Luciano - Premiers contacts
Le garçon n’était pas un fantôme dans le vrai sens du terme. Il ne s’agissait pas d’un mort de la peste ou des traitements du psychiatre fou, prisonnier de Poveglia et pleurant pour l’éternité un repos qui lui était interdit. Ce n’était pas un drap blanc qui déambulait en poussant des cris de chouette ridicules. Ce n’était pas un spectre impalpable qui pouvait traverser les murs et se rendre visible. Il était bien vivant, fait de chair et de sang, visible et palpable.
Pourtant, d’une certaine façon, il évoquait un fantôme à Eva, à son visage sans expression, à ses yeux sans éclat qui se perdaient dans le lointain. À sa façon de se tenir dans un coin et ne pas participer aux discussions stériles et aux festivités. À ses disparitions discrètes hors de la salle où tous s’amusaient, pour aller on ne savait où.
Le soupirant d’Eva - Rodolfo si elle ne se trompait pas - lui avait dit de ne pas s’occuper de lui. Il s’agissait d’un garçon avec qui il était allé à l’école dans son enfance. Il avait toujours été bizarre et distant, et ne s’était pas arrangé avec le temps. En toute logique, Eva voulut savoir pourquoi donc il était là avec eux, de joyeux fêtards, s’il était solitaire.
- Tout ce qui l’intéresse, c’est Poveglia. Il doit avoir un grain comme ceux qui étaient enfermés là. Il aurait dû s’y faire soigner avant que ça ferme. Allez, t’occupes pas de lui et viens danser.
- Ne me donne surtout pas d’ordres, connard.
Cela l’avait ramené à de meilleures conditions. Bien que vexé par l’insulte, il espérait toujours s’isoler quelque part avec la jeune fille et prendre du bon temps. Ce n’était évidemment pas réciproque. Eva se servait juste de lui pour se divertir, et déjà elle se lassait de lui. Séduisant mais creux. Rien de bien palpitant. Il était comme tous les autres.
Le garçon, à l’inverse, attirait son regard lorsqu’elle le trouvait dans la pièce. Elle en venait même à le chercher des yeux, sans en comprendre la raison. C’était cette attention particulière qui lui avait enfin permis de voir qu’il se déplaçait avec des béquilles et qu’apparemment ses jambes le faisaient souffrir. Il devait avoir son âge, alors qu’avait-il pu arriver à un garçon de quinze ans pour être dans cet état ?
Et pourquoi s’y intéressait-elle ? Qu’avait-il qui le démarquait des autres ? Eva aurait répondu quasi immédiatement si on lui avait posé la question : le plus évident était son physique. Elle le trouvait mignon et avait l’impression d’être la seule vu comme les autres filles du groupe le dédaignaient. Il le leur rendait bien, d’ailleurs même elle il ne la regardait pas. Cela attirait d’autant plus Eva : d’habitude, les garçons la regardaient et, si elle voulait les appâter, elle savait le faire. Jusque-là, on ne lui avait pas résisté, alors pourquoi ne la remarquait-il pas ?
Il avait vraiment un joli visage, avec des traits fins et harmonieux. Rien ne clochait, pas un nez un peu fort comme Rodolfo, un menton en galoche comme un de ses potes ou une coiffure à frange qui donnait l’impression de ne pas avoir de front à un autre type ; Eva avait vraiment eu l’impression que ses sourcils collaient presque ses racines capillaires.
Le garçon n’avait pas une coiffure sophistiquée et laissait quelques mèches noires tomber devant ses yeux tristes. L’arête de son nez était droite et aurait ravi les sculpteurs de la Renaissance Italienne, s’ils avaient souhaité un modèle parfait à immortaliser. La courbe de sa mâchoire donnait envie de la caresser du bout des doigts tout comme son grain de peau épargné par les rigueurs de l’adolescence. Sa silhouette fine lui donnait des airs d’éphèbe, et ses lèvres fines mais bien dessinées donnaient à Eva l’envie de les embrasser.
Elle n’avait jamais été du genre rêveuse, à croire au prince charmant, aux promenades main dans la main et aux bouquets de fleurs. Son imagination était plus pragmatique et brute : elle ne niait pas son désir et savait qu’un jour elle y céderait. Voilà pourquoi elle n’étouffait pas son attirance pour les garçons et s’imaginait des contacts physiques plutôt que des valses au clair de lune.
Voilà pourquoi elle ne le regardait pas avec des yeux émerveillés et plein d’étoiles et de cœurs, plutôt empreints d’un éclat plus égrillard. Elle n’était pas victime du mièvre coup de foudre, mais il l’attirait avec sa beauté mélancolique et son silence.
Ce n’était pas du tout réciproque.
Elle le sut dès que ses yeux se tournèrent dans sa direction sans se poser sur elle, insensible. Puis lorsqu’il comprit enfin qu’elle le fixait sans aucune discrétion et lui renvoya un regard froid. Il se détourna d’elle et coupa court à la moindre interaction possible. Pas de quoi intimider Eva, bien au contraire. Ça ne fit qu’aviver son envie de l’approcher.
Elle en trouva l’occasion dans le clocher où il s’était isolé. En grimpant les escaliers instables, essoufflée, elle s’était demandé comment il avait pu les gravir avec des béquilles. S’il souffrait, il savait faire preuve de combativité. Elle le rejoignit donc au sommet, où il était assis. Les quatre issues étaient cloisonnées avec des planches sauf une qui offrait une vue sur la mer. En pleine nuit, on ne voyait pas grand-chose, impossible de différencier l’eau et le ciel, mais il était perdu dans sa contemplation. Jamais un garçon n’avait été si apaisant à regarder, pourtant elle s’apprêtait à interrompre ce calme avec la pire approche possible.
- Tu es le parfait cliché du marginal, tu sais. Le garçon paumé, venant sûrement d’une famille brisée et abusive, qui n’arrive pas à s’intégrer à une bande et préfère s’isoler pour regarder le ciel nocturne d’un air mélancolique. Ne me dis pas qu’en plus tu écris des poèmes ou des chansons, ce serait le fond du trou !
Aucune idée de pourquoi elle avait choisi ces mots, mais cela eut le mérite d’attirer son attention. Il fallait s’y attendre, il lui lança un regard noir mais ne tarda pas à répliquer. Et elle adora ça.
- Je te retourne la remarque, toi la petite fille de riche qui s’ennuie dans sa vie superficielle au point de fréquenter des paumés pour s’occuper.
- Je vois qu’on s’est intéressés l’un à l’autre, l’air de rien ! renvoya-t-elle en s’asseyant à côté de lui, à sa gauche.
C’était tout ce qu’elle souhaitait, malgré son animosité. Qu’il la remarque et la garde en tête. C’était réussi. Sous son indifférence, il avait écouté et l’avait associée aux bonnes informations.
-Difficile de te rater, tu t’imposes. La preuve, marmonna-t-il ensuite, les yeux toujours rivés vers l’horizon.
Elle ne fut pas embarrassée de son manque de gêne. Pas le moins du monde. À vrai dire, elle était même ravie d’avoir gravi cette saleté d’escalier et provoqué cet échange, aussi tendu qu’il pouvait être.
- Moi, c’est Eva.
- … Luciano.
Luciano. Même son prénom était joli. Elle apprendra plus tard que cela voulait dire « lumière » et qu’aussi sinistre qu’on le décrivait, il portait très bien son patronyme. Pour l’heure, il n’était qu’une jolie distraction et, à chaque soirée clandestine sur Poveglia, elle lui imposait sa présence et cherchait la sienne lorsqu’il s’isolait.
Elle souhaitait qu’il pose sur elle ses yeux tristes où elle avait décelé une certaine douceur. Elle avait toujours trouvé idiots ces livres qui faisaient de longs paragraphes sur les émotions qui passaient dans le regard. Pour elle, ce n’était que des globes visqueux où seule la couleur des iris pouvait être décrite, jusqu’à ce qu’elle plonge dans les yeux de Luciano, sombres et profonds comme les eaux nocturnes de la lagune.
Elle souhaitait l’écouter parler, quitte à devoir le taquiner pour ça. Elle voulait entendre sa voix, être celle qui le sortait de son mutisme et de sa gangue de mélancolie pour voir ce qui se cachait dessous. Elle voulait dialoguer avec lui car elle avait réalisé que cela comblait son ennui et lui donnait une bonne raison de venir sur Poveglia, plus que l’envie d’exaspérer son père.
Elle pensait tisser un charme autour de lui, tout le temps qu’il l’intéressait mais, sans calcul, c’était lui qui l’attirait. Il n’était pas lugubre ni malade mental ni même insensible aux autres, et elle le sut lorsqu’elle dénigra le passé de l’île. Lorsqu’un soir, il se baissa et qu’en quelques grattements d’ongles dans la terre, il dévoila le crâne ancien d’un squelette.
- Il y a eu tellement de morts ici que leurs ossements sont presque à portée. On creuse un peu et on les trouve, sans sépulture, il n’y avait pas le temps. On les envoyait juste mourir là où ils ne contamineront et ne dérangeront personne. Des fantômes ? On se fichait d’eux de leur vivant alors pourquoi s’évertueraient-ils à chercher de l’attention maintenant qu’ils sont morts ?
- … C’est bizarre… Tu prends ça trop au sérieux, tu ne les connaissais même pas…, argumenta-t-elle, ses habituelles bravades évaporées face à la gravité de l’instant.
- C’est vrai, ce sont de parfaits inconnus, mais ce n’est pas une raison pour leur manquer de respect. Ce ne sont pas des bêtes de foire ou des personnages de contes macabres. Il s’agissait d’êtres humains. Ils étaient comme toi, comme moi. Tu vois, vu la taille de cet os, je pense que c’était un enfant. Tu réalises ? Il était plus jeune que nous, pourtant il est mort avant de pouvoir vraiment vivre quoi que ce soit. Il n’a pas atteint notre âge, il a fini sa vie dans la maladie avant d’être jeté dans une fosse parmi d’autres victimes.
- Tu veux que je sois désolée ?
- Je ne peux pas te forcer à l’être si tu n’as de considération que pour ta petite personne. C’est juste que je pense qu’ils méritent mieux. J’imagine que j’aimerais qu’on me traite comme ça quand je serais mort.
- Comme si on pouvait penser après la mort… Il n’y a rien de l’autre côté, ce sont des conneries… Occupe-toi plutôt qu’on t’estime de ton vivant.
Il reboucha le trou, rendant aux ossements le peu de dignité qu’il leur restait. Pas la peine de les laisser visibles aux regards d’imbéciles qui dansaient et s’alcoolisaient sur leurs dépouilles. C’est ainsi qu’elle interpréta le soin qu’il mettait à les recouvrir et le regard blasé qu’il lui lança.
- J’en ai marre. Ce n’est plus pareil depuis que ces abrutis hantent les lieux. Je prends un bateau et je retourne à Venise. Je ne reviendrais pas tant que ces conneries continueront. Amuse-toi bien et bonne soirée.
En temps normal, Eva l’aurait renvoyé promener. Qu’il rentre à Venise, pour ce qu’elle en avait à faire. Il pouvait même se noyer qu’elle n’aurait pas de mal à oublier son existence. Voilà ce qu’elle aurait répondu, et elle l’aurait pensé. Face à ce garçon, par contre, elle eut une réaction si opposée qu’elle en resta coite et ne trouva rien à dire pour le retenir. Elle était… attristée qu’il s’éloigne. Et ce respect qu’il vouait à cette île et à ses morts avait provoqué quelque chose.
Pour une fois, Eva ne pensa pas seulement à elle et à son bon plaisir. Elle fut touchée par autrui. Et elle voulut exaucer Luciano. Seul lui avait sa place sur cette île, et c’était seulement en sa compagnie qu’elle voulait s’y rendre et voir les choses à sa manière un peu contemplative mais plus apaisée.
Elle avait une grande maison à disposition, beaucoup plus accessible, confortable, et moins terrifiante qu’une île hantée. Elle y convia ceux qui lui tenaient lieu de copains et de distractions. Elle se fichait bien qu’ils abîment les lieux, qu’ils dérangent, et restent sans sa surveillance. Tout le monde y trouva donc son compte.
L’étonnement de Luciano fut une belle récompense et elle ne cacha pas son sentiment de victoire.
- Ça alors… On dirait que tout n’est pas perdu pour toi, tu n’es peut-être pas si peste que ça pour une gosse de riche…
- Pfff !
- Merci, en tout cas.
Voilà où était la vraie récompense : sa reconnaissance, son regard qui s’adoucissait, sa perception d’elle qui changeait. Elle réalisa que c’était vraiment ce qu’elle cherchait : qu’il l’estime, qu’elle ne soit plus une pimbêche à ses yeux, mais ça ne lui suffisait déjà plus. Elle voulait plus.
D’aucuns diraient qu’elle avait un comportement bizarre lorsque pendant la journée, elle arpentait Venise dans l’espoir de le croiser. Elle avait même demandé à ses anciens camarades d’école s’ils savaient où il vivait, pour cibler la zone de promenades. Cela paya : elle ne cessa jamais de le trouver. Malgré ses béquilles, il semblait ne jamais être chez lui ni vouloir accepter sa condition, se résigner à rester assis pour ne plus jamais bouger.
Et pourtant, Luciano était fatigué de son état, épuisé par ses douleurs incessantes, à bout de forces de devoir souffrir et s’essouffler pour avancer lentement, et qu’un pas lui coûte autant d’efforts et de risques. Les Vénitiens ne prenaient pas garde à lui et un accident ne tarda pas à se produire : une bousculade et il tomba. Une chute dont il refusa de se lever. Eva venait d’assister au cumul et à son découragement.
- J’en ai marre de ces conneries !
- Dis-moi pourquoi, je suis curieuse de savoir, répondit Eva d’un ton neutre, imperturbable, qui changeait de ses taquineries et provocations habituelles.
Il leva vers elle un regard furieux.
- Tu veux encore te moquer ? Très bien ! J’en ai marre d’avoir mal au moindre pas ! J’en ai marre de dépendre de ces putains de béquilles ! J’y ai cru ! J’ai cru que je pourrais remarcher quand personne n’y croyait ! J’ai pris sur moi en pensant qu’un jour, la douleur disparaîtrait et que tout redeviendrait comme avant ! Mais non ! Je ne remarcherais plus comme avant, je le sais ! Ça ne sert à rien, mon connard de père m’a bousillé pour de bon !
- Ça suffit, arrête, coupa sèchement Eva, qui ne releva pas son langage grossier, différent de son vocabulaire habituel et preuve de son ras-le-bol.
- Va-t’en si ça te dérange tant, je ne t’ai jamais demandé de me coller comme tu le fais ! Retourne dans ta petite vie et laisse-moi à la mienne !
- Je t’ai dit d’arrêter. Ça ne sert à rien de t’énerver, c’est même pire. Tu y as cru et tu abandonnes ? Tu veux donner raison à tous ceux qui te disaient que tu serais paralysé à vie ? Tu veux laisser gagner ton connard de père ? Ça m’étonnerait et de toute façon je ne te laisserais pas faire, alors reprends-toi et relève-toi.
- Fous-moi la paix, je…
- Lève-toi et marche ! l’interrompit brutalement Eva.
- Tu te prends pour Jésus Christ ou quoi ? Je t’ai dit de me foutre la paix !
- Lève-toi ! insista-t-elle en lui tendant les mains.
Elle resta ainsi et attendit, sourcils froncés, sans flancher face à son regard noir. Voilà qui la changeait de son sourire goguenard et de ses remarques de petite peste. Pour la première fois, il la regarda d’une manière qui la troubla. À quoi pouvait-il penser ? Aucune idée, il ne le dit pas. Par contre, il mit ses mains dans les siennes et se releva tant bien que mal tandis qu’elle le tirait puis l’aidait à tenir debout.
- Appuie-toi sur moi s’il le faut, jusqu’à ce que tu n’en aies plus besoin.
- C’est n’importe quoi, j’ai des béquilles…, répondit-il, le souffle court, le front perlé de sueur sous l’effort.
- Avoue que tu n’as jamais eu une aussi jolie béquille !
- Jolie, peut-être. Chiante, par contre…
- … Dans mon infinie bonté, je ne vais pas te laisser t’écraser pitoyablement au sol, mais je note le « chiante ». Allez. Tu me remercieras quand tu remarcheras !
- Ça t’apporte quoi de faire ça ? voulut-il savoir, le ton las.
Eva prit le temps de la réflexion, tout en évitant son regard.
- J’en ai juste envie, c’est tout. C’est comme toi et ton amour pour ton île morbide : il n’y a rien à comprendre, c’est ainsi.
Pour une fois, les choses furent clémentes. L’expérience les rapprocha et, quelques mois plus tard, Luciano fut totalement remis et remarcha sans aucune aide. Eva, en revanche, réalisa être tombée amoureuse de lui au moment où elle avait décidé de lui tendre la main.
Et elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou avoir peur. Si elle devait céder à ce sentiment ou l’enterrer comme les ossements de Poveglia.
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