Paul Sanchez
« Diane ?
- Alice.
- Demain viens chez moi.
- Un ordre ou une invitation ?
- Une invitation.
- À quelle heure et à quelle adresse ?
- Vraiment ?
- Puisque je te le dis.
- Au 204 Russell street, l'immeuble bleu au dernier étage. Sois là pour dix-huit heures précise.
- Bien, je viendrais. »
À 17h 50, je me tenais devant l'interphone de la fameuse bâtisse bleue. Simple façade en briques grises qui à la lumière des premiers lampadaires donnent cette étrange apparence bleue. « Alice Courbet » est inscrit au 204 et je reconnais cette écriture devenue chère à mon cœur. Je sonne, ça grésille un petit instant puis sa voix se fait à peine entendre, m'invitant à entrer. Au quatrième étage je me rends compte que ma condition physique est déplorable. Alors au cinquième étage, avant de d'entamer les dernières marches qui me mèneront à son appartement, je prends le temps de reprendre mon souffle. Elle m'attend toute souriante devant sa porte. Comme une enfant qui attend impatiemment son père rentrer du travail. C'est mignon. Bizarre, il y a quelques mois j'aurais trouvé cela … En fait je n'en aurais rien pensé.
« Tu es en avance.
- Toujours.
- Je te crois volontiers. Entre. »
La porte franchie j'ai face à moi un petit couloir. Puis la pièce principale bercée dans une douce lumière jaune, chaude et apaisante. Je vois en premier une grande fenêtre sous laquelle est posée un canapé gris. En face de celui-ci, un tapis beige aux allures rugueuses est disposé au sol. Dessus un carton et un étui à guitare font office de table de salon. Dans un coin de la pièce une bibliothèque de livres et disques. Un fauteuil en cuir marron simple et une petite table de chevet y prennent place. Sur la table de chevet se tient un tourne-disque en équilibre sur une pile de livres. À droite, une porte qui doit conduire à la chambre. Derrière le mur du couloir, à gauche, se trouve une petite cuisine équipée et ouverte sur le salon. Quelques tableaux décorent les grands murs blancs de la pièce à vivre. C'est cosy.
Elle y est depuis peu, maîtrise légèrement l'art de la décoration mais n'y accorde pas tant d'attention. Elle souhaite avant tout y être chez elle, au repos, au calme. Enfin je pense.
« Tu étais loin dans tes pensées ?
- Non pas si loin en fait.
- Qu'en penses-tu ?
- Je m'y sens bien. Et toi ?
- Moi aussi. Je peux mettre un disque ?
- Tu es chez toi.
- Tu y es aussi.
- Essaie et je te dirais bien vite ce que j'en pense. »
Je la vois s'empresser, toute heureuse, prendre dans sa collection un disque et le placer dans l'appareil. La pochette est vieille et je peine à distinguer le nom de l'album ou de l'artiste. Une mélodie aux sonorités exotiques résonne et commence à animer l'appartement. C'est nouveau mais agréable. Cela ne me dérange pas.
« Cela te plaît ? Me demande-t-elle.
- Cela ne me dérange pas. Je précise.
- Tu verras bientôt, tu apprécieras.
- Comme le café ? Je la taquine.
- J'y compte bien. S'exclame-t-elle dans un rire.
- Alors tu attendras bien longtemps. Je réponds.
- Et je maintiens que c'est pour très bientôt. Rétorque-t- elle malicieusement. »
Elle s'approche le sourire aux lèvres. Elle est très proche pourtant je n'ai pas l'impression qu'elle essaie de s'approprier mon espace. Elle saisit prudemment ma main tel un objet dangereux. Un premier contact physique : timide. Je me laisse faire, je repousse la peur et l'anxiété qui montent. Je me concentre sur les perles bleues face à moi. Elles me rappellent qui est avec moi. Alice. L'aventure. Aussi la personne qui étrangement m'apaise. Apaise ce cafouillis dans ma tête. « Sans prise de tête, laisse toi porter ». Ce n'est pas si dur, même agréable. Elle se balance et m'entraîne dans sa danse. Je ferme les yeux, je déteste danser. Je sens qu'elle resserre ses doigts et j'ouvre les yeux. Elle me sourit puis elle laisse échapper un petit rire. C'est gentil pas méchant. Je me mets à rire aussi, je sens que je ne m'y prends pas très bien. Un instant, un court instant, la ligne du temps s’étend et je la vois heureuse. Une euphorie me saisie, je ris. Oh un gros rire, un rire fou, un rire longtemps resté enfermé. Je pleure tellement c'est bon. Je la vois mi-surprise, mi-au bord des larmes à me regarder. Une fois le calme revenue, elle m'invite à table. Par table, je parle bien-sûr du carton et de l'étui. Elle dépose sur cette si petite surface deux grandes assiettes. Le menu de ce soir, des omelettes accompagnées de tomates farcies et d'un peu de riz. Un silence s'installe, mais dans mes oreilles ça tambourine encore. Mon sang palpite dans mes veines. Je ne peux m'empêcher de la regarder. Un fichu sourire est cousu sur mon visage. Que c'est épuisant et douloureux d'autant sourire.
« Ce n'est pas bon ?
- Si, très bon même.
- Alors mange. Ricane-t-elle.
- Je prends mon temps.
- Ton plat va refroidir, je te préviens.
- Je profite.
- De quoi ? M'observer sans pudeur. Tu peux le faire à n'importe quelle occasion.
- Je pourrais. Ce n'est pas ça.
- Quoi ?
- ...Mon cœur est encore chaud et au bord de l'explosion. C'est si rare.
J'en profite avant que l'adrénaline ne retombe.
- Le mien aussi tape fort. »
On se touche du regard. Je sais pas, je la sens me toucher, me découvrir avec ses yeux. Et sans gêne, sans malentendu on se regarde. C'est innocent, adulte et mature. Mon visage brûle. Je baisse les yeux, soudainement intéressée par mon assiette. Je reprends ma fourchette. Grimace.
« Ne t'avais-je pas dit que ça allait refroidir ? »
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