Venise

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Voilà comment Eva en vint à côtoyer son père durant leurs voyages et à parcourir le monde au gré de son travail. Il n’était quasiment plus missionné et prenait le relais avec une réelle activité dans le patronat, aussi restait-il très occupé et absent, comme il l’avait promis. Eva ne flancha pas pour autant, ne regretta rien de son choix de quitter la demeure des Kleim. Elle non plus n’avait pas menti et ni elle ni son père ne revinrent sur leur paroles. Elle continua de s’instruire en autodidacte. À peine entrée dans l’adolescence qu’elle était quasiment trilingue et tentait de devenir polyglotte pour pouvoir gagner en autonomie. Elle découvrit plusieurs contrées d’Europe mais ne revit jamais l’Asie dont elle se souvenait très vaguement. Même sa mère avait été effacée par cette rage brûlante en elle. Elle lui en voulait de plus en plus chaque jour de l’avoir abandonnée à ces gens, à cette vie certes fastueuse mais amère.

Eva était en colère et en voulait au monde entier, de plus en plus à mesure qu’elle grandissait et changeait. Elle provoquait, prenait des risques, refusait de se taire et d’être la parfaite jeune fille que la société voulait qu’elle soit, rejetait les efforts doubles qu’elle devait fournir en tant que métisse et enfant illégitime. Elle était rebelle et insolente, et détestait tout le monde sans exception, peu importaient les origines, le niveau social ou le tempérament. Elle voyait tout le monde comme un ennemi potentiel.

Parfois, elle voyait son père dans une des demeures impersonnelles où ils s’installaient quelques semaines. Ils n’échangeaient pas un mot ni un regard. D’autres fois, elle croisait une femme, conquête éphémère, et se sentit d’autant plus amère. Voilà comment elle était venue au monde, et il n’avait toujours pas compris la leçon. Disons plutôt qu’il se moquait de concevoir d’autres enfants comme elle. Son ressentiment continua de croître en elle, déborda et se déversa sur la gent masculine qu’elle se mit à mépriser.

Elle aussi joua avec les garçons. Rien de bien méchant. Elle flirtait, après tout la libération des mœurs était en vogue, et elle mentait sur son âge. Elle se disait plus âgée qu’elle ne l’était et son assurance lui donnait des airs de jeune fille expérimentée. Elle jouait avec eux, leur faisait miroiter ce qu’ils attendaient d’elle - et tous convoitaient la même chose - puis elle les repoussait sans scrupules. Parfois, cela semblait sur le point de déraper, mais jamais elle n’avait eu de sérieux ennuis. Et quand bien même, elle commençait à se moquer de sa sécurité, à tenter de plus en plus le diable. Tout en traçant inconsciemment quelques limites, qu’un jour elle franchirait pour combler l’ennui et pour voir jusqu’où elle pouvait aller avant que la situation ne lui échappe.

Cela devint une routine et son père ne se préoccupa pas tant de son bien-être et sa sécurité que la honte qu’elle risquait à lui attirer si tout le monde savait que la jeune délinquante aux traits asiatiques était sa fille. Ses menaces ne menèrent à rien : après Frieda, après Hans, après toutes ces années, Eva ne craignait plus grand-chose et n’aimait rien de plus que de défier l’autorité. De toute façon, ils ne restaient jamais assez au même endroit pour qu’on se souvienne vraiment d’eux.

Jusqu’au jour où Ekkehardt Kleim flaira une belle affaire à Venise et décida de s’y installer pour un long moment. Le voyage fut plutôt tranquille, Eva n’était pas familière de l’océan et d’une croisière en paquebot, habituée aux transports terrestres et à l’avion. Elle passa donc beaucoup de temps à contempler l’océan et l’horizon qui semblait infini, et en oublia ses frasques. Une fois sur place, ils s’installèrent dans une grande maison, beaucoup moins austère qu’en Allemagne, beaucoup plus jolie aussi, mais toujours aussi vide. Eva ne s’extasia pas face au charme de l’art italien et au style Renaissance, imperméable et cherchant plutôt où s’encanailler.


Son père se lança aussitôt dans ses entretiens professionnels et son ambition de nouer des alliances commerciales. S’il devait retourner en Allemagne pour ses responsabilités familiales autant que professionnelles, il comptait laisser Eva à la Sérénissime, un nom qui n’allait d’ailleurs pas du tout à l’adolescente. Elle ne se rendrait même pas compte qu’il quittait les frontières italiennes. Et en effet, elle n’y prêta pas attention.

Elle avait vite trouvé des jeunes de son âge avec qui s’amuser, des rebelles comme elle qui ne souhaitaient rien d’autre que les loisirs et la joie d’enfreindre les règles, indifférents à la beauté de leur ville qu’ils souhaitaient quitter pour de « vrais endroits branchés » : Rome au minimum, au mieux New York ou Berlin voire Paris. Pas cette cité où on ne pouvait avoir de véhicules classes comme une Harley Davidson ou une Cadillac, où on faisait vite le tour et devait prendre une gondole ou un vaporetto pour le moindre déplacement.

Pour elle, c’était nouveau mais tout aussi pénible. Elle n’avait aucune patience et perdu la capacité à vraiment s’émerveiller. Elle trouvait les gondoles trop lentes, les bateaux trop bruyants et bondés, et ne faisait même pas attention à la particularité de Venise, à son étrangeté d’avoir été bâtie sur l’eau et de s’accommoder des caprices de la lagune, aux mystères de ses petites ruelles et à sa beauté unique. Elle ne se laissa pas émerveiller par le verre de Murano, par les façades multicolores de Burano, par les échoppes emplies de masques aux sourires malicieux et aux regards vides. Rien ne la touchait. Elle n’eut un frisson de curiosité que lorsque l’un de ses copains, un grand et beau garçon qui lui tournait autour, lui avait parlé de Poveglia.

Il s’agissait d’une île hantée par les multiples malades de la peste que l’on envoyait en quarantaine et qu’on cédait à la mort, à tous les fous enfermés dans ce qui était ensuite devenu un asile puis une « maison de repos ». L’établissement avait fermé il y a quelques années, et l’île laissée à l’abandon. La nature y reprenait ses droits ainsi que les fantômes. Il était interdit d’y aller mais, bien sûr, la jeunesse vénitienne avide de sensations fortes et d’irrespect de l’autorité s’y rendait clandestinement pour mesurer son courage et faire la fête. Il y avait toujours des bateliers pour les conduire en échange d’argent et la promesse de ne pas être dénoncés si la police maritime les attrapait.

Des fêtes clandestines sur une île interdite d’accès ? Il n’en fallait pas plus à Eva pour qu’elle veuille s’y rendre. Son soupirant lui promit qu’il l’y emmènerait bientôt, au prochain batelier disponible pour les y conduire de nuit. Son impatience la tortura plusieurs jours, mais elle fut exaucée.

Rien que les minutes à voguer sur les eaux noires de la lagune pouvaient donner des frissons d’angoisse, qui se muaient en peur lorsqu’enfin apparaissaient l’île de Poveglia plongée dans la nuit et son sinistre clocher qui les surplombait et semblait étendre une ombre encore plus dense. Certains jeunes craignaient toujours d’y voir des yeux fantômes les scruter depuis les hauteurs du clocher, là où un psychiatre fou se serait jeté après avoir massacré ses patients, d’après les histoires qui circulaient.

Indifférente à ces racontars, Eva se moqua et fut même la première de son groupe à mettre le pied sur l’île pour prouver sa bravoure, alors que les autres l’avaient mise au défi. Un premier groupe était arrivé au début de la nuit et espérait faire peur aux suivants, mais cela ne fit pas effet à la jeune fille. Rien ne lui fit effet, à vrai dire : ce n’était qu’une petite île abandonnée, qui ne se démarquait pas tant que cela. Elle ne croyait pas aux fantômes, tout ce qui la motivait était l’interdit et la tête de son père si elle se faisait prendre par les autorités. Rien de plus.

Pourtant, de tous ces jeunes rassemblés ici, de tous ces vénitiens habitués à ces histoires de fantômes et dont certains craignaient toujours d’en voir au point de ne jamais s’éloigner des autres, ce fut Eva qui fit une rencontre singulière.

Elle tomba yeux dans les yeux avec un garçon fantôme au visage fermé et aux yeux triste, qui se complaisait dans les ombres de l’île.

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