En voiture ! (3)

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— Madame Leroy a eu un accident de voiture.

Deux gros yeux jaunes sont fichés dans le visage du policier assis face à moi. Des yeux perçants, bien trop grands pour la taille de sa tête, des yeux immobiles, qui me fixent comme ceux d'une chouette intriguée. Des sortes de plumes s'échappent des manches de sa veste et foisonnent à la base de sa nuque. Si j'ai connu plus effrayant dans mes visions quotidiennes, cet étrange personnage provoque en moi un malaise remuant.

Il m’a contacté dans le train tandis que Chloé bougonnait en regardant un épisode de la servante écarlate, près de moi. Il s'est avéré ravi d'apprendre que je me rendais à Montélimar et m'a demandé de passer au poste pour répondre à quelques questions.

— Quelques instants avant son accident, poursuit-il, elle a été flashée à 170 kilomètres à l'heure sur l'autoroute A7 près de l'aire de Montélimar Est. Il semblerait qu'elle ait perdu le contrôle de son véhicule avant de rebondir sur la barrière de sécurité et d'être projetée contre un arbre qui bordait la route.

L’écho de mon rêve éveillé avec Hugo tape à la porte, intrigant.

On franchit les limites, on bafoue les règles et, au-delà de la route, on se prend un platane en pleine gueule ou on fait des tonneaux en se fracassant le crâne sur les vitres.

Je m'apprête à prendre la parole, puis me ravise. Il s'en aperçoit.

— Vous alliez dire ?

— Non, rien, c'est juste que...

La main de Chloé glisse dans mon dos, alors j'observe quelques secondes son visage éthéré.

Notre dispute dans le train est déjà mise de côté, en pause, en attendant un moment plus propice pour la reprendre. Faire la part des choses, c'est aussi ça la force de notre amitié. Ou de notre amour. Peu importe.

— C'est juste que quoi ? insiste la chouette.

— C'est juste que ça ne semble pas très Constance.

Il hoche la tête comme s'il s'attendait à ma réponse, puis hausse les épaules.

— Effectivement. Aucune contravention avant ce jour. Pas de parking impayé, pas d'excès de vitesse ni de phares abîmés ou de problèmes d'assurance. Une conductrice modèle.

— Une conductrice organisée.

Sans rien dire, le policier m'observe. Ses immenses yeux jaunes sondent mon esprit avant de reporter leur attention sur des feuilles posées devant lui.

— Organisée, elle l'était sans aucun doute. Pour ses obsèques, tout était déjà réglé. Et ce n'est pas récent, elle a fait des démarches il y a plusieurs années déjà. Elle n'a jamais eu un seul retard de paiement de ses impôts, faisait des check-up médicaux deux fois par an. Son employeur m'a même dit qu'elle n'était jamais en retard au travail, même si...

Il farfouille dans ses notes.

— …elle était parfois d'humeur inégale. Vous savez ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire qu'elle pouvait être sacrément emmerdante.

À nouveau, ses grosses billes jaunes me fixent. Ses lèvres se pincent comme un bec, puis il écrit quelque chose.

— Vous étiez son fils, c'est bien ça ?

Je sens le regard de Chloé me fusiller de questions.

— Elle était ma tutrice.

La chouette semble surprise. À nouveau, il fouille dans ses papiers.

— Non, j'ai bien un certificat d'adoption. Elle a été votre tutrice, mais est devenue votre mère d'adoption le 26 mai 2002.

— Elle était ma tutrice, insistè-je.

Il sourit.

— La loi et le cœur ne sont pas toujours d'accord. Votre tutrice était donc emmerdante ?

— Disons qu'elle avait son caractère.

Il hoche la tête d'un air entendu.

— Et... est-ce qu'une prise massive d'antidépresseur ferait partie de son caractère ?

Je fronce les sourcils.

— Absolument pas. Les antidépresseurs, c'est pour les faibles d'esprit incapables d'affronter la réalité.

— C'est une citation d'un de vos bouquins ?

— Je ne vous ai pas dit que j'étais auteur.

Sourire.

— J'ai fait mes devoirs. Rassurez-vous, je ne suis pas fan. Trop glauque pour moi.

— L'horreur et le cœur ne sont pas toujours d'accord.

Il me fixe un instant, sans expression particulière, comme s'il attendait quelque chose. La main de Chloé glisse alors dans la mienne, réconfortante, apaisante.

— Et non, poursuis-je, c'est une citation de Constance.

— Il faut croire qu'elle devait avoir quelques difficultés à affronter la réalité quand elle a pris le volant. D'après les médecins, elle était en surdosage extrême. Je suppose que ce n'est pas non plus très Constance ?

— Non, effectivement, mais pourquoi toutes ces questions ?

Nouveau sourire.

— Accident de la route mortel, on doit faire une enquête. Vous étiez son fils. Et le seul contact d'urgence connu. L’autre était une certaine Louise, décédée il y a plus de deux ans.

— Je ne l'ai pas vue depuis plus de quinze ans.

— C'est noté, dit-il distraitement.

— Est-ce que nous pouvons nous en aller ?

— Quand vous voulez, il n'y a aucune obligation, mais j'ai une dernière question avant que vous ne partiez, si vous le voulez bien.

— Et si je ne veux pas ?

Il laisse échapper un rire léger, blasé.

— Écoutez-la, et ne répondez pas.

— Baptiste...

La voix de Chloé souffle comme un murmure, attirant le regard scrutateur du policier. Je prends une grande inspiration, sans rien dire. Nous restons de longues secondes ainsi, puis la voix de la chouette brise le silence gênant.

— Saviez-vous, monsieur Lanais, que Constance Leroy, votre tutrice, vous lègue, grâce à ce bout de papier que vous ne voulez pas admettre, l'entièreté de ses biens et de sa fortune ?

— Je n'en veux pas de sa fortune, réponds-je, mais je n'y comprends rien.

— Vous ne comprenez pas quoi ?

— Pourquoi vous me posez toutes ces questions.

— C'est une enquête de formalité, monsieur Lanais, mais vous le dites vous-même, tout ceci ne lui ressemble pas et, au bout du compte, ce comportement – qui ne serait pas le sien – lui a coûté la vie. Et vous ? Vous héritez, biens immobiliers compris, de plus de cinq millions d'euros. Vous ne vous poseriez pas quelques questions, vous, en tant qu'auteur ?

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