Noués (2)

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La vue qui s'offre à moi à cet instant devrait être magnifique.

Montélimar s'étend sous mes pieds, suivie des vallonnements verdoyants de la Drôme. Le soleil d'été de cette fin de journée teinte la nature de clair et d'obscur et colore les arbres d'un éclat émeraude. Enfin, ça, c'est ce que tout être humain normalement constitué devrait contempler. Pour moi, une boule sanguinolente pleure dans un ciel verdâtre au-dessus d'une forêt d'arbres squelettiques.

Je suis assis en haut des fortifications du château d'Adhémar tandis que Chloé tapote sur son téléphone, juste derrière moi, pour donner des nouvelles à son mari. Derrière le masque horrifique, je vois bien que son visage rayonne quand elle lui parle. Je devrais sans doute la pousser plus encore dans ses bras, arrêter de m'accrocher aux branches. J'ai chuté de cette relation depuis bien trop longtemps. Si proche du sol, il n'y a plus rien à espérer pour éviter l'impact.

Je suis perdu.

Après avoir quitté le funérarium, Chloé et moi avons pris la direction du château. Nous avons marché dans les rues ensoleillées de Montélimar, en silence. Bien qu'elle ne comprenne pas mon comportement, elle s'est résolue à ne plus parler, comme si l'instinct lui dictait la meilleure des choses à faire. Ne pas réveiller la colère du début de journée, laisser le combat des émotions internes de Baptiste déterminer son vainqueur, puis agir en conséquence.

Après plus de deux heures de silence, nous nous sommes assis à deux sur les remparts.

Elle tente enfin de briser le silence.

Tâter le terrain de mon apaisement émotionnel est sans doute la routine la plus ancrée dans les habitudes de mon amie.

— Tu as envie d'en parler ?

— Pas vraiment.

— Si je pose des questions fermées, tu te sens capable d'y répondre ?

— Ça s'appelle des questions dichotomiques.

— Seulement pour les types qui aiment bien se la toucher devant des mots.

— J'aime bien me la toucher devant des mots.

— J'aurais peut-être dû m'écrire une nouvelle sur le corps quand on était ensemble. T'aurais même pu te taper des mots.

Je ne peux réprimer un rire qui se perd dans le vent des hauteurs du château.

— Tu peux me poser des questions fermées, annoncè-je.

Elle hoche la tête d'un air grave en observant la nature face à nous.

— Constance est réellement ta mère d'adoption ?

— Oui.

Le vent souffle, bruyant, laissant Chloé méditer ma réponse quelques instants.

— Tu ne m'en as jamais parlé parce que ce sont des souvenirs douloureux ?

— Oui.

Elle se tourne vers moi, sourcils froncés.

— Est-ce que tu l'as tuée ?

Je souris.

— Non.

— Est-ce que tu sais ce qu'il lui est arrivé ?

A cette question, je me rappelle Constance, droite comme un piquet, une règle à la main qui pointe vers un tableau m’expliquant pourquoi j'ai misérablement raté un devoir surveillé. Je la revois préparer sa liste de course avec une attention particulière pour que l'ordre dans lequel elle la rédige soit le plus efficient possible par rapport à la disposition des rayons. Arrive ensuite un souvenir de son chronomètre, suspendu devant elle pendant qu'elle cuisinait les crêpes du dimanche. Son armoire, parfaitement triée. Son lit, jamais défait. Ses cheveux, toujours impeccables.

— Non.

— Tu penses que quelqu'un l'a tuée ?

— Ce qui est certain, c’est qu’elle ne manquait certainement pas de prétendant à son assassinat.

Chloé me sourit, agréablement surprise que je me confie à elle en toute spontanéité.

— On dirait que tu la détestes et que tu l'aimes tout à la fois, me dit-elle en reportant son attention sur la forêt lointaine.

— Nous avions une relation compliquée.

Un petit rire léger s'échappe de sa gorge.

— Ça me rappelle quelque chose.

— C'est pas tout à fait pareil, mais je vois bien le parallèle. Toi, au moins, tu ne m'as jamais frappé.

Un silence accueille ma remarque. Mutique, j’observe la désolation des vallonnements boisés, attendant patiemment la réponse de Chloé. La forêt, sous mes yeux, ressemble à un carnage incendiaire sans vie.

— Je suis désolée, répond-elle finalement.

Sans que j’en comprenne réellement la raison, sa réponse réveille ma colère du début de journée.

— De quoi ? Tu ne savais pas et tu n'as rien fait.

Le ton de ma voix est sec, réprobateur.

— Oui, mais ça me rend triste de savoir que tu as vécu ça.

La colère monte d'un cran, agressive. Elle veut s’exprimer.

J'essaie d'abord de la contenir en m'efforçant de garder un ton neutre, mais je sais que c’est peine perdue.

— Je ne te raconte pas ça pour que tu aies pitié de moi.

— J'ai jamais dit que j'avais pitié de toi ! Ça s'appelle de l'empathie, bordel !

Cette fois-ci, je n'essaie même plus de la masquer.

— Pitié ou empathie, on s'en fout. Tous les gamins s'en prennent une de temps en temps, y'a rien d'extraordinaire à ça.

— Non, Baptiste. Tous les gamins ne s'en prennent pas une. Mes parents ne m'ont jamais frappé.

Impuissant, j’entends les mots suivants sortir de ma bouche comme des griffes cherchant à éventrer.

— Et tu trouves que ça t'a réussi ? Moi j'écris, et toi tu publies.

Elle se lève et part d'un pas énervé.

— Je t'attends devant l'hôtel, crache-t-elle en me regardant.

Même dans l'abysse, les larmes peuvent briller.

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