Origines
Bien qu’elle s’était convaincue qu’elle n’en avait rien à faire, Eva s’était plusieurs fois demandé comment ses parents avaient pu se rencontrer et la concevoir. Cela lui avait vite paru improbable, même quand elle avait compris que son géniteur, sous ses dehors austères, était un débauché et un homme à femmes.
Elle n’allait toutefois pas très loin dans ses suppositions. Pour ce que cela changeait, après tout. Néanmoins, en son for intérieur, le plus probable était une rencontre d’une nuit entre un étranger venu se dévergonder dans un bordel. Elle ne savait pas précisément de quel pays d’Asie elle était originaire, aussi avait-elle quelquefois imaginé un modeste kimono élimé que sa mère aurait ouvert, le temps d’aguicher son père et de le laisser faire ce qu’il avait à faire en échange de quelques pièces. Et que, pour une raison inconnue, leurs chemins s’étaient recroisés et qu’elle l’avait abandonnée à son géniteur pour ne plus s’embarrasser d’elle. Une histoire des plus simplistes et même sordide, mais Eva ne concevait pas l’idée de romantisme dans tout ça.
Pourtant, l’histoire de ses origines était plus romanesque comme un roman de gare, juste de quoi éveiller des rêveries improbables voire médiocres.
Ekkehardt avait rencontré une femme étrange dans le Japon des années 1940. Une très belle Asiatique dans une robe osée de satin rouge, accrochée au bras d’un homme puissant. En apparence parfaitement dans son élément, comme si elle était née dans le faste des soirées mondaines, dans le luxe et les flots d’argent. Pourtant non. Elle n’était pas une riche beauté du Japon, la fille d’un magnat ou d’un politicien, mais une parvenue avec un but bien précis en tête.
Autant entrer dans le vif du sujet. Elle était une espionne, trop jeune pour être soupçonnée de jouer un rôle mais pourtant très douée pour ce travail. La guerre obligeait à gagner en maturité et, dans ce cas, à endosser de si lourdes charges, à jouer plusieurs rôles sans jamais se perdre dans ses identités et ses mensonges.
Pour lui et durant cette soirée à Tokyo, elle était Usui, et c’était encore sous le nom d’Usui qu’il la recroisa plusieurs années plus tard à Shanghai, cette fois sous les traits d’un jeune homme. Elle maîtrisait ses différentes identités à la perfection, et il avait failli ne pas la reconnaître sous ce costume occidental qui effaçait ses formes, sous ce chapeau qui cachait ses longs cheveux, et sous l’écharpe qui dissimulait son cou gracile et l’absence de pomme d’Adam. Elle le reconnut aussi. Il fallait croire qu’entre espions, ils savaient se percer à jour.
Il ne l’avait jamais vraiment cernée, pas même après leurs discussions et la nuit passée ensemble pour assouvir une attirance mutuelle à défaut de sentiments. Ils vivaient dangereusement et donc n’hésitaient jamais à saisir une occasion de faire ce qui leur faisait envie, même elle. Posséder plusieurs identités l’avait dépouillée de tout précepte inculqué par la société. Qu’on la traite de traînée, non seulement elle s’en moquait mais au pire, elle pouvait devenir quelqu’un d’autre. Une autre personne dans un autre lieu. Aucune attache, aucune contrainte. Elle était libre, et cela la rendait différente des femmes qu’Ekkehardt connaissait, à commencer par sa propre épouse qui l’attendait sagement en Allemagne avec leurs enfants.
Sans songer à elle, il avait exploré le corps d’Usui, s’était enivré de sa beauté tropicale et de la flamme qui brûlait en elle. Si libre, si vivante, si désirable. Il ne savait pas ce qu’elle lui avait trouvé, si elle voulait de lui pour une nuit ou si elle se serait contentée de n’importe qui. Elle ne lui avait pas dit, au mieux épaississait-elle les mystères autour de ses questions. S’appelait-elle réellement Usui ? Oui et non, elle était Usui tout comme elle était Mei Lin, Yoko ou Sinn. Quel âge avait-elle ? L’âge requis pour partager la couche d’un homme, vingt ans, peut-être trente, ou entre les deux, ou peut-être un peu plus. D’où venaient les cicatrices sur son corps ? Des marques laissés par des criminels de guerre qui s’en prenaient aux jeunes filles, ou bien un ancien mari possessif, à moins qu’elle se soit scarifiée elle-même pour apitoyer autrui. Qui pouvait savoir et qui ça pouvait intéresser réellement ? Elle s’adaptait à la corde sensible de chacun.
Chez lui, elle n’en avait trouvé aucune et ça l’arrangeait. Elle n’avait pas voulu d’un amant au cœur d’artichaut. Il n’y avait rien de pire que les attaches. Et puis, elle doutait trouver de la sensibilité chez quelqu’un qui avait dû voir des horreurs voire en était coupable, quelques années plus tôt. À son tour, il garda le silence et ne déterra pas la vérité. La guerre était finie et sa réputation en était sortie intacte, ainsi que sa fortune familiale. C’était tout ce qui comptait.
Leurs chemins se séparèrent peu de temps après. Ils avaient toujours des comptes à rendre, des missions à accomplir, des personnes à appréhender et des lieux où s’installer et évoluer comme des ombres. Il reprit brièvement sa vie en Allemagne puis repartit sans donner beaucoup d’explications à son épouse. Elle n’avait jamais su pour cette facette de son mari, il l’avait mieux dissimulée que ses infidélités. Naïvement, elle l’avait pris pour un homme d’affaires qui cherchait ses partenaires lui-même plutôt qu’envoyer ses assistants. Ce n’était pas vraiment faux : des partenaires, il en avait trouvé beaucoup.
Étrangement, il avait recroisé Usui par hasard dans un petit village de Thaïlande, alors qu’il devait se terrer dans un coin perdu, le temps que sa trace soit perdue. Elle avait eu la même idée. Ici, elle était Taya, fille de rien, jeune veuve qui se retrouvait avec un enfant à élever seule.
Un enfant ?
Ainsi lui fut présentée la fillette née de leur nuit de débauche. Une petite diablotine qu’il avait croisée à son arrivée au village. Elle courait avec d’autres enfants, jouait bruyamment, criait après eux sans la moindre retenue. Impossible de ne pas remarquer cette petite furie. Il aurait dû faire le lien avec la fougue de sa mère.
L’enfant perdit de son assurance face à lui. Elle le fixa avec méfiance tout le temps qu’il était à portée de regard, sans comprendre ce que les deux adultes se disaient en anglais. Sans les interrompre non plus, trop occupée à se demander qui il était et ce qu’il faisait, puis à exprimer silencieusement son exaspération à ne pas le voir repartir. Sans se douter qu’il l’emmènerait avec lui.
Ce n’était absolument pas prévu et apprendre qu’elle était de lui n’y changeait rien. Il estimait ne pas avoir la fibre paternelle, il avait eu des enfants pour sauvegarder son lignage et son patrimoine, rien de plus. Il n’était pas naïf au point de croire ne pas en avoir eu d’autres avec des amantes de passage, mais cette gamine agitée était sa première enfant illégitime à qui il faisait face.
Usui lui raconta tout. La grossesse imprévue et décelée trop tard malgré des semaines pénibles. Les mois suivants où elle avait compris qu’elle portait un enfant turbulent tant il remuait et rendait son corps capricieux. L’accouchement difficile qui l’avait épuisée. L’idée de la laisser à une famille qui s’était évaporée après avoir vu son petit visage. L’attachement progressif face à toute cette énergie dans un être aussi minuscule. L’envie de changer de vie et prendre le risque de se faire des ennemis en laissant tout derrière elle, hormis de l’argent volé pour assurer un certain confort à sa fille. La nécessité de se cacher pour échapper à ceux qu’elle avait mis en porte-à-faux. L’intuition qui lui disait que le passé et les ennuis la rattrapaient. Le souhait de mettre la petite à l’abri. La chance que son géniteur passe par là, dans ce trou perdu, comme un signe du destin.
Il se montra d’abord sceptique. Rien ne prouvait qu’elle était bien de lui, tout comme la véracité de son histoire. Elle n’avait fait qu’éluder et mentir depuis des années, pourquoi cela changerait ? Comment pouvait-il la prendre au sérieux et, quand bien même, pourquoi s’encombrerait-il de cette bâtarde ? Si les ennemis d’Usui la retrouvaient et s’en prenaient à elle et sa fille, en quoi cela pouvait-il s’émouvoir ? Elles n’étaient rien pour lui, qu’elles vivent ou meurent ne changeraient rien à son existence.
Usui ne se laissa pas démonter. C’était l’une des premières choses que l’on remarquait chez elle. Elle était également maligne et savait anticiper. Elle n’avait pas perdu de temps depuis toutes ces années et s’était patiemment renseignée sur lui. Les secrets ne restaient jamais enterrés quand on creusait et tombait sur d’anciens contacts, d’anciennes victimes. Il n’avait pas laissé que des cendres derrière lui, certaines voix ne s’étaient pas tues dans la chaleur de fours ou suite à des tortures. Elle pouvait le faire tomber. Ou bien racontait-elle n’importe quoi. Comment savoir ? Comptait-il prendre le risque ? Accomplir son rôle de père ne lui coûterait rien et assurerait la survie d’une innocente en plus de la tranquillité d’esprit de sa mère. Tout le monde y trouverait son compte.
Il ne s’y attacherait pas, qu’elle le sache. Son bonheur serait sûrement matériel, pour le reste elle ne serait jamais aimée ni estimée, pas même acceptée. Elle serait à jamais la bâtarde méprisée et le saurait, nul doute qu’elle comprendrait que personne ne voulait d’elle. Usui assura qu’elle survivrait : elle tenait d’elle. Il faudrait plus que des snobinards pour intimider sa fille.
Elle la jouait bravache, mais n’avait-elle pas peur ? Ne doutait-elle pas de cet avenir malheureux qu’elle imposait à la petite ? Si c’était le cas, elle ne le montrait pas et lui céda l’enfant sans que son assurance s’effrite.
- A-t-elle un nom ou lui changes-tu tous les quatre matins ?
- Elle a trois prénoms pour trois villes, celle où elle est née, celle où elle m’a appelée Maman pour la première fois, et celle où j’ai décidé de changer de vie pour elle.
- Je ne te savais pas si sentimentale.
- Je raconte peut-être n’importe quoi. C’est peut-être que je n’arrivais pas à me décider. Ce qui est sûr, c’est qu’elle s’appelle Etsuko Vitaya Akemi. Pas de nom de famille, il ne faudrait pas que tu saches quoi que ce soit sur moi.
- Hors de question qu’elle garde ces sobriquets ridicules et un patronyme interminable. Eva sera parfait.
- Comme c’est étonnant vu la symbolique dans ton pays. Je constate que tu as gardé ses initiales, c’est déjà ça.
Ils se quittèrent sur ses mots et sans un dernier regard, contrairement à la petite qui ne comprenait pas la situation. Elle tempêta et se débattit en vain, jusqu’à s’endormir après avoir bu de force une boisson amère. Cela fut bien utile tout le long du séjour d’Ekkehardt en Thaïlande, alors qu’il menait une mission plutôt calme, puis durant le voyage de retour. Jusqu’à ce que la fillette se résigne à sa nouvelle vie sans pour autant étouffer les sentiments d’injustice, de trahison et d’abandon.
Ils nourrirent sa colère pendant des années et, avant de la diriger vers son père, elle la laissa exploser contre son demi-frère Hans. Il est maintenant temps de parler de lui et de la famille Kleim. Usui, Taya, Yoko, qu’importe son nom, a définitivement quitté cette histoire avec cet unique chapitre et ce portrait fantasque.
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