Un lourd passé

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Immobile dans le noir, caché derrière la villa, Jean hésitait. L’arme pesait dans la poche de son pantalon en velours côtelé. Petit, avec un visage ordinaire et des cheveux châtains ternes, Jean passait souvent inaperçu tant il avait pris l’habitude de cultiver sa banalité. Le regard des autres lui importait peu. Il avait fui les excentricités de sa mère en choisissant le métier de comptable. Les chiffres étaient tellement prévisibles. Ils le rassuraient. Adulte, il s’était éloigné géographiquement d’elle, pensant être enfin libre. Mais, même après sa mort, elle continuait de lui nuire en lui laissant cet étrange héritage. Pourtant, il aurait dû s’attendre à ce qu’elle ne quitte pas ce monde sans un dernier coup de théâtre.

Jean avait ouvert le coffre-fort de sa mère avant de déclarer son décès. C'était un réflexe de comptable : retirer les biens du coffre avant que l’État ne puisse y prélever les frais de succession. Il s’attendait à retrouver de l’argent, ou des bijoux, et il fut surpris d’y découvrir une arme déposée sur une pile de lettres. Son esprit cartésien l’avait aidé à lutter contre ses émotions en utilisant sa logique, du moins au début. Mais, aujourd'hui, il était là, caché à l’arrière d’une villa qu'il ne connaissait pas, prêt à y entrer par la porte du jardin.

Trois mois plus tôt, Ana, la mère de Jean, lui avait envoyé une lettre l’informant qu’elle était en phase terminale d’un cancer du pancréas. Elle souhaitait lui parler avant de mourir. Jean ne l’avait plus revue depuis le jour de l'enterrement de son père. Leur relation avait toujours été difficile et son père avait souvent dû jouer les médiateurs entre eux. Depuis son décès, il n’y avait plus personne pour essayer de résoudre les problèmes qui naissaient régulièrement entre la mère et son fils. Cela faisait plusieurs années qu’il essayait de lui pardonner le vide qu'elle avait installé autour de lui pendant sa jeunesse. Jean avait cherché un psychologue sur internet, et il l'avait sélectionné en regardant sa photographie. Il avait choisi un homme d'une soixantaine d'années avec un sourire bienveillant qui illuminait un visage couronné par des cheveux gris. Jean recherchait une figure paternelle, lui qui avait passé sa jeunesse à se faire le plus petit possible dans l'espoir de se faire oublier de sa mère. Dans le bureau de son psy, Jean se sentait en sécurité et, petit à petit, il lui avait raconté son histoire. Comme beaucoup de fils uniques, il avait toujours regretté de ne pas avoir eu de frère. Il s’était lié à un de ses cousins du même âge que lui, mais un conflit familial les avait séparés. Toute personne qui ne répondait pas aux besoins de sa mère était jugée toxique et elle les excluait de sa vie. Il avait manqué de relations sociales, lui qui avait besoin de beaucoup de temps pour se lier à quelqu’un et s'en faire un ami.

  • Je ne sais pas si je pourrais revoir ma mère sans lui faire de reproches. Je lui en veux depuis que je sais qu’elle m’a privé de mon cousin et du reste de ma famille en prétendant que c’étaient eux qui nous avaient bannis.
  • Ne pensez-vous pas que, répondre à cette question, pourrait vous aider à clore cette période de votre vie ?

Jean avait fini par suivre la suggestion de son psy et il était venu voir sa mère aux soins palliatifs. Lorsqu’il entra dans sa chambre à l’hôpital, elle somnolait. Elle lui semblait tellement frêle avec ses cheveux décoiffés, séparés par une large ligne blanche indiquant qu’elle n’avait pas bénéficié des services d’un coiffeur depuis un moment. Elle ne ressemblait plus à la femme coquette de ses souvenirs. Sa mère se rendit compte de sa présence et ouvrit les yeux.

  • Je suis contente que tu sois venu. Je me disais que tu ne m’aurais pas laissée mourir sans me voir au moins une dernière fois.
  • Bonjour, Ana. Tu m’as demandé de venir et je suis là.

Elle n’avait jamais voulu qu’il l’appelle maman. Cela la vieillissait, disait-elle. L’âge des enfants permettait trop facilement de deviner celui des parents. Et, à cette époque, comme elle passait beaucoup de temps chez son esthéticienne, elle paraissait bien plus jeune que son âge.

  • Je t’ai déjà raconté que ta naissance avait mis fin à ma carrière de modèle, au grand bonheur de ton père qui ne supportait pas que je pose nue pour de jeunes peintres prometteurs. Sa jalousie m’exaspérait et j'ai fini par céder au dernier artiste pour lequel j'ai eu le privilège de poser. Il m'a privé du sel de ma vie, mais il a élevé un fils qui n'était pas le sien. Je pense qu'il était stérile.

Un silence glacial s’installa entre eux. Son père, celui dont il portait le nom, lui avait donné toute l’affection dont il avait eu besoin pour compenser l'absence d'amour maternelle et maintenant, sa mère lui retirait ses plus beaux souvenirs d’enfance. Elle s'interrompit un moment, le temps de reprendre des forces.

  • Lorsque je lui ai écrit pour lui dire que j’étais enceinte de lui, il séjournait temporairement dans le sud de la France. Il voulait profiter de cette lumière qui nous manque si souvent en Belgique pour pratiquer son art. Il ne m’a jamais répondu et je me suis sentie très seule avec ce problème. Je n’avais vu d'autre choix que de laisser assumer cette paternité à mon époux. Il espérait depuis tellement longtemps devenir papa. Je pense qu’il ne s’est jamais douté que tu n'étais pas son fils.

Jean émit un faible soupir de soulagement. Au moins, l’amour qu’il avait reçu de son père était sincère. Il voulait partir, s'éloigner d'elle à tout jamais. Mais elle n'avait pas encore achevé son histoire.

  • Mon amant avait promis de me léguer le tableau pour lequel j’avais posé s'il mourrait avant moi. Ce tableau doit valoir une petite fortune maintenant. J’ai essayé de le récupérer après sa mort, mais sa veuve m’a traitée avec tellement de mépris que je n’y suis jamais retournée... Tu trouveras dans mon coffre une lettre qui atteste qu’il voulait me léguer La jeune fille à la pomme. C’est ton héritage.

Ses yeux se fermèrent et elle s’endormit, épuisée d’avoir parlé aussi longtemps. Ayant compris que la fin de sa mère était imminente, Jean avait emporté ses clefs et il était passé chez elle en sortant de l’hôpital. En ouvrant le coffre-fort dans la chambre de sa mère, il espérait encore que ses dires seraient de simples affabulations de vieille femme. Mais il y trouva plusieurs lettres, parmi lesquelles une seule était écrite de la main de sa mère. Dans celle-ci, elle lui racontait son idylle puis, son incompréhension face au silence soudain de son amant. Elle s’était sentie trahie et elle encourageait Jean à reprendre ce qui lui était dû, par la force s'il le fallait. Elle voulait qu'il venge son honneur de femme blessée. Mais Jean ne se sentait plus obligé de répondre à ses attentes, il ne lui devait plus rien depuis un moment déjà.

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