En voiture ! (1)
L'artiste contemple la grandeur
de ses plus belles oeuvres angoissées
Le vigile appelle au meurtre,
à la souffrance des émotions lassées.
Le vieux musée, par Baptiste Lanais.
*
Mes yeux s’entrouvrent à peine tandis que je me réveille.
Je suis dans une voiture inconnue, avachi dans un siège inconfortable.
Le moteur ronronne un peu fort et j’aperçois le marquage au sol d’une autoroute défiler à grande vitesse.
Plus je m’éveille et plus je prends conscience que la voiture engloutit l’asphalte et égorge la nuit de ses phares épuisés. Le bas-côté est piqueté d’arbres dont les ombres s’étirent en griffes effrayantes jusque dans les champs qui bordent la route. La barrière de sécurité semble trop proche, comme si l’on dérivait sur la bande d’arrêt d’urgence, prêt à la percuter.
— Ne regarde pas trop les ombres, Baptiste.
Hugo ponctue sa remarque du claquement caractéristique de son zippo. Il est au volant.
L’extrémité rougeoyante de sa clope paraît flotter dans l’air, incongrue.
— Pourquoi ça, demandé-je ?
— On y trouve généralement ce qu’on veut y voir.
J’ingurgite sa remarque tandis qu’il souffle un voile de fumée dans l’habitacle.
— Il ne peut rien m’arriver quand je suis avec toi. Y’a rien de réel, juste des bouts de mon imaginaire.
Les phares ne permettent même pas de voir à dix mètres. L’obscurité est puissante, pesante.
Impossible d’identifier ce qu’il y a devant nous, pourtant la voiture roule à pleine vitesse.
Inutile d’avoir peur.
Rien n’est réel.
— Elle est déjà là, la peur, murmure Hugo. Je sais que tu la ressens, au fond de toi, comme un pressentiment, une impression d’être suivi la nuit quand on rentre de soirée. Ou plutôt, comme un déjà-vu qui nous plonge dans un présent antéro-postérieur.
— Non, tout va bien.
— Tu peux te mentir autant que tu veux, mais t’es un gamin qui nie avoir bouffé la dernière part de gâteau en ayant du chocolat plein la bouche.
Les branches des arbres se contorsionnent toutes en même temps. Elles tournent sur elles-mêmes en une fractale immonde. Le bois craque et ce craquement est si violent qu’il donne l’impression d’entendre la croûte terrestre se fissurer.
Et puis les fractales se tordent de manière irréelle, esquissant des visages de bois difformes qui se multiplient en effet miroir.
Ils me regardent.
Tous.
— Y’a un truc que j’pige pas, marmonne Hugo en prenant sa cigarette entre ses doigts.
— Je ne sais pas pourquoi t’es encore là alors que je t’ai buté, annoncè-je.
Il me jette un bref regard, sans doute pour évaluer la conviction de mes mots, puis, à son tour, il dédie toute son attention au marasme d’obscurité qui nous fait face.
Le marquage au sol défile furieusement.
Plus blanc.
Plus vite.
Je me cale au fond de mon siège, les pieds plaqués contre le plancher, un malaise remuant au fond du bide.
J’essaie de retrouver un peu de contenance en observant à nouveau le bas-côté, mais les arbres ne sont plus vraiment des arbres.
Les fractales changent, grandissent puis rétrécissent au rythme des battements de mon cœur. Bientôt, les troncs deviennent des bras décharnés ; les branches des doigts pourris qui s’étirent mollement vers un ciel sans étoiles.
— Je comprends, dit finalement Hugo.
Au son de sa voix, ma vision se trouble.
L’obscurité n’est plus si noire, mais teintée d’orangé, comme si quelqu’un avait appliqué un filtre sépia sur mes yeux.
— Je comprends que tu ne saches pas, ajoute-t-il, mais à un moment donné, on est dans ta tête. Si pour toi je suis mort, je ne devrais plus être là.
L’intensité du filtre change selon les variations des tonalités de sa voix. La couleur est de plus en plus intense, de plus en plus sanguine. Les bras monstrueux aux abords de la route s’agitent plus fort, se multiplient et envahissent le ciel.
La voiture accélère encore.
— Si tout était normal dans ma tête, ça se saurait.
Ma propre voix paraît douloureuse.
Sur la route, le marquage défile tellement vite que je ne vois plus les traits, juste de longues lignes ininterrompues.
L’habitacle tremble.
Le moteur râle.
Le bas côté s’approche, s’éloigne et s’approche encore.
— Tu marques un point, avoue Hugo. Mais pourquoi tu as peur ? Et ne me dis pas encore que c’est pas le cas.
Sa voix se déforme, plus grave, plus effrayante, comme un écho démoniaque qui gronde depuis l’abysse.
— La peur, tout ce qu’elle veut, c’est s’immiscer dans tes pensées. Sauf que la peur, c’est un type de cent vingt kilos et tes pensées, des fringues taille S. Alors tes pensées, elles se déforment, se craquent, se déchirent et on ne voit plus que la peur. Trop grosse, trop grasse. Dégueulasse.
En tirant une nouvelle fois sur sa clope, Hugo m’observe d’un air intrigué, comme s’il attendait une chute.
Le bruit de la voiture devient assourdissant.
Les fractales se composent désormais de visages de chair purulente et les mains tendent leurs doigts écœurants dans ma direction.
— ça ne répond pas à ma question, crie-t-il finalement pour surpasser les bruits ambiants.
— Je ne sais pas. J’ai juste peur. Pourquoi on est dans une voiture ?
Nous crions tous les deux dans la cacophonie du moteur.
Il regarde autour de lui comme s’il ne prenait conscience de son environnement qu’à cet instant précis.
— Parce que c’est comme ça que tout se termine, tu le sais. On franchit les limites, on bafoue les règles et, au-delà de la route, on se prend un platane en pleine gueule ou on fait des tonneaux en se fracassant le crâne sur les vitres.
Et puis, à l’instant précis où Hugo termine sa phrase, la voiture dérape, bascule sur le côté et part en multiples vrilles.
*
Je me réveille au fond de mon lit.
Mon téléphone affiche 03:24.
Je ne dormirai clairement plus, alors autant me préparer.
Finalement, je vais partir en train.
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