Noués (3)
— J'ai une réservation au nom de Lanais.
Sur fond de tapotis de clavier, le petit bonhomme derrière le comptoir plonge des yeux vides dans son ordinateur en lançant des hmm hmm désintéressés. Le type est chauve, affublé d'oreilles pointues et son visage déteste l'idée de symétrie. Je ne sais pas pourquoi, mais sa tête relance une nouvelle fois ma colère.
— J'ai pas, m'annonce-t-il, indifférent.
Il traîne son regard éteint dans ma direction et je prends conscience qu'il possède des petites moustaches de rongeurs. Un homme-souris, une première. Je déteste les rongeurs.
— Et du coup ? On dort sur le trottoir ? Ou vous nous faites une petite place sur votre canapé ?
Percevant le ton monter, Chloé se rapproche et pose une main délicate sur mon bras.
— Vous avez cherché à quel nom ? demande-t-elle.
— Celui qu'il a dit.
Le type de l'accueil répond à Chloé sans me quitter des yeux. Lorsqu'elle reprend la parole, il se décide enfin à lui donner de l'attention et je sens ma colère se mettre en position de chasse, comme un félin prêt à bondir.
— Pourriez-vous essayer avec Lamarre ?
— Bien sûr, madame.
— Je vous en remercie, lui répond-elle avant de s’adresser à moi : C’est moi qui ai réservé, Baptiste.
La voix de mon amie est bourrée de sourires, dégoulinante de gentillesse, tandis qu'elle lui glisse sa carte d'identité et lui pointe son nom du doigt.
A nouveau, souris-man tapote sur son clavier d'un geste morose.
— ça se voit bien qu'il a pas envie d'être là, dis-je à Chloé. Être sympa avec lui ne va pas nous obtenir une chambre.
— Non, marmonne le type de l'accueil, mais ça va pas vous arracher le cul, non plus.
— Baptiste, calme-toi.
Chloé tente de m'apaiser, mais rien n'y fait, ça bouillonne.
— Ce qui vous arracherait le cul, à vous, apparemment, c'est de savoir faire votre boulot.
— Lamarre. Vous êtes bien là !
Il se tourne vers moi, un sourire énigmatique aux lèvres.
— Chambre...
Il tape à nouveau quelque chose sur son clavier, sans se départir de son sourire.
— 408 et 410, ajoute-t-il en sortant deux cartes d'un tiroir.
— Qu'est-ce que vous avez fait ? déclaré-je, encore plus agacé.
— Comment ça ?
— Vous venez de changer quelque chose à la réservation. Qu'est-ce que vous avez fait ?
— Absolument rien, qu'est-ce que vous avez ?
Il se tourne ensuite vers Chloé.
— Il a un problème psychologique, ou un truc du genre ?
Alors que je m'apprête à lui hurler dessus, la poigne de mon amie se fait plus dure, plus pressante.
— Un truc du genre, dit-elle en reportant son attention sur moi.
Finalement, elle observe le rongeur bipède, le remercie pour son aide précieuse et me traîne vers l'escalier.
— Je veux bien accepter que tu sois passé en mode sale con, chuchote-t-elle. Le temps de faire ton deuil. Mais essaie de te calmer. Si tu veux passer tes nerfs, fais-le sur moi. Je suis habituée à tes conneries, moi au moins.
— Je vois pas de quoi tu parles, je suis dans mon état normal.
— Non, t'es dans ton état bouleversé et sans repères. Comme quand t'as réussi à coucher avec moi la première fois. T'étais exécrable le lendemain.
— Parce que t'étais exécrable quand on a baisé.
Elle s'arrête net, au milieu des escaliers.
Je poursuis mon chemin jusqu'au palier suivant avant de me retourner.
Elle m'observe, un sourire aux lèvres en secouant la tête.
— C'était une vanne, dis-je piteusement.
— Je sais pas pourquoi je tiens à toi.
— Parce que t'as besoin d'un auteur talentueux pour ne pas être à la rue ?
— Je pourrais en trouver d'autres.
— Parce que la présence, dans ta vie, d'un type bizarre sans aucune faculté sociale, ça te file la pêche ?
— T'as plutôt tendance à me déprimer.
— Parce que mon p'tit cul est irrésistible ?
— Il est pas dégueu.
Elle accompagne sa répartie d'un haussement d'épaule.
— Parce que les sentiments, ça ne s'explique pas ? Ils sont là, et puis, c'est tout. Cachés derrière les apparences.
Cette fois-ci, elle reste silencieuse, alors je poursuis.
— Derrière la redondance du quotidien ? Sous les masques qu'on montre aux autres ? Parce que les sentiments n'ont rien à voir avec ce qu'on dit, mais tout à voir avec ce qu'on ne dit pas ?
Lentement, elle monte les marches, son regard planté dans le mien, jusqu'à être tout proche de moi. Ses grands yeux abyssaux me dévisagent d'un air énigmatique.
— Je crois surtout qu'il faut que t'arrêtes les longues tirades sur la vie. Tu écris mieux que tu ne parles.
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