Fumer tue
« Fumer tue »
Je lève les yeux de mon journal et croise le regard insistant de la jeune femme posée à mes côtés. Depuis quatre mois que je me rends dans ce parc, sur ce même banc et à la même heure, personne ne m'avait encore adressé la parole et encore moins pour me faire une remarque.
« Si mon attitude suicidaire vous dérange je ne vous retiens pas de partir Mademoiselle.
- Sachez que ce n'est pas votre attitude suicidaire qui me dérange.
- Qu'est-ce qui vous dérange alors ?
- C'est votre attitude terroriste. Que vous soyez suicidaire m'importe peu mais que vous engagiez une parfaite inconnue assise près de vous à partager ce même destin funèbre , je trouve cela dérangeant en effet. »
Sans un mot, je me lève et vient écraser ma cigarette sur le dessus de la poubelle située à côté du banc puis je la jette. Je retourne m'asseoir et reprend la lecture de mon journal. La jeune femme n'a pas quitté sa place. Elle aussi sort de quoi lire et jusqu'à ce que je parte elle ne prononce plus aucun mots.
Le lendemain, le temps est un peu couvert. Je ne prend aucun risque et décide de m'habiller chaudement et de me munir d'un parapluie. Alors que j'entre dans le parc, j'aperçois à la même place qu'hier la drôle de jeune fille. Je continue mon chemin jusqu'à être arrivée à sa hauteur et la salue. Elle quitte les lignes de son bouquin, me sourit et me salue en retour puis reprend sa lecture. Alors que je m'apprêtais à sortir mon journal, une pluie torrentielle s'abat sur nous. Mon parapluie en main, je me met à courir pour trouver un abris. C'est alors que je m'aperçois que ma voisine de banc n'a pas de quoi se protéger de la pluie. Je l'invite à me rejoindre sous le parapluie, ce qu'elle fait sans hésitation. Nous courons toutes les deux à la recherche d'un abris . Plus loin dans le parc se trouvent des infrastructures pour les enfants. Une sorte de grand bateau en bois est installé au centre du terrain de jeux. Cela fera l'affaire.
Essoufflées et trempées nous nous laissons tomber sur le sol humide. Je me rappelle que je n'ai pas encore lu mon journal. J'ouvre ma veste et saisi le papier dans la poche intérieure. Mon journal est trempé, l'encre a coulé et le papier se désagrège. Je ne peux m'empêcher de rouspéter. Un rire me sort de ma triste contemplation.
« Qu'est-ce qui vous fait autant rire ?
- Ne le prenez pas mal, mais si vous vouliez protéger votre journal, un sac vous aurait été plus utile.
- Ne le prenez pas mal Mademoiselle mais je vous trouve très loquace quand il s'agit de me critiquer. »
Un sourire se dessine sur le visage de la femme. Elle se moque de moi !
« Arrêtez de vous moquer. Je ne trouve pas ça drôle du tout. Mon journal est fichu.
- Encore une fois, ne vous emportez pas mais je trouve cela très drôle. Arrêtez moi si je me trompe mais vous saviez qu'il risquerait de pleuvoir puisque vous avez fait le nécessaire pour ne pas attraper froid et ne pas être mouillée. Pourtant vous n'avez pas pensé un seul instant que votre journal aurait été mieux à l'abri dans un sac que dans votre veste ?
- Non je n'y ai pas pensé. Mais merci, je saurai quoi faire la prochaine fois... Quant à vous, essayez de prendre un parapluie avec vous la prochaine fois. Cela m'évitera de vous protéger vous plutôt que mon journal.
- Vous insinuez que votre journal est trempé par ma faute !
- Tout juste Mademoiselle !
- Ne vous avais-je pas prévenue de ne pas vous froisser ? Maintenant je suis responsable de la pluie et du mauvais temps !
- Depuis le premier jour vous m'importunez Mademoiselle !
- Et depuis le premier jour, vous m'appelez Mademoiselle. Arrêtez de le faire !
- Encore un reproche que je peux ajouter à une longue liste. Vous rendez-vous compte que depuis la première fois que vous m'avez adressé la parole vous n'avez cessé de me faire des reproches, MA-DE-MOI-SELLE !
- Cessez de m'appeler ainsi !
- Il aurait fallu me donner votre nom dès le début !
- Alice !
- Eh bien Mademoiselle Alice, il ne pleut plus. Au plaisir de ne plus vous revoir ! »
Sur ces dernières paroles, je m'en vais. Le chemin du retour est long. Cette inconnue m'intrigue autant qu'elle m'exaspère. Je ne l'avais jamais vu dans ce parc. Elle me gâche mon plaisir quotidien. Ses remarques ont le don de m'énerver d'autant plus qu'elle n'a pas vraiment tort. Ce n'est qu'une fois dans mon appartement que je me rend compte que j'ai oublié mon parapluie avec Alice. Alice...
J'ai été surprise qu'elle me donne si facilement son prénom. Elle le porte bien. Alice.
Oh ! Mais, moi, je ne lui ai pas donné le mien ! De plus, moi qui pensais ne plus la revoir, il va falloir que je la retrouve pour récupérer mon parapluie et que je la remercie. Enfin si elle me le rend.
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