Enflammées (2)

4 minutes de lecture

Je vous ai menti par omission.

Cette femme dans le café, si normale, si humaine, n'est pas vraiment la première personne que je vois ainsi dans ma vie post mort-de-papa. Corollaire évident : l'éclair de lucidité qui m'a conduit à voir la belle Chloé ne fait donc pas d'elle la seconde. Il y en a une autre qui m'apparaît tout à fait commune et je la vois en ce moment-même. Des cheveux bruns coupés très courts, des yeux bleus sans éclat et un visage buriné par les froncements de sourcils et autres expressions faciales de dégoût, de peur profonde et d'inquiétude.

Moi, bien sûr.

Les miroirs m'ont toujours montré tel que je suis.

Aujourd'hui, je porte un pantalon de costume noir, une chemise grise, col relevé, et je suis en train d'y nouer une cravate. Je vais assister à la crémation de Constance.

— Tu veux un coup de main ? demande Chloé en entrant dans la pièce.

— ça devrait aller. Et, tu sais, tu n'es pas obligée de venir.

Son air de fantôme apparaît alors dans mon dos, livide. Elle affiche un air triste, ou peut-être mélancolique. Malgré mon attitude déplorable, elle compatit.

— Je sais, mais je m'en tiendrai à ce que j'ai dit. Je veux être là pour toi.

— Jusqu'à ce que j'aille mieux ?

— Jusqu'a ce que tu ailles mieux.

Je me tourne vers elle et ses yeux abyssaux croisent brièvement les miens avant de se concentrer sur le nœud. Elle paraît nerveuse, quand elle prend la parole.

— Tu sais qu'on va être en retard ?

— Oui. Constance révérait la ponctualité. Elle ne supportait pas que je sois en retard. J'ai envie de l'emmerder un peu, même dans son après-vie.

— C'est toi qui parles d'après-vie ? Monsieur la-mort-est-définitive ?

— Plus rien, nada. Juste un bout de viande inerte.

— Alors pourquoi tu parles d'après-vie ?

— C'est Constance qui en parlait. Elle y croyait pour deux. Je prends en considération l'éventualité - certes, peu probable - que je pourrais peut-être, par un malheureux concours de circonstances ou une information scientifique de dernière minute qui m'aurait échappé, avoir tort.

Elle sourit en terminant le nœud de la cravate.

— C'est une longue phrase pour avouer que tu es faillible.

— C'est une longue phrase pour admettre la possibilité, pas l'inéluctabilité. Si jamais elle me voit où qu'elle soit, elle pourra pester et me menacer autant qu'elle veut. Elle n'a plus d'emprise.

Chloé me sert un nouveau regard indéchiffrable derrière l'apparat fantomatique.

— Je ne sais pas ce que cette dame t'a fait, mais ça a l'air sacrément profond.

— Peut-être que tu le sauras un jour, si tu décides de rester mon amie.

Ses lèvres esquissent un sourire triste, mais elle ne répond pas, alors je lance une de ces répliques déplacées dont j'ai le secret.

— Tu crois que je pourrais t'embrasser à nouveau, d'ici là ?

Elle souffle, puis quitte la pièce en marmonnant.

Une dizaine de minutes plus tard, notre chauffeur Uber klaxonne devant l'hôtel pour nous emmener en direction du crématorium. Malgré les tentatives de communication d'Amir, notre chauffeur, nous restons silencieux sur toute la route.

A destination, le soleil ensanglanté traîne sa carcasse dans un ciel marécageux au-dessus de la petite bâtisse. Une Chloé vêtue de noir sous le bras, je traverse un petit jardin propret qui mène aux doubles-portes du crématorium, portes que nous franchissons d'un pas décidé.

Une femme intriguée s'avance vers nous, les mains - ou plutôt les pattes - recroquevillées sur sa poitrine comme si elle cherchait à se protéger de quelque chose de dangereux. Peut-être est-elle plutôt décontenancée ? Difficile à dire derrière ses gros yeux noirs, ses oreilles tombantes et cette fourrure laineuse qui recouvre une partie de son visage.

Une pancarte, posée sur une commode agrémentée de deux bouquets de fleurs garnis, annonce sobrement Crémation de Madame Constance Eléanore Leroy - 11H

— Monsieur, madame, nous salue la femme. En quoi puis-je vous aider ?

— Nous venons pour assister à la cérémonie en l'honneur de Constance Leroy, annonce Chloé.

Les yeux de notre hôte s'arrondissent, ce qui tranche définitivement en faveur de la perte de contenance. Elle se râcle la gorge.

— Je.. euh... Madame Leroy n'avait prévu aucune cérémonie particulière pour sa crémation.

— Comment ça ? interviens-je d'un ton énervé.

— Dans ses souhaits, elle n'avait indiqué aucune cérémonie, je suis désolée, monsieur. Son corps devait rester aux pompes funèbres toute la journée d'hier et être incinérée ce jour à onze heure.

— Je ne peux même pas lui dire au revoir ?

— Je regrette, monsieur, mais non, ce n'était pas prévue par Madame Leroy. Nous avons fait selon ses voeux.

— Je comprends, se précipite Chloé pour éviter l'expression de ma colère. Ecoutez... nous avons fait une grande route pour voir Constance aujourd'hui. Quand bien même rien n'était prévue, serait-ce possible qu'il puisse la voir une dernière fois ?

— Je regrette...

— Il s'agit de son fils, interrompt Chloé.

Le visage moutonesque de la jeune femme se décompose à vue d'oeil et ma colère n'en devient que plus grande.

— Emmenez-moi voir Constance ! craché-je.

— Je regrette, reprend-elle, mais...

— Mais ce n'était pas prévu ?

— Non, monsieur, ce n'est pas ça, mais il est trop tard. L'incinération était à onze heure. Il est onze heure trente. L’incinération de Madame Leroy est en cours.

Je m'empare de l'un des pots de fleur posé sur la commode, m'apprête à le projeter contre un mur avant de me raviser et de le reposer. Chloé me regarde, un air d'amusement et d'inquiétude mêlés gribouillé sur son visage.

— Est-ce que je peux au moins la voir brûler ? demandé-je sobrement.

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