En voiture ! (2)

5 minutes de lecture

Les gares ferroviaires sont toujours pleines de gens qui vont et viennent, même à sept heures du matin. Celle de Lille-Europe n'échappe pas à la règle.

La fourmilière est bourrée de travailleurs aux allures démoniaques qui marchent, pressés, mus par l'habitude plus que l'instinct. J'aime contempler leurs mouvements. Le ballet démarre à chaque annonce de trains en partance, porté par le brouhaha si particulier des discussions et des chaussures qui claquent. Il y a, dans cette parade de créatures horribles, une sorte de beauté émouvante, comme les coups de pinceaux torturés d’un artiste aliéné.

Alors que nous nous plantons devant le grand écran, Chloé souffle.

— La voie n'est pas encore affichée.

Je regarde dans sa direction et aperçois son mari l'enlacer par derrière, tout contre lui.

Qu’est-ce que je sens, en toi, Baptiste ?

— Oui, j'ai bien vu, réponds-je sèchement à Chloé.

Elle me jette un regard interrogatif tandis que je retourne à ma contemplation du panneau d'affichage. Quelque chose remue en moi. Ma déclaration d'amour de la veille, pleine de confusion, me trotte dans la tête. Je ne suis même pas certain de l'aimer, en réalité. Pourtant, la voir ainsi, collée à son mari, me donne cette impression confuse de... 

Jalousie ?

Est-ce que la jalousie fait partie intégrante de l'amour ?

Autre chose ?

Peut-être bien que ce que je ressens n'est rien d'autre qu'une forme de possessivité mal placée. Tout ce que je sais, c'est que je n'aime pas voir ce type se frotter contre Chloé comme un chien affectueux. En faisant cette comparaison dans mon esprit, je pense à mon chat, Osgar.

Je me tourne vers l'enlaceur.

— Johann, dis-moi, je viens de me rendre compte que j'ai complètement oublié de demander à quelqu'un de nourrir mon chat pour les deux jours à venir. Tu pourrais t'en occuper ?

Le visage fantomatique de mon amie se tourne vers moi, furibard.

Celui de son mari, sorte de blob gris inconsistant, me jette un regard confus.

— Oui, bien sûr, hésite-t-il.

Je lui tends alors mes clés, le remercie et lui promets d'envoyer mon adresse par message.

Une petite musique retentit, suivie de la voix hachée de Simone Héraut. Elle nous indique notre voie tandis que l'affichage se met à jour.

— C'est le nôtre, dit Chloé à son mari.

— Oui, confirmé-je sans me retourner. Dépêche-toi, il ne faut pas le rater. Et merci, Johann, de prendre soin de mon chat.

— Et toi, veille bien sur Chloé, s'il te plait.

Cette fois-ci, je me tourne dans sa direction. J'observe une seconde son visage hideux et gélatineux tandis qu’une colère inattendue monte du fond d’un passé oublié.

— Chloé n'est ni un chat, ni un chien, elle sait veiller sur elle.

Sur cette remarque, je prends la direction du quai, sans un regard derrière moi.

Tu sais que ce n'est pas un jeu que Chloé va apprécier ?

Arrivé devant le TGV, je m'engouffre dans la voiture renseignée sur mon ticket. Un bref coup d'œil vers Chloé m'indique qu'elle serre son mari dans ses bras. Une étreinte de jeunes mariés, pleine de passion. Un baiser langoureux. Un fantôme qui roule une pelle à un blob.

Bienvenue dans un porno de fantasy à petit budget.

Bienvenue dans mon monde.

Une nouvelle fois l'agacement tape à la porte, mais cette fois-ci, je ne le laisse pas s'exprimer. Sans faire de remarques, je pars à la recherche de ma place à coups de pardon et de merci rageurs pour me frayer un passage entre les voyageurs en pleine galère de sacs encombrants. Je trouve mon siège, jette mon sac à dos dans la glissière juste au-dessus de moi et me laisse tomber dans le fauteuil, peu fier de mon attitude.

Je n'ai cependant pas le temps de prolonger mes réflexions, car Chloé apparaît au bout de la voiture. Ses yeux sont encore plus noirs qu'à l'accoutumée alors qu'elle me cherche du regard. Une fois sa cible repérée, elle s'avance d'un pas décidé, le visage griffé de colère. Arrivée à mon niveau, elle pose délicatement sa valisette dans la glissière, près de mon sac, puis joue avec sa bague, labourant sa lèvre inférieure de coups de dents colériques.

Pourtant, elle reste mutique.

De ma maigre expérience des femmes, cela n'augure rien de bon.

Finalement, toujours sans dire un mot, elle s'assoit et dénoue ses écouteurs.

Je prends alors la parole, presque malgré moi, une nouvelle fois honteux des mots qui s'échappent de ma bouche.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? J'ai dit quelque chose de mal ?

Je n'ai pas pu m'en empêcher, comme souvent. Jeter de l'huile sur le feu est sans doute ma capacité spéciale au milieu de ce jeu de rôle qu'est ma vie.

Elle tourne vivement sa tête dans ma direction.

— Quelque chose de mal ?

J'ai envie de rire alors qu'elle répète sa question. Il y a des gens, comme ça, trop respectueux lorsqu'ils sont en public. Chloé en fait partie. Elle aimerait crier, me gueuler dessus en vidant son sac, mais nous sommes dans un train et le wagon se remplit à vue d'œil, alors elle hurle des chuchotements et l'effet me fait sourire.

— Et ça te fait marrer, reprend-elle, cette fois-ci sans parvenir à se contrôler.

Sa question attire les regards, alors elle réajuste son pull et plonge le nez dans son téléphone.

— Je suis désolé, commencé-je.

— T'es un peu trop souvent désolé à mon goût, Baptiste.

Je souris plus encore. Elle le remarque, rumine, puis prend une grande inspiration.

— Je vais mettre ça sur le compte de la mort de Constance, marmonne-t-elle.

Je secoue la tête.

— ça n'a rien à voir.

— Tu veux dire que t'es un con par nature ?

J'éclate de rire malgré moi, une fois encore.

— Je le suis sans doute un peu, mais j'y peux rien, ta colère tout en retenue me fait rire.

— Tout en… Tu sais quoi, Baptiste, va te faire foutre. Oui, je suis en colère. Ravie de voir que ça te donne du baume au cœur, mais j'ai une question pour toi : ça t'arrive souvent de demander des services aux mecs des femmes que tu dragues ?

— Je ne te drague pas, tu sais, et puis je te rappelle que c'est pas juste ton mec, mais ton mari.

Quitte à jeter de l'huile sur le feu, autant y balancer la bouteille.

Elle arbore alors une expression que je ne parviens pas à déchiffrer, mais, une chose est sûre, c'est électrique. Sa réplique suivante est calme et pleine de maîtrise.

— Tu ne me dragues pas, hein ? Du coup, pour toi, dire je t'aime à quelqu'un c'est juste un passe-temps ? Tu testes sur moi des réactions pour ton prochain roman ?

— L'amour, ça peut prendre différentes formes.

— Ah d'accord. Eh bien, mon ami, je te souhaite un bon voyage en forme de doigt d'honneur.

Sur ce, elle joint le geste à la parole, son visage se ferme complètement et elle fourre les écouteurs dans ses oreilles.

Chloé ne décrochera plus un mot du voyage.

Annotations

Vous aimez lire Grégory Polo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0