Terre Happy (2)

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— Baptiste ? racla la voix de Thomas. Je peux entrer ?

Machinalement, je secouai la tête, mais, derrière la cloison, il n'en sut rien.

Quelques secondes plus tard, une tête cornue passa la porte, modelée d'un étrange air interrogatif.

— Ça fait un moment que tu es seul là-dedans, tu as besoin de quelque chose ?

J'émis un non silencieux, tandis que son regard – son horrible regard – se portait sur ma création.

— Tu es d'accord pour que je vienne voir ce que tu as fabriqué ?

Nouveau non. Sans dire un mot, il observa la salle de jeux durant de longues secondes.

— Et si tu t'installais à cette table là-bas pendant que je regarde ? Tu pourrais dessiner.

J'observai la table, à l'autre bout de la pièce, puis reportai mon attention sur la pâte à modeler. Une hésitation plus tard – le temps de me décider si cette distance serait suffisante pour m'éloigner de ses yeux –, je me levai et allai m'y asseoir, sans un mot. Il me sourit et tous les asticots de sa barbe tressaillirent dans un mouvement synchronisé.

Lorsqu'il entra, ses jambes difformes cognèrent le parquet.

Il s'agenouilla devant mon chef-d'œuvre.

— C'est toi au milieu ? demanda-t-il en se tournant vers moi.

Oui.

— Et…

Il hésita sur la question suivante, avant de reprendre.

— Et tous ces petits personnages autour de toi, pourquoi ils te tournent le dos ?

Je haussai les épaules.

— Ils t'ignorent ? Ils ne veulent pas te regarder ? questionna-t-il en secouant la tête. Non, ils ont peur de toi, peut-être ?

Non de la tête.

Il sembla pensif un instant, mais décida finalement d'attaquer le problème par un autre angle.

Dans sa main, il prit un personnage et me le montra.

— Ça, c'est toi. On est d'accord ?

Oui.

Il le reposa sur la table, puis se saisit d'une autre de mes créations qu'il me présenta de la même manière.

— Et lui, qui est-ce ?

Si le modelage qui me représentait avait une forme humaine – autant que mes maigres talents de sculpteur prépubère me le permettaient – la seconde figurine était difforme. On y voyait encore les traces d'une certaine humanité, mais les proportions et les angles adoptés n'autorisaient aucun doute.

Haussement d'épaules.

Il reporta son attention sur la table avant d'y redéposer la créature de pâte à modeler.

Mon personnage se trouvait au centre de la table, et, tout autour, représentant un cercle dont j'étais le centre, des sculptures monstrueuses me tournaient le dos.

— Non, marmonna-t-il à sa propre attention. Ils n'ont pas peur de toi.

Il se tourna vers moi, se releva et amorça un pas dans ma direction. Instantanément, je me raidis.

Une nouvelle fois, Thomas le sentit et s'arrêta aussitôt.

— C'est toi qui as peur d'eux ?

J'hésitai, puis je lâchai mon hochement de tête familier.

— Pourquoi est-ce que tu as peur d'eux ? Ils sont méchants ?

Non.

Il se tourna vers la table pour observer la scène une nouvelle fois.

— Tu n'aimes pas quand ils te regardent, c'est pour ça qu'ils sont tournés ?

Nouveau non.

— Pourquoi est-ce que tu n'aimes pas qu'ils te regardent ?

Cette fois-ci, je secouai vivement la tête et je sentis poindre en moi une forme de frustration. Je pris conscience que, sans les mots, j'aurais parfois du mal à me faire comprendre, alors, pour la première fois depuis l'arrivée de mes visions, je pris la parole :

— Non, c'est pas ça.

Il se tourna à nouveau vers la pâte à modeler et s'assit au sol, près de la table, pensif.

Il resta un moment dans cette position, sans rien dire, et moi, je l'observai, étrange animal à l'allure vaguement humaine. Lorsqu'il se retourna pour me poser une question, je croisai son regard avant d'observer mes pieds pour m'y soustraire.

Le silence flotta un instant, puis il le brisa.

— Tu n'aimes pas les regarder, annonça-t-il d'un ton catégorique. Baptiste, dis-moi, qu'est-ce que tu vois quand tu me regardes ?

Ce jour-là, je ne lui répondis pas.

*

— C'est bien, dit Thomas-le-barbu de sa voix rocailleuse. C'est même très bien, Baptiste. On a fait des progrès aujourd'hui. Qu'en penses-tu ? Est-ce que tu te sens prêt à parler aux gendarmes ?

L'idée de parler de mon père aux forces de l'ordre me donnait le tournis.

Bien que mon père n'eût jamais voulu me parler de son travail – il esquivait toujours les discussions, un peu gêné –, j'avais cette certitude que ce qu'il tramait était mal. Appelons ça le sixième sens infantile. Les enfants – j'en suis convaincu – sentent quand leurs parents ne sont pas à l'aise, quand ils cachent quelque chose ou leur mentent volontairement. Ils ne savent pas mettre des mots dessus, ils ne savent pas l'exprimer, mais ils le comprennent. Arrivés à un certain âge, leur vision de la moralité, du bien et du mal, est déjà esquissée, travaillée, même si elle n'est pas accessible au verbe, à la formalisation.

À l'époque, je sentais que quelque chose ne tournait pas rond dans les activités de mon père.

Un jour, j'avais même lourdement insisté pour comprendre.

J'en avais marre d'être le seul gamin à ne pas savoir renseigner les fiches individuelles en début d'année, celles où je devais toujours barrer les cases concernant ma mère, celles où je devais toujours me creuser la tête pour écrire le métier de mon père. On me regardait avec une certaine pitié, ou de la condescendance. Les deux ont toujours été intimement liées, de mon point de vue.

Alors, un jour, pas si longtemps avant son meurtre, j'avais à nouveau posé la question.

— Papa, tu fais quoi comme travail ?

Dos à moi, derrière l'ilot central de la cuisine, il n'avait même pas daigné me regarder. J'avais tout de suite su qu'il m'avait entendu, et même compris, car, l'espace d'une seconde, ses gestes s'étaient figés, puis il avait repris la préparation du repas.

— Papa, tu peux me le dire ?

— Je travaille dans la finance, je te l'ai déjà dit.

— Oui, mais où ? Et c'est quoi ton métier ? T'es banquier ?

— Pas exactement.

— Papa, j'aimerais bien savoir.

Timidement, il avait levé les mains à quelques centimètres du plan de travail avant de les reposer d'un air agacé, puis il avait repris son activité.

— Tu veux m'aider à faire à manger ? J'ai besoin d'aide pour préparer la soupe.

Un accès de colère avait alors bouillonné en moi, un ras-le-bol du cumul de toutes ses réponses écornées, évitées, alors j'ai tapé du poing sur l'îlot face, mimétisme du geste d'humeur de mon père, en plus sonore.

— Je veux savoir !

Mais jamais il n'avait répondu, préférant le silence à la confrontation.

— Baptiste ?

La voix de mon thérapeute me sortit de mes pensées.

Je me plongeai alors dans son regard jaune, ce qui l'incita à poursuivre.

— Où étais-tu parti ?

— Je pensais à Papa. À son travail.

Le son de ma propre voix me surprit. J'avais parlé sans m'en rendre compte et, si Thomas s'en était réjoui, il n'avait rien laissé transparaître dans son attitude. Il s'était contenté de poser une question.

— Il faisait quoi ?

Je levai les épaules.

— Tu ne sais pas ce qu'il faisait ?

Nouveau haussement d'épaules.

Il fronça les sourcils.

— Quelque chose dans la finance, insista-t-il, d'après quelqu'un que j'ai rencontré aujourd'hui.

Un frisson rampa le long de mon dos, mais je ne répondis pas.

— Elle n'a pas su me dire quoi, exactement. Elle a suggéré quelque chose dans la banque. Est-ce que ça te parle ? Il t'a déjà parlé de ses clients, peut-être ? Des gens avec qui il travaillait ? Ça pourrait t'aider à comprendre.

En réponse, je secouai la tête, puis coupai court à cette discussion qui me gênait. Je restai mutique à ses autres questions et lorsqu'il eût assimilé que j'étais désormais fermé à tout échange, il décida de clore la séance.

Pourtant, une surprise de taille s'apprêtait à me tomber dessus.

— Baptiste, avant qu'on ne mette fin à notre séance, j'aimerais te présenter quelqu'un. La personne qui m'a parlé de ton papa. Tu la connais peut-être déjà, en fait. Elle fait partie de ta famille. C'est le membre le plus proche de tes parents qu'on ait pu trouver et j'aimerais que tu la rencontres.

Plus il parlait et plus sa voix semblait s'éloigner. Je n'étais pas encore remis de la mort de mon père, certainement pas encore familier de mes visions d'horreur, que, déjà, on m'imposait un nouveau bouleversement. J'observai un instant les grands yeux jaunes de mon thérapeute, mais sans vraiment les regarder, un peu comme on se perd dans l'horizon, sans accroche.

Je crois qu'à cet instant de ma vie, je détestais le monde entier.

J'avais ce sentiment d'être prisonnier d'une bulle hérissée de clous acérés qui pointaient vers l'intérieur. Je ne pouvais pas remuer sans me faire écharper. Une douleur constante, piquante, violente et aucun espoir de m'y soustraire. Mon existence n'avait plus de consistance.

Dans ma bulle de douleur, j'étais devenu une carcasse évidée de son humanité.

— Tout va bien, Baptiste ?

Sa voix secoua mes pensées.

J'acquiesçai d'un signe de tête. Aussi, il se leva, contourna son bureau et passa près de moi, affublé d'un regard qui, derrière l'apparat de bouc graisseux, semblait compatissant.

Il ouvrit la porte.

D'une voix calme et posée, il prononça un nom de famille qui m'était vaguement familier et des talons claquèrent sur le carrelage ainsi qu'un autre bruit plus étrange, comme du bois qui frapperait le sol.

Une femme entra, vêtue d'un tailleur déjà démodé pour l'époque, des cheveux noirs, longs - ils lui arrivaient au milieu du dos - et parfaitement brossés. Elle se tenait droite, comme une caricature de poteau, main gauche à hauteur de son ventre, un sac à main délicatement posé dans le creux de son coude, et, surtout, une main droite fichée sur une canne.

Tout, dans sa posture, paraissait étudié.

Elle se tenait là, dans une maîtrise parfaite de ce qu'elle désirait montrer.

Si je me souviens de tous ces détails aujourd'hui, ce n'est pourtant pas ce qui m'a marqué quand je l'ai vue pour la première fois. Bien sûr, elle avait des traits tout à fait horribles – j'y reviendrai plus tard –, mais ses lèvres étaient, elles, parfaitement humaines et elles dessinaient un sourire en tout point fidèle à sa posture.

Ni trop franc, ni trop timide.

Un sourire évident. Parfait.

Un sourire que j'allais apprendre à détester.

Sur l'instant, toutefois, il m'apparut presque accueillant.

— Baptiste, gronda la voix de Thomas. Je te présente Constance.

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