44. Les rues de Lille sont plus chaudes qu’il n’y paraît
Alken
— T’es pire que moi, Papa. Tu as vu le temps que tu mets à te préparer ? On dirait que tu as un rencard avec la reine d’Angleterre ! se moque gentiment Kenzo.
— Arrête de te moquer, Kenzo. Je ne prends pas plus de temps que d’habitude, voyons ! C’est juste que ma barbe est un peu hors de contrôle, il faut bien que je la taille un peu !
— Ouais, eh bien, dépêche-toi parce que je dois aussi me préparer. Je sors et je ne rentrerai pas ce soir, je pense.
— Tu vas où ? lui demandé-je avant de me passer un peu d’eau de Cologne dans le cou et de regarder si ma chemise est bien boutonnée.
— Je suis majeur et vacciné, non ? rit-il. Et toi, tu vas où ?
— Comme toi, je suis majeur et vacciné. Et moi, je maîtrise tous mes pas pour le spectacle du concert, alors je n’ai pas besoin de m’entrainer. Si tu vois ce que je veux dire.
— T’as un rencard ? m’ignore-t-il superbement. Tu as trouvé une nouvelle milf ?
— Une quoi ? On dirait pas que je t’ai appris l’anglais. Tu as vu comment tu prononces ça ? Tu viendras te moquer quand tu n’oublieras pas ton anglais, mon grand. Là, c’est mort. Et franchement, ajouté-je, coquin, elle est sublime, mon rencard. A en baver !
— Je suis pas sûr qu’on ait les mêmes critères de beauté, P’pa, rit-il.
Je ne lui réponds pas, mais je sais qu’il a les mêmes critères que moi. C’est bizarre, d’ailleurs, de craquer pour la même femme, même s’il me semble ces derniers temps qu’ils sont un peu moins tactiles tous les deux. Dans notre chorégraphie, je ne ressens plus la même lutte. Oh, c’est toujours formidable et il y a une vraie tension, mais j’ai l’impression, à chaque fois que je lance la musique, qu’il n’y a aucun suspense, que j’ai déjà gagné la compétition, ce qui rend l’ensemble un peu moins exceptionnel.
— Amuse-toi bien, dis-je en sortant de la salle de bain. Et si tu passes la nuit chez Joy, attention à ne pas faire trop de bruit, sinon je suis sûr que Théo viendra tout me raconter ! ris-je alors qu’il rougit.
— Ouais, amuse-toi bien aussi, mais fais gaffe au tour de rein, Papy, faut que tu sois en forme pour le spectacle !
— A demain si tu dors ici et pas chez ta mère ! Bisous, mon Grand !
Je me demande pourquoi il a l’air gêné par mes propos. Je sais de source sûre qu’il ne va pas voir Joy, la jolie brune ayant accepté de venir en ville avec moi. Alors, pas de risque que Théo ne se plaigne de lui, si ? Ou alors, c’est une autre fille ? C’est vrai qu’il est pas mal, mon fils. Il doit pouvoir faire son choix parmi toutes ses prétendantes.
Je file pour ne pas être en retard à mon rendez-vous. Je tiens à toujours être à l’heure, moi, c’est juste une question de respect. Comme on est samedi, un des derniers week-ends avant Noël, je préfère prendre le métro, je ne tiens pas à me risquer en voiture en centre ville. Ce serait un coup à tourner deux heures avant de trouver une place sur un passage piéton, ça. Je descends à la station Gare Lille Flandres où doit arriver Joy qui a préféré venir en train pour les mêmes raisons que moi. Je la ramènerai ce soir, et j’espère bien que ce sera chez moi où nous serons tranquilles pour en profiter plutôt que chez elle où la présence de Théo nous empêcherait de faire quoi que ce soit.
Je patiente devant le McDo de la gare. C’est plus discret que devant l’entrée principale. On ne risque pas grand-chose vu le monde qu’il y a à Lille aujourd’hui, mais on prend quand même quelques précautions. Tant pis pour le romantisme. Je me positionne non loin d’un sans-abri qui fait la manche, abrité sous une grosse couverture. Là-aussi, c’est une sorte de précaution car beaucoup de passants font un détour pour éviter de se faire importuner par lui. Heureusement, cela ne gêne pas du tout Joy qui arrive, souriante, et vient me faire la bise. Elle est vêtue d’un de ses nombreux leggings moulants, sous son long manteau ouvert sur une chemise en jean. Ses jambes paraissent encore plus longues, enfermées dans des cuissardes noires à petits talons.
— Bonjour Joy, tu es ravissante.
— Ne commence pas, je t’en prie, sourit-elle. T’es pas mal non plus, cela dit. Tu vas bien ?
— Ça va, oui, ravi de te voir et de passer ce petit moment avec toi. On commence par quoi ? Le Marché de Noël ? La Grand Roue ? demandé-je en l’entraînant sur la rue Faidherbe superbement décorée pour les fêtes, au milieu d’une foule qui assure notre discrétion.
— Va pour le Marché, j’ai faim et pas eu le temps de manger, les confiseries de Noël me tentent bien, mais ne dis rien à mon prof de danse, s’il te plaît, une petite entorse de temps en temps, me dit-elle sur le ton de la confidence.
— Je serai muet comme une tombe, mais ça risque de te coûter un bisou, cette cachotterie, rétorqué-je en l’enlaçant pour éviter que la foule compacte ne nous sépare.
— Un bisou ? C’est de la corruption ça, non ?
— Non, de la négociation, insisté-je en tendant le visage vers elle.
— Tu es dur en affaires, O’Brien, me dit-elle en plantant un baiser rapide mais appuyé sur ma joue.
— Oui, c’est ce que me disait Sarah hier. La pauvre, je l’ai menacée de la faire renvoyer de l’école si elle continuait de faire courir des rumeurs sur moi. Elle n’en menait pas large devant Elise et moi, je peux te l’assurer.
— Oh… Tu en as parlé à la directrice ? Tu… Enfin, tu n’as pas dit que l’info venait de moi, hein ? Déjà que les filles ne m’apprécient pas plus que ça…
— Non, bien sûr que non. J’ai juste dit qu’un prof de deuxième année l’avait entendue parler dans la cafétéria. Et on lui a surtout fait comprendre que ça ne se faisait pas de mentir comme ça. Je crois qu’elle a compris. Je l’espère vraiment.
Joy ne me répond pas car c’est vrai que le sujet est un peu délicat. Si Sarah a menti, ce que je suis en train de faire avec elle n’est pas très différent des fantasmes exprimés par sa copine blonde. Et les conséquences pourraient être bien plus graves qu’un entretien de recadrage avec la Directrice. Est-ce que ça me donne envie d’arrêter ? Clairement, non. Surtout quand je vois le sourire de Joy éclairer son visage devant une des petites cabanes de bois qui vend des boîtes à musique illuminées. Elles sont peintes à la main et vraiment très mignonnes. La voir aussi heureuse, dans des circonstances si normales, ça me rend moi aussi joyeux.
Nous continuons notre petite déambulation dans les rues piétonnes du centre de Lille avant de revenir sur la Grand Place où je l’entraîne dans un café qui fait le meilleur chocolat chaud de la région. Elle retire son manteau, et j’admire sans retenue ses jolies formes sous sa chemise. Je ne sais pas si c’est le fait de nous retrouver comme ça, au chaud, après notre petite promenade dans le froid hivernal ou bien si c’est parce que nous nous retrouvons ensemble et que je la mate, mais elle a les joues toutes rosies et cela me donne une folle envie de l’embrasser.
— J’aime beaucoup passer du temps avec toi, Joy. Loin de la danse et tout ce que ça implique. Juste toi et moi. J’espère que tu ne t’ennuies pas trop de ton côté.
— J’ai l’air de m’ennuyer ? sourit-elle en frottant les paumes de ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Je suis contente que tu apprécies passer du temps avec moi dans un autre contexte que toi et moi nus, ou toi et moi en train de danser.
— J’ai pas dit que je ne voulais pas de ces moments-là, m’empressé-je de lui dire, ce qui la fait éclater de son si joli rire mutin.
— Le contraire m’aurait étonnée, mais… J’aime l’idée qu’il n’y ait pas que ça, me dit-elle en détournant les yeux.
— Oh non, il n’y a pas que ça, confirmé-je. Ça va être long de passer les vacances de Noël sans te voir chaque jour ou presque. Tu rentres à Paris chez tes parents, je suppose ?
— Oui, enfin quelques jours autour de Noël seulement. Ça me suffira amplement. Et toi, qu’est-ce que tu fais à Noël ? Kenzo m’a dit qu’il passait le Réveillon avec la tortionnaire.
— Oh, je ne sais pas encore. Je voulais aller en Irlande, chez un oncle, mais il ne m’a pas encore répondu. Peut-être que je passerai la soirée seul ici si je ne pars pas.
— Veinard, rit-elle. Je paierais cher pour pouvoir échapper au Réveillon en famille, moi. Tu retournes souvent en Irlande ? Ça ne te manque pas trop ?
— Ce qui me manque, ce sont les paysages magnifiques, les collines vertes, mais pas la famille, en tous cas. Un jour, je t’emmènerai voir, si tu veux. Je te servirai de guide, souris-je avant de reprendre sur ma famille. A part mon oncle, j’ai quelques cousins du côté de ma mère, mais ce sont des fermiers, tu vois. Ils trouvent que les avoir abandonnés pour la danse, c’était un crime. Ils pensent tous que je suis un gay refoulé en plus, que je ne me suis marié que pour cacher cette atrocité. Et là, maintenant que je divorce, c’est encore pire. C’est péché de divorcer, surtout quand c’est pour assumer mon homosexualité, dans leurs têtes. Tu vois le tableau ?
Joy approche son visage du mien et pose ses lèvres sur les miennes. Une douce caresse que je ne peux que vouloir prolonger.
— Désolée, je voulais vérifier ton orientation sexuelle, murmure-t-elle contre ma bouche. Tu es sûr que tu n’es pas un homo refoulé ?
— On verra si tu me demanderas encore ça quand tu seras nue en train de gémir dans mes bras, lui chuchoté-je avant de reprendre un baiser qui nous procure à tous les deux des sensations qui nous ont tant manqué ces derniers temps. Te voilà rassurée sur mon orientation ou tu vas encore vouloir vérifier ?
— Honnêtement ? rit Joy. Je ne sais pas. J’arrive à faire bander un homo, t’es au courant ? Alors, difficile de juger de ça.
— Tu fais quoi ? demandé-je, surpris, en m’écartant un peu. Comment tu sais ça ?
— La danse, c’est magique, O’Brien. Même Théo, qui ne refoule rien de son homosexualité, peut être au garde à vous avec une jolie chorégraphie qui inclut quelques frottements. Alors, dit-elle doucement en remontant sa main sur ma cuisse, je vais partir sur le fait que je suis rassurée quant à ton orientation sexuelle, parce que ça me ferait clairement suer que tu ne bandes avec moi que lorsqu’on danse.
Elle ne peut réprimer un sourire quand sa main vient effleurer l’érection qui déforme mon jean. Je crois qu’elle est définitivement rassurée et je me penche à nouveau vers elle pour l’embrasser et profiter encore plus de ce rendez-vous en sa compagnie. Cependant, elle met fin au baiser et se redresse.
— Il y a un problème ? Tu as finalement des doutes sur mon orientation sexuelle ou quoi ?
— Non, rit-elle. Je me dis juste que je risquerais de briser ma règle des quatre rencards si on continue comme ça.
— Non, mais avec un comptable, je comprends qu’il ait fallu prendre le temps. Par contre, avec un danseur, cette règle ne tient plus. Tu n’as pas lu toutes les petites notes en bas du contrat ?
— Quel contrat ? Je crois n’avoir rien signé hormis un règlement intérieur qui stipule clairement que ça, dit-elle en pointant son doigt entre nous, c’est interdit.
— Je suis prêt à oublier ce foutu réglement, moi. Qu’importe les conséquences, j’ai envie de toi, Joy, murmuré-je en posant mes mains sur ses genoux pour me rapprocher à nouveau d’elle.
— Tu es fou, Prof. Mais tant qu’on est discret… Je crois que ça peut marcher, non ? me demande-t-elle avant de venir à nouveau capturer mes lèvres.
— Soyons fous et discrets, alors. Kenzo est parti pour la soirée, on va chez moi ? proposé-je entre deux baisers enflammés.
— Seulement si j’ai droit au jacuzzi, sourit Joy. Depuis le temps qu’il est prévu…
— Depuis le temps que j’en rêve, de ce jacuzzi avec toi.
Nous nous levons et c’est main dans la main que nous sortons du petit café où nous étions installés. Je sais que nous faisons une bêtise, mais elle va être délicieuse. Et quelle meilleure façon de sceller notre nouveau départ que de le concrétiser en laissant parler nos désirs mutuels ? Je n’en vois aucune.
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