68. La valse du doute
Alken
Mon réveil sonne et m’annonce qu’il est l’heure de me lever mais, franchement, je n’en ai pas besoin ce matin. Je n’ai pas fermé l'œil de la nuit. Je me repasse les événements d’hier soir et je me traite de tous les noms. Je crois que j’ai même inventé des insultes horribles que seul mon esprit torturé peut comprendre. Non, mais, j’ai vraiment fait ça ? La femme de ma vie m’avoue ses sentiments, et moi, Grand Con Premier, je l’envoie balader royalement ? Comme si de rien n’était ? Elle me dit ces trois mots que j’attendais depuis si longtemps et je lui fais des reproches sur comment elle ressent mes invitations à l’hôtel ? C’est pas possible d’être un demeuré pareil, si ?
Toute la nuit, je me suis demandé ce que je devais faire. L’appeler ? Pour me faire jeter, pas très tentant. Mais elle aurait raison, vu comment je me suis comporté. Aller la voir ? Ce serait bien, mais comment faire en sachant qu’il y a mon fils et Théo qui pourraient me voir et nous démasquer ? Pas sûr que la console les distraie assez pour prendre ce genre de risques. Lui écrire un message ? J’en ai commencé des centaines, mais je n’en ai envoyé aucun. Faut dire que j’ai tout essayé. J’en ai débuté beaucoup par “Moi aussi je t’aime” et plein d’autres par “Pardonne ma connerie”, mais je les ai tous effacés. Tous sauf celui que je lui ai transmis un peu avant minuit.
— Bonne nuit Joy. Je pense à toi. Je t’aime même si je ne sais pas le montrer. A demain.
Quelle torture, cette nuit ! Je ne vais pas être frais pour mes cours. Peut-être que je devrais appeler Elise, lui dire que je suis malade et que je ne peux pas venir travailler aujourd'hui ? Ce ne serait pas très honnête. J’ai déjà fait assez de conneries comme ça pour ne pas rajouter en plus le mensonge. Je vais aller affronter la réalité du terrain, je pense qu’il n’y a pas meilleur moyen de continuer à vivre.
Pour la trois-cent-cinquantième fois, je regarde mon téléphone, mais je n’ai toujours aucune réponse de la jolie brune qui me rend fou. Il n’est même pas indiqué si elle l’a lu ou pas. Je me fais chauffer un deuxième café et constate en passant devant l’entrée que Kenzo n’est pas rentré de la nuit. Je ne sais pas dans quel état est arrivée Joy chez elle, mais connaissant le grand cœur de mon fils et son fort lien d’amitié avec elle, j’imagine qu’il a décidé de passer la soirée là-bas pour la consoler.
Je conduis sans lâcher mon téléphone. Ce n’est pas du tout prudent, mais je veux tellement savoir ce qu’il en est et si Joy va me répondre que je ne parviens même pas à l’accrocher sur le support prévu à cet effet. Mais pourquoi ce silence ? J’ai merdé, je le sais, mais à ce point-là ? Je mérite mieux que cette absence de réponse, non ? Nous méritons mieux tous les deux.
Quand j’arrive à l’école de danse, les bonnes nouvelles s’accumulent. J’apprends que les cours sont suspendus pour la matinée en raison d’un exercice incendie en lien avec les pompiers. Et au lieu de danser, on perd notre temps à faire des évacuations fictives, à manipuler des extincteurs. Pourquoi nous faire ça aujourd’hui ? Moi, je voulais voir Joy, la retrouver et avoir un échange avec elle, mais là, elle doit toujours être chez elle, dans son lit. Là où je devrais être aussi si je n’avais pas été si maladroit.
A la pause en milieu de matinée, Elizabeth s’approche de moi et demande à me parler en tête à tête.
— Alken, tu as une sale tête aujourd’hui. Tu n’as pas bien dormi ?
— Disons que j’ai quelques soucis en ce moment, Lizi. Tu veux me voir pour quoi ? demandé-je. Je ne manie pas assez bien l’extincteur pour toi ?
— Tu as eu un coup de fil de ton avocat ? Parce que la mienne m’a appelée ce matin pour me dire que nous étions officiellement divorcés…
— Ah non, je n’ai rien reçu. Soulagée ? Heureuse ? dis-je sèchement.
— Heu… Pas vraiment, non, soupire-t-elle. Est-ce que ça va ? C’est cette histoire avec Markus qui te mine à ce point ?
— Oui, ça va, bien sûr que ça va ! Pourquoi tu penses que ça n’irait pas ?
Je ne peux m’empêcher de répondre un peu brutalement à ma désormais ex-femme dont le regard plein de sollicitude m’énerve et m’agace. En plus, elle me connait vraiment bien car elle a saisi une grosse partie de notre problème.
— Très bien. Mais, tu sais que si tu as besoin de parler, je suis là. On a quand même fait un bon bout de chemin ensemble, s’il ne nous reste pas ça… Je suis persuadée que ça va bien se passer malgré tout, vous allez trouver quelqu’un d’autre et tu as beaucoup de talent, Alken. Vous ferez vite oublier cet incident.
— Oui, je pense aussi, mais c’est terrible, cette histoire. Il n’est pas prêt de reprendre les représentations, Markus. Tu imagines ce qu’il doit être en train de vivre ?
— Oui… C’est fou comme un petit rien peut tout foutre en l’air. Et ça remet en question aussi notre façon d’être ici, je trouve. Tu vois, je me dis que je touche souvent mes élèves pour les cambrer, les positionner comme il faut. Imagine que l’un d’eux ait envie de me faire payer je ne sais quoi ? Et toi, toi tu danses avec eux et toutes les filles bavent en te regardant. Fais attention, Alken, vraiment. Surtout que parfois, ton attitude avec les élèves est… Je ne sais pas, elle interroge.
— Comment ça, elle interroge ? l’attaqué-je. Parce que j’y mets de l’émotion, que j’interprète la danse ? Tu crois vraiment que je pourrais me lancer dans une relation avec une élève ?
— Je n’en sais rien, Alken. Mais il paraît qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et l’attitude de Sarah avec toi… Tu vois ?
— Sarah ? Elle a menti, elle l’a avoué. Elle a pris ses rêves pour la réalité, et même Elise m’a blanchi. Ne dis pas n’importe quoi ! Et de toute façon, j’aime mon travail. Je ne vais pas me mettre à ne plus danser avec mes élèves juste parce qu’il pourrait y avoir des doutes ?
— Tu ne veux toujours pas réfléchir à ma proposition ? Toi, moi… Un nouveau départ. Au moins, quand nous étions mariés, elles étaient moins entreprenantes, les étudiantes, non ?
Je l’observe un instant et réfléchis à sa proposition. Je n’ai aucune envie de me remettre avec elle même si je suis sûr que nous pourrions retrouver un peu de la fougue de nos débuts. Mais maintenant que j’ai découvert la passion selon Sainte Joy, je ne peux me contenter d’un Ave Maria avec Elizabeth. La seule chose qui me fait réfléchir, c’est que si le bruit court qu’elle m’a remis le grappin dessus, c’est sûr que j’aurai moins de sollicitations.
— Non, tu vois, si ton avocate te l’a dit, c’est fini entre nous. Oublie-nous.
— Très bien, comme tu le sens. Juste, pour info, sache que j’ai entendu les filles de première année parler de toi. Elles sont toutes en pâmoison pour le prof de danse contemporaine. J’ai cru comprendre qu’en plus, la petite Santorini sortait avec un mec dans nos âges, alors elles la jalousent toutes ou presque et se disent qu’elles ont aussi droit à l’homme mûr, tu vois ?
— Non, je ne vois pas, répliqué-je brusquement.
Heureusement pour moi, la formation a repris et elle n’est pas revenue à l’assaut tout de suite. Cependant, dès le début de la pause du midi, elle s’est à nouveau approchée de moi. Je constate à sa tenue qu’elle a enlevé son soutien-gorge et dévoile la naissance de ses seins. Elle me connaît tellement bien qu’elle sait que c’est le genre de détails qui me rendent fou et me font perdre tout contrôle.
— Tu comptes passer ta journée à me coller, Lizi ?
— Pourquoi pas, sourit-elle en posant sa main sur ma cuisse.
— Parce que je ne suis pas intéressé ! rétorqué-je alors que toutes mes pensées sont tournées vers Joy et son absence de réponse à mon message.
— Oh arrête, Alken, si je te propose d’aller dans mon bureau pour passer un bon moment, je doute que tu refuses, continue-t-elle en remontant sa main sur ma cuisse jusqu’à venir effleurer mon sexe.
J’avoue que je marque un instant d’hésitation. Elle me fait toujours un peu d’effet et surtout, elle me connaît si bien qu’elle sait comment me faire réagir. Et puis, si je tentais un truc avec elle, au moins, ce serait plus facile qu’avec Joy. Mais quand je vois son sourire se dessiner suite à mon hésitation, j’éprouve un profond sentiment de dégoût.
— Elizabeth, m’insurgé-je, arrête tes conneries. Arrête de faire ta salope de base et laisse ma queue tranquille. Je t’ai dit que toi et moi, c’était fini. Intègre le dans ton cerveau et passe à autre chose ! Et si tu fais encore des insinuations sur Sarah et moi, ou n’importe quelle autre élève, je te fais une promesse : c’est direct le dépôt de plainte à la police pour diffamation. Je suis clair, là ?
— Je n’ai fait aucune allusion, c’est toi qui prends tout mal, Alken. C’est fou, ça. Tu vas porter plainte contre la mère de ton fils, vraiment ?
— Laisse-moi tranquille, ça vaut mieux, lâché-je avant de sortir de la salle pour me retrouver sans manteau et dans le froid au milieu du parc du campus.
Je marche rapidement entre les fontaines qui sont toutes tristement à l’arrêt pour ne pas geler pendant l’hiver et me lamente tout seul en me disant que j’ai tout gâché et que je mérite de me retrouver là, loin de Joy, dans le froid. Alors que je fais demi-tour afin de retourner dans le bâtiment administratif, mon téléphone vibre enfin. Fébrilement, je le sors de ma poche et regarde le message qui vient d’arriver.
— Tu parles du grand amour, c’est pas ce que tu disais hier ? Peut-être que tu ne sais pas le montrer, peut-être qu’on est deux dans cette situation, mais hier soir, c’était violent… Moi aussi je pense à toi. A demain, Alken.
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