Noués (1)

4 minutes de lecture

Une peinture morne et gribouillée,

pendouille derrière une vitre brisée.

T'auras toujours la trouille et

tu partiras pas, écrit sur la toile usée.


Le vieux musée, par Baptiste Lanais.


*


Certains mécanismes du corps humain m'ont toujours fasciné.

Même si je les comprends – scientifiquement parlant, j'entends –, ils demeurent, à mon sens, des énigmes de rationalité et d'émotions. Leur compréhension physiologique ne m'apporte pas l'éclairage nécessaire pour en embrasser toute la complexité.

Par exemple, à cet instant de ma vie, Chloé a – de nouveau – pris ma main dans les siennes. Elle la serre avec vigueur, mais aussi une douceur bienvenue. Alors que je contemple le corps sans vie de Constance - corps bien apprêté au fond d'un cercueil de bonne facture, ni trop ostentatoire, ni trop déplorable -, je suis piégé dans une tempête d'émotions contraires.

Je m'accroche aux doigts de Chloé comme à l'unique bouée dans l’océan déchaîné.

Je sais bien qu'en réponse au toucher de sa peau, mon corps ralentit les battements de son cœur, réduit la pression sanguine, que le taux de cortisol chute et que celui de l'ocytocine s'envole. Je comprends la réaction chimique de mon corps, sa réponse aux stimuli des mains si douces de Chloé.

Je ne la regarde pas, trop hypnotisé par ce cadavre qui me sourit, alors je n'ai que cette sensation. L’abominable aspect fantomatique de mon amie ne me parasite pas. Pourtant, rationnellement, émotionnellement, je ne comprends pas pourquoi des mains qui se touchent m'apparaissent à cet instant comme le salut de toute une vie. Pourquoi, malgré toute la complexité de mon quotidien, de mes émotions, de ma vision distordue de la réalité, ce simple contact me rend-il fou amoureux de Chloé ? Son abnégation, sa présence et ses mains contre les miennes. Je l'aime pour tout ça, même si je sais bien que l'hormone de l'amour est en partie à l'origine de ces signaux.

C'est le bordel dans ta tête.

Je n'y serais pas arrivé, sans elle.

Regarder le corps de Constance, c'est un vieux couteau mal aiguisé qui plonge dans une cicatrice depuis longtemps refermée. Cette femme est là, toujours la même – au-delà des rides et des plis qui vieillissent son visage –, mais elle ne respire plus, ne bouge plus, ne me parle plus.

Son sourire demeure pourtant.

Dans la mort, elle l'aura conservé.

Une ultime bravade pour me faire chier.

Léger, maitrisé et tout à fait détestable, ce sourire.

Inoubliable, également.

Je m'accroche donc à la main de mon amie et ex-amante, la serrant comme si ma vie en dépendait, et tous les souvenirs reviennent, cadavre recraché par les eaux. L'horreur, les cris, les rires aux larmes, la douleur, l'amour, la haine, la colère et la tendresse.

Le smoothie imbuvable de ma jeunesse.

Ça va aller ? s'inquiète Chloé.

— Non.

Ma réponse laconique s'accompagne d'un mouvement de tête qui n'appelle pas d'interprétation. Je sens son étreinte se raffermir et sa douceur me soulager. J'observe un instant ses yeux noirs, compatissants, et je me rends compte qu'elle pèse ses mots.

— Je ne sais pas trop ce qu'elle représentait pour toi, dit-elle finalement, mais je suis là si tu as besoin de quoi que ce soit. Je peux faire quelque chose ?

— Je ne sais pas trop, moi non plus.

— Ce dont tu as besoin ?

— Non, ce qu'elle représentait pour moi.

Alors que je m'apprête à expliquer le fond de ma pensée, ma gorge se noue, une lointaine tristesse oubliée revient de l'oubli et pose ses valises de plombs au fond de ma poitrine.

— Je la détestais, tu sais, bredouillé-je. Je la détestais de tout mon cœur, mais j'y comprends rien.

Je lâche ses mains pour enfouir mon visage au creux des miennes. J'essaie de me cacher et je me hais pour ça. Pourquoi l'instinct nous pousse-t-il à nous cacher, lorsque l'envie de pleurer sonne à la porte ? Pour cacher nos vulnérabilités ? Pour garder le contrôle ?

Le pire dans tout ça, c'est que je ne pleurerai pas.

Ça n'est plus arrivé depuis tellement d'années.

Je crois que mon corps a oublié.

Les bras de Chloé s'enroulent alors autour de ma taille.

— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?

— Je sais pas pourquoi... triste ? Elle. Elle est morte. Je devrais être content, bordel.

Je pose mes doigts sur les bras de Constance et ce contact me rend encore plus malheureux. Je me libère de l'étreinte de Chloé, pose ma joue contre la poitrine de ma défunte tutrice et, sans rien y comprendre, je la serre dans mes bras. La main de Chloé glisse dans mon dos tandis que je relève la tête pour contempler le visage de Constance. Je caresse l'une de ses joues avec l'irrépressible envie de la gifler, mais c'est bien la tendresse qui guide mes gestes.

Une tendresse pleine de confusion.

Je reste contre Constance durant un quart d'heure au goût d'éternité, puis un déclic dans ma tête met fin à nos retrouvailles. Je me relève, sans avoir versé une seule larme avant de quitter le funérarium d'un pas décidé. Chloé me suit, confuse.

Elle n'a pas fini d'en baver pendant notre voyage.

Chloé Lamarre... Si tu lis ces mots aujourd'hui – et je sais que tu les liras, d'une manière ou d'une autre – je suis vraiment désolé pour tout ce que je t'ai fait subir à cette époque de nos vies.

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