Terre happy (1)
Extrait numéro trois.
Autobiographie de Baptiste Lanais.
Écrit le 06 juillet 2017.
*
Mon réveil, après cette crise hallucinatoire dans la salle de bains de l'hôpital, fut un calvaire sans nom.
Déjà, mon psy n'avait plus rien du vieux bonhomme rassurant de la première fois. Deux gigantesques cornes en spirale se dressaient sur sa tête et son crâne ne conservait qu'un duvet suintant. Sa barbe luisait sous les néons. J'avais d'abord cru qu'elle était grasse, presque huileuse en digne accompagnement de son ersatz de chevelure, mais en y regardant de plus près, j'avais découvert qu'elle se composait de fins asticots noirs dont l'épiderme reflétait la lumière.
Mais, au milieu de ce marasme répugnant, ses yeux orange m'avaient particulièrement effrayé.
Lorsque je le découvris ainsi pour la première fois, je poussai un cri d'effroi en me débattant dans mon lit.
Durant la semaine qui suivit, il se présenta à mon chevet tous les jours. Au cours de la seconde, mon stress en continu simplement entrecoupé de sessions de pleurs désespérés ; mon sommeil erratique combiné à des cauchemars d'une rare violence ; l'invitèrent à me prescrire un traitement. Ces petites gouttes magiques provoquèrent un détachement complet et, si les cauchemars persistaient, je parvenais à traverser mes journées sans crise de peur hystérique.
Je voyais toujours l'apocalypse démoniaque, mais elle ne déclenchait plus l'irrésistible besoin de hurler.
Discuter avec un bouc flippant ? Délicat, mais abordable.
Me faire changer les bandages par une infirmière sans visage ? Envie de pleurer, mais je me contenais.
Observer les fleurs de la cour de l'hôpital, comme des mains difformes s'extirpant de la terre ? Acceptable malaise.
Quelques semaines plus tard, lorsque je fus jugé capable de me déplacer en autonomie, mon thérapeute m'accueillait dans son bureau. Je m’assis alors dans une chaise trop grande pour moi, écoutant les tics et les tacs d'une horloge suspendue au mur, face à moi. Elle était centrée, évidente, comme si l'on voulait que la personne enfoncée dans le siège du patient fût consciente que le temps s'écoulait toujours dans l'antre de la bête.
J'attendais le retour de mon thérapeute – il s'était éclipsé quelques minutes pour s'hydrater – et mon regard se perdit vers le sombre décor qui dégoulinait par-delà la fenêtre. Des gouttes de sang tombaient de nuages carmin, comblant les difformités du parking de flaques répugnantes. Les rares arbres que j'apercevais semblaient s'effiler vers les cieux, noirs et indistincts, semblables aux ombres de cordes titanesques dont les pendus seraient déjà six pieds sous terre.
Je me souviens parfaitement de cette impression.
À bien y repenser aujourd'hui, il y avait, dans cette vision atroce, les relents d'un autre film de mon père. Je ne l'ai jamais revu depuis, incapable de me souvenir du titre, mais je me rappelle ces corps suspendus à une potence. La caméra en contre-plongée les montrait pourrissant sous un ciel parfaitement bleu.
Derrière moi, la porte claqua.
Thomas-le-bouc contourna le bureau pour s'installer dans son trône, le dos bien au fond de sa chaise, puis posa ses mains velues sur le bureau, mais le diable portait un pull orange flanqué d’une tête de chat amical et de la question : “chat va comme tu veux ?”.
— Baptiste, je suis désolé pour mon retard. C'est une journée très chargée, pour moi. J'avais besoin d'une petite coupure. Tu comprends ?
J'acquiesçai d'un simple signe de la tête, hypnotisé par les couleurs solaires de ses yeux. Je me rappelle parfaitement cette fascination. J'avais l'impression de contempler un soleil couchant, mais pas de ceux qui sont agréables et dont on se délecte les soirs de vacances au bord de la mer, plutôt de ceux qui annoncent inéluctablement une nuit de frayeur.
— Comment te sens-tu, aujourd'hui ?
Je détournai alors le regard pour observer à nouveau le parking.
— Tu sembles un peu moins nerveux, reprit-il. Est-ce que tu souhaiterais en parler ?
Une nouvelle fois, je secouai la tête.
La version de Baptiste à dix ans n'avait jamais été très loquace, mais, dans ces conditions, le mutisme était devenu la norme et les mouvements de tête – ou d'épaule –, mon unique forme de communication.
— Tu préfèrerais faire un jeu ? Dans la pièce d'à côté, il y a de la pâte à modeler, des jouets, des crayons de couleur, des feuilles de papier. Tu veux qu'on y aille ensemble ?
Secouage de tête. Bien qu'à l'évocation du jeu, je m'étais surpris à sentir un intérêt poindre en moi, l'idée de le faire avec lui me répugnait. Il le comprit, d'une manière ou d'une autre.
— Est-ce que tu aimerais y aller seul ? Juste jouer, toi tout seul, sans personne.
Je le regardai alors, des mots d'espoir sur le visage, et hochai la tête timidement. Du doigt, il pointa une porte. Je me levai, maladroit, comme encombré d'une combinaison de cosmonaute, et m'avançai en direction de la porte. Bourré d'appréhension, je baissai la poignée, observai quelques secondes la pièce qui m'attendait au travers de l'entrebâillement, puis y entrai en claquant la porte derrière moi.
J'étais seul.
Thomas-le-bouc n'avait pas menti.
Face à moi, je découvris une table sur laquelle reposaient plusieurs pots de pâte à modeler. Dans un coin de la pièce, des briques de construction multicolores me faisaient de l'œil et, de l'autre côté, une seconde table accueillait des feuilles de papier accompagnées de leurs crayons de couleur.
J'hésitai un instant, mais, sans que je me rappelle vraiment pourquoi aujourd'hui, je jetai mon dévolu sur la pâte à modeler. Peut-être que l'idée de l'écraser entre mes doigts m'avait paru libératrice à cet instant. Toujours est-il que je m'installai et commençai mon œuvre.
En mes souvenirs, je revois parfaitement la périphérie de mon champ de vision.
Cette salle de jeu, tout comme le bureau de Thomas, était évidemment pourvue de fenêtres. Ici, par contre, elles donnaient sur un petit jardin, une sorte d'étrange enclave prise entre quatre murs au milieu de laquelle trônait un lilas. J'avais choisi de ne pas regarder dehors, mais alors que je fabriquai ce qui allait perturber mon thérapeute quelques longues minutes plus tard, je voyais, du coin de l'œil, les timides mouvements de l'arbre. J'y devinais des ombres, grises, effrayantes, comme des mains oblongues pourvues de milliers de doigts en putréfaction.
Je me concentrai sur mon activité, mais j'avais cette impression que ces mains terrifiantes allaient entrer dans la salle de jeux pour s'emparer de moi et me pondre une bête immonde dans l'estomac. Ce jour-là, jamais je n'affrontai l'horreur de l'enclave. Je me contentai de fabriquer des figurines en pâte à modeler. Une fois ma besogne terminée, je me sentis soulagé.
Enfin, non, pas vraiment soulagé.
Le mot est bien trop fort.
Quand un caillou se coince dans une chaussure, il y a deux réactions possibles. La première consiste à s'asseoir délicatement, à retirer sa godasse et à la secouer jusqu'à l’éjection de l'intrus. Parfois, même, on pourra y fourrer une main agacée à la recherche d'un éventuel retardataire. L'autre possibilité implique de garder sa chaussure. On donne un coup de pied, pointe vers le bas, pour déloger le caillou qui va alors se glisser à un autre endroit – toujours gênant, mais moins douloureux.
La personne concernée, bien souvent, s'en contentera en attendant mieux.
Je me sentais comme si je venais de déplacer le caillou de mes douleurs émotionnelles.
On frappa à la porte.
Annotations