Enfance chez les Kleim
L’arrivée en Allemagne donna le mal du pays à la pauvre Eva. Cela ne ressemblait en rien à tout ce qu’elle avait vu et connu en quatre années d’existence. Elle n’aima rien, fit sa mauvaise tête et joua avec les nerfs de son père. Lui non plus, elle n’arrivait pas à s’y faire. Ses yeux trop clairs et sans éclat chaleureux, sa peau sans un joli hâle lumineux, cette barbe d’or pâle accentuait cette absence de couleurs et lui faisaient penser à un spectre, tout lui paraissait repoussant chez cet homme.
C’était triste à dire, mais il ne fut même pas le pire de tous ceux qu’elle rencontra ensuite. L’illustre famille Kleim qui fut surprise de le voir revenir avec une gamine malingre dans son ombre, estomaquée d’apprendre qu’elle était de lui, révulsée qu’elle s’installe définitivement ici. Eva ne comprenait toujours pas l’allemand mais elle n’était pas stupide. Leur animosité était trop palpable pour qu’elle ne puisse pas la saisir à pleines mains.
Le patriarche fit les présentations sans qu’elle ne retienne aucun nom. Les intonations allemandes lui semblaient trop âpres et hors d’atteinte, et elle restait campée sur ses positions belliqueuses. Elle n’était pas ravie d’être ici, voulait retrouver sa mère, et savait le montrer. Cependant, Eva n’était qu’une toute petite fille de quatre ans qui, sous ses bravades et sa mauvaise humeur, était terrifiée et se sentait seule, abandonnée et déracinée.
Le concept de père lui avait toujours échappé, elle n’y avait jamais réfléchi. Elle avait sa mère et c’était tout ce qui comptait. Sauf que sa mère n’était plus là, elle l’avait laissée avec le spectre barbu. Sûrement était-ce à cause de son mauvais caractère, comme dans les contes où seuls les enfants turbulents étaient punis. Alors cet homme, qui avait pris la place de sa mère, était celui dont elle dépendait et à qu’il ne fallait absolument pas déplaire. Pour ne pas que ça recommence, pour ne pas être abandonnée de nouveau.
Voilà pourquoi Eva finit par se tenir plus ou moins tranquille, sa nature vive et sa spontanéité enfantine reprenant parfois le dessus. Voilà pourquoi Eva débuta docilement ses cours d’allemand. Puis d’anglais. Puis de musique. Puis de maintien. Tout ce qu’une Kleim, un lignage honorable, devait connaître. Voilà aussi pourquoi Eva se laissa habiller de tenues guindées et couper ses longs cheveux pour une vilaine coupe au carré. Voilà pourquoi elle tenta de s’intégrer à sa nouvelle famille.
Pour que tout se passe bien et, inconsciemment, pour grappiller l’affection dont elle avait tant besoin, Eva se laissa dépouiller de son identité. En quelques jours d’essayages et de leçons, elle ne se reconnut plus et espéra voir de l’approbation réchauffer les yeux paternels, faire naître des sourires amicaux sur les autres visages. La désillusion fut cruelle. Ekkehardt n’avait pas menti : elle ne serait jamais acceptée.
Son épouse, Frieda, tenta bien de faire un scandale. Elle était l’archétype même de ce qu’Eva appellera plus tard la « connasse aryenne ». La petite fille comprit qu’ici, il n’était pas surprenant d’avoir des cheveux dorés et des yeux clairs, tout comme elle venait d’un pays où chevelure lisse d’un noir brillant et yeux en amande était commun. Il lui fallut tout de même un temps d’adaptation, d’autant plus face aux critiques qui allaient bien vite pleuvoir sur elle et imprégner ses pensées.
Frieda était donc grande, blonde et froide, mais sous sa glace couvait le feu acide d’une femme bafouée et mesquine. Elle s’était appliquée à être la parfaite épouse, obéissante, dévouée jusque dans le lit conjugal où elle avait dû s’accorder au rythme et aux envies de son mari. Elle lui avait donné cinq enfants alors que son premier accouchement - une fille qui avait décidé de ne pas sortir du confort et de la chaleur de son cocon de chair maternelle - lui avait fait passer l’envie de subir à nouveau cette épreuve. Elle s’était assurée de leur bonne éducation, à la hauteur de leur lignage, et s’était sentie emplie de fierté face à sa couvée blonde et altière.
Et tout s’était effondré quand le chef de famille avait ramené la petite bâtarde et expliqué la situation comme si tout était normal, comme s’il n’avait rien à se reprocher. Toutes ces années de mariage dévoué avaient pesé sur les épaules et le cœur de Frieda, et son indignation avait jailli telles des vomissures. Son époux exhibait sans honte la preuve de son infidélité. Pire, il l’avait trompée avec une étrangère ! Certainement une catin de bordel miteux ! Il avait dilué son sang illustre pour une once de plaisir entre les cuisses d’une femme de mauvaise vie ! Et elle devait l’accepter ?
Son esclandre fut vite étouffé par le chef de famille, qui lui rappela quelle était sa place et que le silence et la soumission étaient les clés pour la garder. Elle ne lui était pas indispensable, surtout maintenant qu’elle lui avait donné des enfants, et qu’elle ne pouvait même pas compter sur sa sensualité inexistante pour le motiver à la garder. Qu’elle se taise et accepte la situation. C’était tout ce qu’il la savait capable de faire. Elle lui donna raison et n’insista pas.
En revanche, ce fut Eva qui en paya le prix. Aigrie, haineuse et impuissante à restaurer sa dignité bafouée, Frieda Kleim se vengea sur elle. À aucun moment, elle ne considéra Eva comme une égale, une victime de la lubricité d’Ekkehardt, une enfant innocente qui n’avait ni demandé à venir au monde ni à être arrachée à tout ce qu’elle avait connu pour se retrouver vulnérable et sans repères. À aucun moment, elle n’eut de la compassion pour elle ou tenta de s’accommoder de sa présence. Elle était devenue son souffre-douleur car, à travers elle, elle voyait la catin au charme exotique, aux yeux noirs et à la cuisse légère avec qui son mari l’avait humiliée.
Eva encaissa donc les remarques virulentes sur ses erreurs linguistiques, ses tenues qu’elle ne choisissait pas, sur son apparence de « vilaine bridée ». Elle subissait les comparaisons avec les « vrais enfants », les leçons qu’elle devait répéter, les lignes qu’elle devait copier, les privations lorsque son père était absent et laissait toute liberté d’agir à la marâtre. Vinrent les jugements de valeur, les insultes, les bousculades, et les punitions plus sévères comme les heures enfermée dans la cave sans la moindre source de lumière.
Ce ne fut pourtant rien en comparaison de son fils, Hans, et Eva ne tarda pas à s’en rendre compte, malheureusement.
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