce moment. En tous cas, moi, je fantasme sur lui presque tous les soirs, avoue Jasmine en rougissant.
Je me retiens de lever les yeux au ciel en la trouvant pathétique, puis je me souviens de mon état il y a quelques semaines. Je suis pathétique, moi aussi. Ce type a une telle aura que nous sommes toutes sous son charme et prêtes à tout pour attirer son attention, apparemment. Autant dire que les joggings de la première séance avec lui, les tee-shirts amples et les vestes, ont rapidement laissé place à des leggings moulants et des brassières. Il fait chaud dans la salle de danse, tu parles d’une excuse !
— Vous croyez qu’il pourrait se taper une élève ? demande tout à coup Camille. Parce que, moi, je veux bien m’inscrire sur la liste. Même juste pour une nuit. Vu son déhanché, ça doit valoir le coup au lit.
Je la regarde, dubitative. Camille n’a même pas dix-neuf ans et est plutôt du genre coincé. Je me demandais même si elle avait déjà eu un copain il y a encore quelques jours, quand Maxence, l’un des gars de la promo, l’a invitée à sortir et qu’elle était toute gênée.
— Avec le règlement et notre directrice foldingue, je ne suis pas sûre qu’il s’y risquerait, intervient Emilie, jusqu’à présent silencieuse. Je ne m’y risquerai pas, moi, même si, soyons honnêtes, il est magnifique. Il n’en reste pas moins un quadragénaire, les filles. Et il a un fils de notre âge. Faut redescendre sur Terre là, hein !
Elle a le chic pour remettre les choses à leur place, Emilie.
— Personne n’a parlé de lui passer la corde au cou non plus, rit Jasmine. On parle d’une nuit.
Une nuit qui en appelle une autre, et encore une autre, et toujours plus… Ce type est une drogue les filles, ne vous y frottez même pas.
— Il a le double de notre âge ! Autant taper chez le fils. Beau aussi, et il a les mêmes gênes, ça promet avec les années, continue Emilie.
— Il a aussi le double d'expérience. Je suis sûre qu'il fait des cunnis de rêve ! continue Jasmine, toujours dans son trip. Si Joy te le laisse, prends donc Kenzo et je me garde le père.
Je crève d’envie de les faire taire en leur disant à quel point Alken est un amant formidable. Mais je me mettrais clairement une balle dans le pied. Aucune d’elles ne gardera ça secret, et ni le prof ni moi ne finirons la semaine ici.
— Kenzo et moi sommes amis, rien de plus. Vous pouvez y aller. Avec respect, c’est tout, sinon je vais devenir vilaine, souris-je en leur faisant un clin d'œil.
— C'est bon à savoir, ça, répond Émilie, l'œil pétillant. Mais arrêtez de rêver au papa. Jamais il ne mettrait sa carrière en danger pour l'une d'entre vous !
— Je n'en serais pas si sûre à votre place, dit tout bas Sarah qui était restée silencieuse jusque-là.
— Oulah, qu’est-ce qui te fait dire ça ? lui demande une Jasmine curieuse alors que je sens mon estomac se tordre.
— Je crois qu'il a des vues sur l'une d'entre nous et qu'il n'est pas aussi raisonnable qu'il n'y paraît… Je ne peux pas en dire plus, mais je suis sûre de ce que j'avance.
J'ai l'impression qu'elle me regarde en parlant et je sens le stress m'envahir.
— De quoi tu parles ? ne puis-je m’empêcher de lui demander.
— Tu crois vraiment qu’il se tape une étudiante ? ajoute Camille, choquée.
Elle adore ça, Sarah. Se retrouver au milieu de toute l'attention, faire languir son auditoire. Je réfléchis à quand elle aurait pu me griller avec lui. On a toujours été prudent, il me semble...
— Eh bien, disons que je l'ai vu dans son bureau et qu'il a un peu dépassé les limites de la bienséance.
Tous les regards convergent vers elle, interrogateurs. Moi qui n’ai jamais voulu me retrouver dans son bureau pour éviter de flancher, je constate que j’avais bien raison de l’éviter. Sarah, sérieusement ?
— Oh ! Vous avez fait quoi ? Il t’a embrassée ? Tripotée ? la questionne Jasmine.
— J'en ai déjà trop dit, les filles. Tout ce que je peux dire, c'est que c'était délicieux et qu'on va recommencer quand il me donnera des cours privés. Dommage que sa femme nous ait dérangés la fois dernière…
Ben voyons, des cours privés, en plus ! J’y crois pas… Et il parlait d’une relation entre nous, hein ? Franchement, je suis à deux doigts de me lever et d’aller lui jeter mon verre en pleine face, à ce foutu séducteur. Un vrai serial baiseur, c’est pas possible ! Il ne peut pas garder sa queue cinq minutes dans son pantalon ?
— Elle vous a grillés ? Fais gaffe, Sarah, ce serait dommage de te faire renvoyer, continue Camille, beaucoup plus sérieuse. Tu comptes vraiment coucher avec lui ?
— Elle n'a pas vu grand-chose, ne t'inquiète pas. Tu dirais non à ce qu'il te prenne sauvagement, toi ? A part Émilie, je crois que vous feriez toutes pareil à ma place !
— C’est sûr qu’il a l’air fougueux, pouffe Jasmine. Moi je dirais oui direct ! Je vais peut-être même aller lui demander des cours particuliers, s’il est open.
Ben voyons. Elles vont toutes passer dans son bureau maintenant. Au moins, s’il couche avec toutes, je vais vite passer à autre chose. Trop de risques de MST avec un queutard pareil.
— Vous êtes folles, ris-je faussement. On est ici pour danser, vous allez foutre votre avenir en péril pour une rapide baise avec un prof ?
— Joy a raison, acquiesce Camille. Il y a plein de beaux garçons ici, et il n’est pas interdit de coucher avec des élèves.
— Ouais, mais on n'a pas toutes le talent de Joy. S'il faut coucher pour réussir et avoir un peu de piston, moi, je suis prête à le faire, nous dit Jasmine toute pensive.
— Tu ferais mieux de t’entraîner deux fois plus, ne puis-je m’empêcher de lui dire en me levant. C’est ça qui te réussira plutôt que d’aller coucher avec n’importe qui pour de mauvaises raisons. C’est le travail qui paie, pas d’ouvrir les cuisses. Respecte-toi et garde ta dignité.
Je soupire et vais déposer mon plateau encore à moitié plein. Il va vraiment falloir que j’arrive à esquiver ces repas entre filles. Je crois que je préfère encore déjeuner toute seule plutôt que de les entendre fantasmer sur Alken ou, pire, raconter leurs ébats avec lui, puisque apparemment, Monsieur est “open”. La jalousie me tord les tripes, c’est horriblement désagréable et je ne peux m’empêcher de lancer un regard noir à Alken en passant devant sa table pour sortir. Danser. Je ne vais faire que danser, pour oublier, pour évacuer, et pour mon avenir. Tant pis s’il me manque, tant pis si je rêverais de me retrouver à nouveau au lit avec lui. Danser.
Annotations