Enflammées (1)

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Le soir, allongé dans mon lit, je pratique cette activité que tous les êtres humains bouleversés par leurs idées noires ont déjà pratiqué au moins une fois dans leur vie : je regarde le plafond. Ce qu'il y a de bien avec les plafonds, c'est qu'ils sont sans surprises.

Pas de façade immonde à contempler, pas de sentiments enfouis derrière les parois ni d'intentions dans les discours. Ils peuvent être magnifiques, ornés de sculptures contemplatives ; vieux et rongés par la moisissure ; blanc, simplement ; ou juste d'une couleur indéfinie, lorgnant franchement vers la palette appétissante d'un jour de gastro, comme celui-ci.

Ils peuvent être tout ça, mais vous les comprenez en un regard, vous entrevoyez leur histoire.

Les gens, c'est plus compliqué.

Suis-je un romancier qui ne comprend pas ses semblables ?

Je crois que je n'arrive même pas à m'appréhender moi-même.

Un coup de klaxon me sort de mes pensées et, comme toute interruption, cette intrusion provoque un frisson le long de ma nuque. Je sens immédiatement la colère monter. Contre ce type qui klaxonne, contre Chloé et ses réparties qui définissent si bien les contours de ma connerie, contre l'abruti de l'accueil qui nous a collés cette chambre avec vue sur l'autoroute.

C'est ce qu'il a changé, tout à l'heure.

J'en suis certain.

Il nous a foutus dans les pires chambres de cet hôtel miteux.

Je suis donc condamné à passer ma nuit éveillé, à ressasser mes décisions foireuses, à penser à cette femme dans la chambre d'à-côté dont la présence provoque tellement de sentiments confus en moi.

Condamné, également, à revoir le sourire figé de cette conne de Constance.

Quelqu'un frappe à la porte.

— Si c'est Chloé, la porte est ouverte ! Si c'est le con de l'accueil, la porte est fermée. Et le restera.

J'entends un rire léger tandis que mon spectre d'amie entre dans la chambre.

— J'arrive pas à dormir, dit-elle en s'appuyant contre la porte.

Elle porte une sorte de short et un débardeur assorti. Dans cette tenue, je distingue ses jambes décharnées dans la pénombre de la nuit.

— C'est parce que le mec de l'accueil nous a mis les pires chambres.

Elle fait non de la tête.

— Il n'a rien changé. Tout ça, tu l'imagines.

— Les gens sont des connards. tu devrais te faire une raison.

Elle sourit.

— Certains le sont, oui.

Je fais mine de ne pas le prendre personnellement, tandis qu'elle poursuit.

— Je crois que je comprends ta vision du monde, d'une certaine façon. Je comprends pourquoi tu mets toutes ces barrières.

— Parce que les connards font mal ?

— Parce que les connards font mal. A force d'éviter ce qui fait mal, t'as pas peur de rater les moments qui font du bien ?

— Faudrait que je puisse bander, pour ça.

Elle éclate franchement de rire.

Derrière l'hôtel, une voiture passe en klaxonnant à tout va. On entend des cris et des rires, puis le silence revient.

Elle s'approche de moi, entre dans la lumière. La vue de son visage fantomatique m'arrache un frisson inattendu et je détourne le regard.

— Tu es calmé ? demande-t-elle en s'asseyant sur le bord du lit.

— Un peu.

Elle hoche la tête d'un air entendu. Alors que je m'apprête à reprendre la parole, elle m'interrompt.

— Je sais, Baptiste. Tu es désolé. Tu l'es toujours. Plutôt que d'être tout le temps désolé, tu devrais essayer d'être un peu moins con.

— Être désolé, c'est plus facile.

Elle sourit.

— C'est certain, mais ça ne me suffit plus.

A mon tour de hocher la tête, mais quand elle poursuit, je la laisse faire.

— Je suis là, avec toi, aujourd'hui, parce que malgré tout, je tiens à toi. Tu as peut-être raison sur...

Elle souffle. D'un geste nerveux, elle frotte ses mains calleuses sur ses cuisses cadavériques.

— ... les sentiments dans les mots qu'on ne dit pas. Alors je vais t'expliquer quelque chose. Je serai avec toi, pendant toute cette épreuve, je veillerai à ce que t'ailles mieux, jusqu’à ce que toute cette saleté que la mort de Constance a fait remonter à la surface soit évacuée...

— Ne dis pas quelque chose que tu vas regretter dans un mois.

— Ce que je regrette, c'est de ne pas l'avoir dit plus tôt.

Mon interruption la met en rogne. Sur certains aspects, on a fini par se ressembler.

— Je serai avec toi le temps que tu te remettes, reprend-elle, sinon je serai une bien piètre amie, mais après ça, toi et moi, c'est fini.

— Que tu restes ou que tu partes, me dire ça aujourd'hui fait de toi une bien piètre amie.

Derrière la déliquescence de ses traits spectraux, son visage se contracte en une grimace indéchiffrable. A-t-elle été blessée de ma remarque ? Ou bien est-ce que cette discussion prend exactement la tournure qu'elle attendait ?

— Peut-être bien. Toi et moi en tant qu'amis, ce sera fini, mais je resterai ton éditrice, sauf si tu ne sais pas compartimenter.

— Parce que toi tu y arrives ?

Un sourire blasé sur ses lèvres.

— Ce qui est sûr, c'est que tu es d'une aide précieuse.

Je retourne à ma contemplation du plafond.

Je suis en train de perdre mon unique amie, pourtant, je ne parviens pas à calmer ma colère. Elle grouille en moi. Je suis un être horrible, à l'intérieur. Je vois l'horreur peinte sur les visages, les créatures démoniaques déformer les corps... Pourtant, la pire des laideurs est en moi.

— Et maintenant tu m'ignores, souffle-t-elle, perdu dans tes pensées.

Elle pose une main sur mon épaule et se penche au-dessus de moi.

— Le fait que t'arrives pas à me faire l'amour, ça n'a jamais été ça le problème. Le problème, Baptiste, c'est que tu pousses tout le monde à te fuir comme la peste.

A son contact, mon cœur s'emballe.

Ou alors, est-ce sa remarque ?

Quelque chose de tout à fait inattendu se produit alors que je me tourne vers elle.

Mon amie est là, en chair et en os. Des joues parfaites et rosées, des yeux noisette fatigués, des lèvres charnues attristées et une belle chevelure brune au parfum d'hibiscus. Elle est belle. Sublime.

Elle est là, sans horreur, sans filtre.

Quelque chose s'enflamme dans ma gorge et mes yeux prennent un bain de larmes.

Je glisse une main sur sa joue et, si sa première réaction a été un geste de recul, Chloé me laisse faire, les yeux ronds de surprise.

— ça va pas, Baptiste ? Tu fais un AVC ? Fais-moi un sourire.

Ce que je fais, puis je l'embrasse en fermant les yeux.

Très vite, elle s'éloigne de moi et, lorsque je l'observe à nouveau, ses traits horribles sont revenus.

Elle retient un sanglot qui s'étouffe en une sorte de jappement tragi-comique.

— Tu as un don pour me rendre cinglée, Baptiste !

Au bord des larmes, elle s'avance vers la sortie.

— Ton numéro n'y changera rien, ajoute-t-elle. Après tout ça, toi et moi, c'est fini.

Elle part en claquant la porte.

Pour le reste de la nuit, ce sera tête-à-tête avec moi-même.

La compagnie de Chloé est bien plus agréable.

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