Le sentier des ombres
Extrait numéro quatre.
Autobiographie de Baptiste Lanais.
Ecrit le 13 juillet 2017.
Tandis qu'elle me parlait, Constance restait droite, bien ancrée dans sa chaise, ses mains écaillées posées à plat sur la table près d'un classeur noir refermé. La plupart du temps, elle me fixait, mais, parfois, comme un geste involontaire, son regard se perdait.
Ou peut-être bien qu'il me fuyait.
— Baptiste, je dois te raconter une histoire. Quand j'ai eu seize ans, Père a décidé qu'il était temps pour moi que j'apprenne à conduire une voiture. Il s'est assis devant moi, comme je le fais aujourd'hui avec toi, et il m'a dit : dans deux ans, tu pourras avoir ton permis. C'est important, le permis. Surtout pour une gamine comme toi. Il m'a dit : si tu veux être indépendante et pas te reposer sur un bon à rien pour vivre ta vie, il faut que t'apprenne à conduire, mais je ne veux pas que tu apprennes à conduire avec ces enfoirés d'auto-école. Les auto-écoles, c'est des pompes à fric qui te font échouer juste pour que tu repaies derrière. Alors, on va apprendre ensemble, à ton rythme, et après on t'inscrira en candidat libre. Père était comme ça, à vouloir s'affranchir des règles. Le dimanche qui a suivi cette discussion, il a tenu parole.
Elle observa ses mains, moins d'une seconde, puis son regard retrouva le mien.
— J'avais des cours de danse, le dimanche. Père, lui, réparait des voitures pour nous aider à finir le mois. Nous nous étions donc donné rendez-vous après nos activités respectives, sur le parking du supermarché du bout de la rue, pour avoir un espace vide sans risquer de blesser quelqu'un. C'est rapidement devenu un rituel. Nous nous retrouvions tous les dimanches. La première fois, il m'a simplement fait avancer et reculer pour m'apprendre à manier les pédales et le levier de vitesse. Quand il a jugé que j'étais prête, il a ajouté la gestion du volant en me faisant faire des tours. De semaines en semaines, j'ai acquis en autonomie, en facilité et en réflexe. Confiant envers mes capacités, Père m'a proposé de rouler sur une petite route peu fréquentée. J'ai d'abord refusé, lui indiquant que je ne pouvais pas conduire dans ces conditions, car cela était interdit. Il m'a dit : les lois sont faites pour ceux qui ne sont pas capables de se gérer eux-mêmes. Toi et moi, Constance, on sait. A force de le voir insister, j'ai fini par céder. Nous avons conduit sur une petite route proche du parking. Mon cœur s'est emballé lorsque j'ai croisé ma première voiture, mais tout s'est bien déroulé. J'ai conduit, bien droit dans ma ligne, et il ne s'est rien passé. Pas d'accident, pas de police pour nous arrêter. J'ai pris confiance en moi, en mes capacités et, également, dans le jugement de Père. Quelques semaines plus tard, à bord de notre voiture, nous quittions la petite route et je m'engageai en ville. J'y ai respecté mes premiers STOP et autres cédez le passage. J'ai franchi mon premier rond point, doubler ma première voiture. Je conduisais tout à fait comme quelqu'un qui possède le permis.
Elle lâcha un sourire énigmatique et observa à nouveau le dos de ses mains. De mon côté, je baillai, ennuyé par ce long discours, et les yeux de Constance se firent mauvais lorsqu'elle s'en aperçut.
— Ton père ne t'a-t-il donc jamais appris à montrer un peu de respect aux adultes qui t'adressent la parole ? me demanda-t-elle d’un ton calme.
Alors que je m'apprêtais à lui répondre, elle leva une main pour m'en empêcher.
— Je t'apprendrai l'importance des questions rhétoriques, mais pour l'heure tu vas te taire et écouter attentivement ce que j'ai à te dire. Nous reviendrons ensuite sur ton comportement inapproprié.
— Bailler, ce n'est pas malpoli. Papa me disait toujours que c'était justement pour rester éveillé et attentif qu'on baillait.
D'un geste plus rapide que je ne l'aurais cru possible, la main de Constance se leva et frappa violemment la table. Je sursautai et me redressai d'un bond.
Sa main écaillée pointa un doigt rageur dans ma direction.
— Ne m'oblige pas à te corriger avant même d'avoir pu tout t'expliquer. Tu vas rester silencieux jusqu'à ce que je te pose une question, ou le prochain coup sera pour toi. As-tu bien compris ?
Je hochai la tête, coeur battant.
— Bien. Reprenons, annonça-t-elle en s’asseyant de nouveau. Un dimanche, tandis que je garais la voiture, Père m'a dit qu'il était fier de moi et qu'il était certain que sa fille allait réussir dans la vie. Il m'a dit : tu apprends vite et bien. C'est sûr que t'auras pas besoin d'un bon à rien pour vivre. Tu sauras te débrouiller toute seule. A partir d'aujourd'hui, je t'autorise à prendre la voiture toute seule, mais seulement le dimanche, et pour aller chez Louise. Louise était ma meilleure amie, à l'époque. J'ai dit à Père que je n'avais pas le permis, que si j'avais un accident, cela pourrait très mal finir pour tout le monde. Il m'a répondu : les accidents, ça arrive qu'à ceux qui ne font pas attention. Toi, Constance, tu es prudente. Pendant plusieurs semaines, j'ai refusé de conduire seule et puis, un soir, Louise m'a invité chez elle. Je détestais traverser la ville seule à pied, dans le noir, alors j'ai jeté mes convictions à la poubelle et j'ai pris la voiture. Ce soir-là, alors que je m'engageais dans un rond-point, un homme de quarante deux ans a percuté ma voiture en roulant en sens inverse, complètement ivre, si tant est qu'on puisse l'être partiellement.
Ses épaules trésaillirent alors qu'elle offrait son attention à la fenêtre, derrière moi.
— Si tout le monde avait respecté les règles, ce soir-là... Aujourd'hui je ne boiterais pas avec cette stupide canne, et je serais peut-être devenue une merveilleuse danseuse. Baptiste, tu l'auras compris, le monde est régi par les règles. En nous affranchissant de ces règles, on s'expose à des conséquences que, parfois, l'on n'entrevoit même pas. Il est de mon devoir, en tant que ta nouvelle tutrice, de t'apprendre l'importance de ce cadre qui nous permet de vivre sereinement en société et de ne surtout pas s'exposer à des risques pour notre santé.
Elle hocha la tête, certaine d'avoir convaincu son auditoire.
— Pour les adultes, lorsqu'ils commettent des infractions aux règles, la police - ou la gendarmerie - peut intervenir pour effectuer un rappel à la loi, voire pour infliger une punition. Si je conduis une voiture à plus de cent trente kilomètres à l'heure sur une autoroute limitée à cette vitesse, alors je m'expose à des sanctions proportionnées à la gravité de mon dépassement. Si je décide malgré tout de franchir la limite initiale imposée par la règle, alors je dois m'attendre à recevoir la punition adaptée à la gravité de mon action.
Elle marqua une pause, pour essayer d'entrapercevoir une compréhension dans mon regard, mais son discours avait de nouveau entamé ma concentration. J'essayai tant bien que mal de le dissimuler, mais elle s'en aperçut.
Elle sourit.
Je ne sais pas si ce sourire anticipait le plaisir de la douleur qu'elle m'infligerait quelques minutes plus tard ou si, simplement, elle appréciait me voir produire un effort.
— Je te suggère d'être attentif, Baptiste.
Je me redressai, tandis qu'elle reprenait son discours.
— Certaines de ses règles peuvent paraître tout à fait arbitraires, d'autant qu'elles ne s'appliquent pas à tous les êtres humains. Sur une grande partie du réseau autoroutier d'allemagne, la vitesse n'est, par exemple, pas limitée. Je pourrais trouver ça injuste, d'une certaine manière, mais cela ne m'empêche pas de respecter la règle qui m'est imposée. Notre maison, Baptiste, est également régie par des règles et tu vas devoir les assimiler si tu veux que nous vivions en harmonie. La première est celle qui leur donne tout leur sens. Elle sera applicable chaque fois que tu en transgresseras une et j'en serai la principale actrice. Attends-toi à ce qu'elle soit donc respectée à la lettre. Elle pourrait se résumer ainsi : chaque fois que tu transgresseras l'une des limites qui te seras imposée, je te ferai un rappel verbal. Je te réexpliquerai la règle une fois - et une seule - et te donnerai la chance de t'y conformer. Si tu la transgresses de nouveau, j'appliquerai sans hésitation et sans autre forme de procès, la punition qui lui est associée.
Elle ouvrit son classeur, puis tourna quelques pages avant de pointer un doigt crochu vers une infographie enfantine. Le dessin représentait un garçon au regard comploteur, vêtu comme un pirate. Il était suivi d'une flèche qui pointait vers une dame au visage bienveillant, elle-même surmontée d'une bulle mentionnant le mot "Attention". Elle était suivie d'une seconde flèche pointant vers un nouveau dessin du pirate, la joue rougie d'avoir été frappée.
— Est-ce que tu comprends bien, Baptiste ?
Je hochai la tête, cette fois-ci, très attentif.
— Très bien. Règle comportementale numéro un : Lorsque je te pose une question dichotomique, tu répondras Oui, madame ou Non, madame. Toute autre réponse entraînera un châtiment corporel de mon choix. Est-ce bien compris ?
Une nouvelle infographie illustrait la règle. Le même doigt crochu la pointa, tapotant un ongle impatient sur le papier plastifié.
— Ou... Oui, madame.
— Très bien. L'un des fonctionnements essentiels à la vie positive à la maison est le respect du planning horaire. Chaque journée sera découpée en sessions et chacune d'entre elles sera consacrée à un objectif unique. Y déroger entraînera un châtiment corporel de mon choix. Est-ce bien compris ?
— Oui, madame.
— Très bien. Je te laisse prendre connaissance du planning.
Elle joignit le geste à la parole, glissant sous mes yeux un planning à la semaine qui s'étendait sur les trois prochains mois.
J'y distinguai des créneaux dédiés à mes devoirs, d'autres aux jeux de société en famille, aux sorties ludiques, aux excursions pédagogiques. Tout était planifié à la minute près, jusqu'aux heures et durée des repas, en passant par les instants consacrés à l'hygiène corporelle et, bien évidemment, les heures de sommeil. Chaque journée était découpée en tranches précises, sans aucun instant de répit pouvant laisser libre court à l'improvisation.
J'arrêtai mon regard sur un créneau indiquant Autonomie jardin, puis, quelques jours plus tard : autonomie chambre. Je pointai un doigt sur ce dernier, en lançant une œillade interrogative à ma nouvelle tutrice.
— Qu'est-ce que c'est que ça, Constance ?
Elle fronça les sourcils, ajusta sa position, puis se racla la gorge.
— Ce sont des créneaux où tu seras libre de ton activité, tout en restant dans un cadre maîtrisé, mais avant toute chose, je me dois de te préciser deux autres règles. Pour t'adresser à moi, tu emploieras le terme Madame, associé, bien évidemment, au vouvoiement. Tout autre nom entraînera un châtiment corporel. Pour les mêmes conséquences en cas de non respect, tu t'assureras de poser des questions parfaitement formulées. On ne dit pas Qu'est-ce que c'est que ça, Constance ?, mais Madame, pourriez-vous m'expliquer ce que ces termes signifient ?
Quelque chose grouilla en moi, à cet instant. Sans doute les prémices d'une rébellion adolescente qui exploserait bien des années plus tard. Pour l'heure, ce bouillon entraina une colère sourde qui cracha vers l'oubli tout ce que Constance venait de débiter. En lieu et place du comportement qu'elle aurait attendu de moi, je me rebiffai face à l'évidente injustice.
— Je ne comprends pas. Papa ne me donnait pas toutes ces règles stupides. Tu t'appelles Constance, pas Madame. C'est la prof de l'école que j'appelle madame. Toi, je t'appellerai Constance.
A nouveau, ce sourire détestable barra son visage monstrueux.
— Ton père est mort. S'il avait décidé de t'éduquer à la sauvage, c'était son problème. Désormais, tu vis sous mon toit, tu es sous ma responsabilité, tu suivras mes règles. Rappel : tu t'adresseras à moi en employant le terme Madame et tu me vouvoieras.
— Je ne vois pas pourquoi je te dirai vous, alors que tu me tutoies.
Histoire de bien marquer le coup, j'attendis une bonne seconde et ajoutai :
— Constance !
La punition fut immédiate.
Sa main droite se jeta sur mes doigts, puis les retourna pour tordre mon poignet. Elle se leva, contourna la petite table, sans jamais lâcher sa prise. Je me souviendrai toujours de cette douleur dans le poignet qui me lançait dans tout le bras, le craquement de mes os qu'on stressait et la peur horrible de cette violence que je subissais pour la première fois.
Constance s'approcha de moi, accentua la pression si fortement que je dus me mettre à genoux.
Je la suppliai d'arrêter et, voyant son sourire toujours immuable, j'abandonnai la colère au profit d'une profonde tristesse et de supplications désespérées. Je voulais seulement que la douleur cessât.
— Je suis désolé, Constance, dis-je en sanglotant.
Elle intensifia son geste. La douleur me donnait l'impression que mon bras allait finir par céder.
— Tu t'adresseras à moi en employant le terme Madame, et tu me vouvoieras.
— Je suis désolé, Madame.
Je pleurai à grands torrents, pourtant Constance ne lâchait pas et, emporté par la douleur, je criai.
— On ne dit pas Je suis désolé, mais Je vous prie de bien vouloir m'excuser.
— Je vous prie, bafouillai-je, Madame... Je vous prie de bien vouloir m'excuser, Madame.
Elle lâcha.
— Très bien. Tu vois quand tu veux.
Enroulé dans ma douleur, je restai au sol un instant en position foetale, tenant mon bras droit contre mon corps, comme un animal blessé.
— Maintenant, c'est l'heure de ta douche, tu as trente minutes et après ce sera le dîner.
J'hésitai un regard dans sa direction. Ses yeux rouges observaient sa montre, mais se posèrent ensuite sur moi.
— Le planning n'est pas négociable, ajouta-t-elle. Tu gères tes trente minutes comme tu le souhaite, mais si tout n'est pas fait, tu subiras les conséquences de tes actes.
Elle jeta un nouveau coup d'œil à sa montre.
— Il te reste vingt-neuf minutes.
Sur ces mots, elle prit la direction de la cuisine tandis que je me relevais et courais vers la salle de bain.
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