Luciano - Amour
Ainsi donc, Eva était amoureuse et la première à en être surprise pour ne pas dire envahie d’émotions contradictoires. Elle luttait autant contre l’attraction de Luciano qu’elle souhaitait y succomber. Elle se considérait idiote de s’être laissée prendre à ce sentiment et, dans ses pires moments de mauvaise foi, elle le reprochait à Luciano qui n’avait pourtant rien fait pour lui plaire. Et elle le savait bien mais c’était plus facile de rejeter la faute sur lui… sans le lui dire afin de profiter de sa présence.
Les reproches tomberont un jour, mais pas maintenant. Pour l’heure, Eva était en plein tourment, à rêvasser d’un garçon quand elle se retrouvait seule, à grappiller chaque seconde passée avec lui lorsqu’elle le trouvait en ville ou qu’ils se donnaient un point de rendez-vous. L’aide et le soutien qu’elle lui avait offert dans sa rééducation les avait rapprochés, mais pas assez au goût de la jeune fille. Elle n’aimait pas le voir souffrir jusque dans ses os autrefois brisés, encore par moment, mais elle en profitait pour qu’il s’appuie sur elle, s’asseoir au bord d’un canal ou se balader en gondole, et ainsi mieux discuter.
Au fil des jours, Eva se fit à l’idée qu’elle était sérieusement accrochée à ce garçon… et se mit en tête de le séduire. Le fait était que Luciano n’envoyait aucun signal et la laissait dubitative. Habituellement, les garçons étaient très clairs avec elle ou se croyaient subtils. Soit Luciano était plus doué pour camoufler son intérêt, soit il n’était pas intéressé par elle. La seconde option déplaisait fortement à Eva, et elle n’était pas du genre à laisser tomber pour des doutes.
L’occasion parfaite se présenta durant le célèbre Carnaval de Venise. Pour l’occasion, elle avait commandé une très jolie robe style Renaissance en satin doré avec le masque et l’éventail assortis. Elle aimait les couleurs et se faire remarquer alors c’était parfait. Du fait de son tempérament introverti et d’un milieu social beaucoup plus que modeste - ce qu’elle avait compris sans qu’il ne se confie vraiment - Luciano n’avait rien d’aussi fastueux et lumineux. Son costume était simple mais elle appréciait sa sobriété qui contrastait avec sa flamboyance.
Elle aurait lu leur soirée dans un livre qu’elle se serait moquée et l’aurait trouvée mièvre. La vivre, en revanche, fut très agréable. Ils avaient flâné dans une Venise nocturne envahie de lumières, de rires et de musique. Ils avaient ensuite préféré s’éloigner de l’agitation ambiante, des fêtards costumés et du manque d’intimité. Ils avaient trouvé refuge sur un petit pont désert et profité du calme avant qu’Eva, au détour d’une taquinerie, vole un baiser à Luciano. Et jamais un baiser ne fut si doux que lorsqu’il y répondit.
Avec du recul, Eva verrait cette période comme la plus heureuse de son existence… du moins jusqu’à un certain événement. Même sans recul, pour tout dire. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait plus légère, sur un petit nuage. Cela ne la changea pas complètement : Eva restait Eva, une jeune fille un peu trop brusque. Luciano, qui s’avérait tendre et romantique sous sa carapace distante et mélancolique, fut maintes fois bousculé par la rudesse de sa petite amie. Pour autant, il parvint à l’adoucir. Eva était en réalité extrêmement maladroite et, si elle avait un besoin viscéral d’amour, craignait la solitude, elle ne savait pas recevoir des marques d’affection. Il fut donc compliqué de s’accorder.
Ils trouvèrent tout de même un certain équilibre, qu’il fallait sans arrêt préserver. Tous deux étaient jeunes, inexpérimentés et avaient grandi sans l’amour de leurs parents ou d’amis. Si Eva n’avait pas eu la vie facile, Luciano ne s’en était pas mieux sorti, et peut-être était-ce aussi pour cela qu’elle s’était accrochée à lui. Peut-être qu’inconsciemment elle s’était reconnue en lui. Peut-être que par la suite, à mesure qu’elle en avait appris sur lui, elle avait vu en lui son alter ego. Il était son reflet et son opposé, les deux à la fois.
S’il était compliqué de se comprendre au quotidien et si Eva n’était pas tactile au grand dam de Luciano, il y avait un point sur lequel elle était très facile à vivre. Comme beaucoup de jeunes gens qui se laissaient emporter par leurs émotions et leurs pulsions, ils ne s’en étaient pas tenus longtemps aux petits bisous. Eva s’était presque attendue à ce que Luciano lui saute dessus - après tout, c’était un homme, à ses yeux ils pensaient tous à la même chose, plus ou moins intensément - puis elle avait espéré qu’il se lance. Elle dut vite admettre que, s’il en avait envie, il savait très bien se tenir. L’impatience de la jeune fille eut encore raison d’elle : à bout, elle avait pris les devants.
Elle avait toujours imaginé ce moment comme un cap à passer, pas forcément agréable voire peut-être douloureux mais sûrement rapide. Les bribes d’histoires qu’elle avait entendues s’accordaient sur ces points : cela ne durait jamais des heures, pour certaines c’était frustrant, pour d’autres cela permettait de ne pas serrer les dents très longtemps. Eva s’était donc demandé pourquoi cela obsédait tant de monde surtout depuis la révolution sexuelle. Sûrement que cela devait être une meilleure expérience pour les hommes que pour les femmes, pour changer. Puis elle avait entendu d’autres anecdotes en flânant dans Venise, et il s’était avéré que la gente féminine pouvait prendre du bon temps. De toute façon, c’était plus fort qu’elle : elle voulait Luciano, dans tous les sens du terme.
Elle n’avait rien imaginé de grandiose. Pas de pétales de roses, pas de bougies, pas un joli clair de lune comme dans les paysages de romances médiocres. Un lit et du calme, c’était bien assez. Tant qu’on ne les dérangeait pas et qu’ils étaient à l’aise, que demander de plus ? Sa chambre aurait fait l’affaire, son père étant en plus absent depuis quelques jours, mais elle avait perdu patience dans un lieu improbable. Elle était certaine de faire partie des rares personnes à avoir perdu sa virginité sur l’île de Poveglia, en tout cas de manière saine. Loin d’être optimiste, elle doutait que l’ancienne maison de repos portait bien son nom et que les pensionnaires avaient eu la paix. Sans parler de l’époque où l’île était prospère. En tout cas, pour ce qui était de l’époque, entre les ruines, le manque de confort, les prétendus fantômes et la police maritime, il y avait beaucoup mieux pour faire des folies de son corps.
Elle eut froid, au début. Elle eut mal aussi, un peu, et Luciano avait tout de suite arrêté. Hors de question qu’il lui fasse mal, de forcer les choses ou de lui reprocher le blocage. Elle eut droit à toute la patience et la prévenance du monde, bien qu’il souligna qu’ils étaient allés trop vite et qu’elle aurait dû l’écouter. Encore plus inexpérimenté qu’elle - il n’avait même pas flirté avec quiconque - il pensait tout de même qu’il fallait prendre son temps et que les caresses devaient bien servir à quelque chose. Eva, elle, pensait qu’il fallait aller à l’essentiel et l’avait dit beaucoup plus crûment. Finalement, elle reconnut - avec une bonne dose de mauvaise foi - qu’il avait « peut-être » raison et qu’ils allaient s’y reprendre à sa manière à lui.
Elle lui assura que ça n’avait pas fait si mal que ça, afin de le rassurer car il restait préoccupé. Elle garda pour elle qu’elle avait connu pire avec les entailles que son demi-frère lui avait faites, et avait sincèrement cru que son assurance lui éviterait d’être crispée au moment fatidique. Lorsqu’elle frissonna, non plus de froid mais sous les baisers et les caresses timides et maladroites mais délicates de son petit ami, elle sentit sa nervosité s’envoler. À trop la jouer brave, elle en venait à ignorer les signaux d’alerte de son corps.
Et son corps, à cet instant, ne fut que bien-être. Elle en oublia le sol un peu dur sur lequel ils se trouvaient, dur malgré les nombreuses couches de couvertures qu’ils avaient apportées. Elle oublia le froid qui passait par les fenêtres depuis longtemps cassées de l’ancienne maison de repos de Poveglia. Elle oublia tout et se focalisa sur l’instant présent. Ce fut maladroit, bien sûr, mais jamais elle ne regretta cette nuit. Elle n’aurait imaginé meilleure première fois ni meilleure personne à qui l’offrir. Malheureusement, cela aussi, elle l’oubliera temporairement par la suite, aveuglée par des émotions négatives.
N’allons pas trop vite, restons concentrés sur cette douce période…
Cette nuit devint donc l’un des événements les plus importants de la vie de Luciano et Eva, pas seulement sur le plan charnel. Elle vit le regard du jeune homme se poser sur ses cicatrices mais il parut hésiter à poser des questions. Quant à elle, il s’avérait que les ébats la rendaient plus câline et démonstrative. Alors qu’elle le couvrait de baisers, elle aussi remarqua une cicatrice au poignet de son petit ami, et elle ne se gêna pas pour l’interroger.
Luciano l’avait rapidement mentionné en ce qui concernait le triste état de ses jambes, et pour cette autre blessure, le responsable restait le même : son père. Un homme violent et sadique qu’il n’avait pas connu, conquête éphémère de sa mère, jusqu’à ses dix ans quand il avait débarqué du jour au lendemain pour profiter de leur maison et les terroriser, l’ex qu’il avait utilisée et l’enfant qu’ils avaient accidentellement conçu. Un géniteur qu’il avait supporté deux ans malgré les insultes, les cris et les coups, jusqu’au point de non-retour. Luciano aurait pu se faire tuer, mais il s’en était tiré avec une entaille au poignet puis, un autre jour, les deux jambes cassées.
Il ne s’attarda pas sur ces souvenirs, il eut l’impression qu’ils souillaient leur nuit, mais il voulut laisser à Eva l’occasion de se confier si elle en avait besoin. Elle ne parla pas. Elle n’en avait pas envie et préféra l’aguicher à nouveau : la découverte ne lui avait pas suffit, elle se sentait en pleine forme et ardente.
À vrai dire, cette découverte charnelle avait éveillé quelque chose. Eva n’avait jamais été particulièrement pudique et ne s’avérait pas du tout innocente comme on l’attendait d’une jeune fille bien élevée. Tout comme sa mère avant elle, Eva ne se sentait pas obligée de suivre des préceptes qui ne lui correspondait pas. Elle ne cachait donc pas ses envies ni à quel point son petit ami les éveillait.
Il y eut bien quelques quiproquos et certains reproches quant à l’amour de Luciano envers les pâtes. À part cela, ils étaient parfaitement en phase sur ce point et avaient la paix. Eva n’avait pas toujours la patience de se rendre à Poveglia, alors elle convia son petit ami chez elle. Elle avait appris, entretemps, qu’il était quasiment un vagabond. Il ne rentrait chez lui - ou plutôt chez sa mère - que pour se laver et récupérer des affaires de rechange. Un quotidien laborieux qu’Eva rendit plus simple en l’installant avec elle dans sa chambre.
Ce fut une période amusante où ils ne cessèrent de se taquiner de manière instructive. Il lui apprit les rudiments de la cuisine, excédé de l’avoir vu mettre des pâtes à cuire en même temps que tous les autres ingrédients. Elle lui enseigna les bases de l’anglais. Il se moqua de ses cours de maintien. Elle rit de ses gestes précautionneux pour préparer ses tagliatelles. Tout aurait pu continuer ainsi, même lorsque le père d’Eva revint d’un séjour en Allemagne et apprit que sa fille s’était acoquinée d’un vagabond. Le peu de personnel, qui venait nettoyer la maison et approvisionner la cuisine, n’avait pas tardé à dénoncer le couple à peine le propriétaire des lieux arrivé sur place.
Ekkehardt Kleim aurait pu ignorer sa fille et ce qu’elle faisait de sa vie. Après tout, il excellait dans ce domaine. Il décida néanmoins de s’en mêler sans véritable explication, en tout cas Eva n’en trouva pas. Cela éveilla sa fureur, plus fort que s’il avait eu une bonne excuse pour lui faire un sermon et lui ordonner de cesser la moindre interaction avec un moins-que-rien.
- Tu n’es même pas irréprochable pour pouvoir me dire quoi faire, tu as bien dû sauter une autre que ta connasse aryenne pour que je sois là aujourd’hui ! Alors tel père telle folle, je m’envoie qui je veux quand je veux !
- Ne viens pas te plaindre quand il partira après avoir eu ce qu’il attend de toi.
- Il l’a déjà eu, pas qu’une fois, et il est toujours là ! Et ne te répète que ce n’est pas toi que ça regarde !
- Ça arrivera. Il y a deux catégories de femmes : celles qu’on dompte pour qu’elles fassent de bonnes épouses et donnent des enfants de bonne naissance, et celles qui ne savent pas se tenir et qui ne sont bonnes qu’à une chose. Tu fais apparemment partie de la seconde catégorie. Tu divertis, tu satisfais, mais en fin de compte tu n’es pas celle qui sera choisie. Tu n’es que temporaire dans la vie d’un homme. Quand tu l’auras suffisamment contenté et qu’il n’y aura plus de mystère, il te laissera tomber.
- N’importe quoi !
- Il te laissera tomber et se trouvera une Italienne avec qui fonder une famille, sans crainte de se retrouver avec les enfants bridés d’une fille illégitime. Prends garde de ne pas tomber enceinte. Non seulement tu ne sais pas ce que c’est de se retrouver avec un bâtard non-désiré sur les bras, mais en plus il y a assez de souillures dans la lignée.
- Tu en es le seul responsable, répondit amèrement Eva, tentant tant bien que mal de cacher ses craintes et comme il l’avait blessée.
Elle ne pensait pas que les paroles de cet homme lui ferait encore du mal. Surtout, elle avait peur qu’il ait raison et que sa pire angoisse se réalise : être à nouveau abandonnée, pas suffisamment aimée pour faire partie de la vie de quelqu’un. Et si son père avait raison ? Si Luciano la laissait un jour tomber ? Sa propre mère ne l’avait pas gardée, son père ne l’avait jamais aimée, pas plus que sa famille… alors ça pouvait recommencer. Et si elle avait accordé trop de confiance à Luciano et qu’il allait en profiter pour lui faire du mal ?
Eva fit croire qu’elle se fichait bien des avertissements menaçants de son géniteur. Pour autant, ces mots l’avaient empoisonnée et elle passa les jours suivants à cogiter avant d’agir. Et elle fit la pire erreur possible. Elle en fit même deux, qu’elle passera sa vie à regretter.
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