Chapitre 3-2 l'Ermite

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Dès le lendemain, leur fonction et leur statut les rattrapèrent. Il fallait préparer le voyage vers la « montagne qui gronde ». Elle paraissait proche à vol d’oiseau, on la distinguait parfaitement depuis la cité du peuple de la Nef. Mais il fallait trois ou quatre jours de marche, traverser des forêts et des déserts de pierres, et finir par des chemins escarpés de circulation difficile, pour accéder au dernier hameau. Celui-ci se trouvait déjà en altitude, là où la respiration se faisait courte[1]. De là, il faudrait encore deux jours pour atteindre le lieu où vivait l’Ermite, à la limite des neiges éternelles. Le sommet, quant à lui, devenait accessible à la fin de l’été et au prix d’une bien plus importante expédition pour pouvoir espérer réussir à l’atteindre.

Ewar-Kali se fit aider par le prêtre intendant, mais aussi par un de ses oncles pour les préparatifs. Il ne pouvait pas de lui-même imaginer comment organiser une telle ascension et, heureusement, son oncle en avait l’expérience. Ils constituèrent ainsi la petite caravane qui permettrait d’atteindre leur objectif. Une dizaine de bœufs porteraient de quoi vivre une dizaine de jours, les tentes et les présents pour les tribus qu’ils croiseraient, en échange des offrandes qu’inévitablement elles prodigueraient au nouvel Éligible. Ewar-Kali se concentra davantage sur le choix des guerriers du premier cercle. Il n’eut point d’hésitation pour désigner les trois premiers, ils avaient à l’évidence toutes les qualités requises à ses yeux. À la fois d’excellents combattants, mais maitrisant aussi une culture et une intelligence qui leur permettraient, si besoin, de parler au nom de l’Éligible en tant que messager ou ambassadeur. Il s’agissait de choisir et former la véritable élite du peuple de la Nef, celle qui n’était pas liée à la naissance et la richesse, mais au mérite propre. Quant aux onze autres, il eut beaucoup plus de travail pour se décider. Il connaissait surtout les guerriers de l’école, mais il voulait aussi recruter des scribes pour créer un bon équilibre entre la force et l’esprit, mais des scribes avec les meilleures qualités physiques pour être aussi de bons combattants. Il se fit donc conseiller par Sennam et rencontra chacun des candidats potentiels individuellement. De cette dizaine-là, il savait qu’à la fin de cette première expédition, il n’en garderait que la moitié des meilleurs d’entre eux.

Au matin du cinquième jour après la Reconnaissance, tout était prêt et ils purent quitter la cité. La foule était encore nombreuse. La plupart des tribus, en particulier celles qui venaient des terres les plus éloignées, n’avaient pas encore quitté les lieux. Leurs membres continuaient de prier et chanter toute la journée, ainsi qu’organiser chaque nuit de grandes fêtes remplies d’ivresse et autres excès. Cet important moment de réunion permettait d’échanger les différentes coutumes, de mieux se connaitre entre peuples, et par la suite éviter bien des guerres si souvent liées à des incompréhensions. Chaque tribu en profitait aussi pour présenter ses produits, ses spécialités, et les échanges commerciaux d’objets ou de matières premières allaient bon train. Entre autres, les vêtements formaient une bonne partie de ces échanges. Chaque peuple se parait de ses plus beaux habits tant pour honorer les dieux que pour démontrer son savoir-faire dans le textile et l’habillement. Ainsi la foule qui accompagnait l’Éligible pour son départ paraissait un immense drapeau de mille couleurs et tissus les plus précieux, une cérémonie magnifique et spontanée, une ode à la beauté.

Lors de la sortie de la cité par la porte de la Lune, ils furent acclamés de louanges et d’encouragements, ainsi que des prières dans lesquelles chacun indiquait ce qu’il désirait que révèle l’Ermite de la montagne. Ils espéraient que la mission qui serait assignée à l’Éligible par l’Ermite résolve un problème particulier, le plus souvent qui les touchait personnellement. Certains priaient pour qu’il éradique les pestes qui affectaient les troupeaux, d’autres pour qu’il fasse resurgir l’eau des sources taries, qu’il montre de nouveaux filons pour les mines, pour qu’il soigne les malades, etc. De bien piètres souhaits pour un Éligible dont le destin paraissait s’annoncer comme majeur dans l’Histoire, mais pour ces humbles hommes du peuple, cela représentait le plus grand qu’ils puissent imaginer.

Ils traversèrent les forêts et les déserts de roches volcaniques. Ils rencontrèrent quelques tribus, celles sédentarisées près des cours d’eau, là où elles pouvaient pratiquer leurs cultures et l’élevage, et qui firent honneur à l’Éligible et à ses hommes. Ils ne s’approchèrent pas des tribus nomades, plus méfiantes et sur la défensive à la vue de possibles ennemis. Puis ils commencèrent à gravir les pentes du grand volcan boisées de conifères odorants. Ils atteignirent la limite de la forêt, là où débutait en altitude une lande plutôt désertique, de grosses pierres grises parsemées de loin en loin par d’épaisses touffes d’herbes sèches aux longues feuilles pointues. Des tribus hostiles y vivaient, à la frontière des Terres du Milieu. Ces nomades éleveurs de chèvres descendaient pour la plupart du peuple Hayasa, un peuple du monde extérieur qui venait régulièrement envahir cette région depuis l’autre versant de la montagne. Iakal Pamba s’était un temps intéressé à leur langue, intrigué par l’absence de ressemblances ou de relation avec les autres langues connues. À chaque invasion, ils pillaient tout, volaient les troupeaux et s’installaient à la place des précédents. Et il en était ainsi depuis des siècles, sans que jamais une force assez grande ne pût être rassemblée pour aller lutter contre ces tribus de pillards dans leur région d’origine.

Après avoir quitté le village établi autour de l’une des deux seules sources du mont Ararat, le seul où ils savaient qu’ils pourraient être accueillis et hébergés sans difficulté, ils ne croisèrent qu’une seule de ces tribus hostiles de la frontière. Il y avait là une bonne trentaine de guerriers à pied, couverts de peintures de guerre, équipés pour le froid et armés pour le combat, qui occupaient une position en hauteur leur donnant l’avantage, prêts à en découdre avec les intrus.

Le sort accorda qu’ils fussent de ceux pour qui la légende de l’Éligible n’était pas inconnue. Après une brève négociation, ils ne s’opposèrent pas à son passage sur leurs terres. Ils furent tout de même surpris de voir l’Éligible et ses hommes se diriger vers la brande des esprits maléfiques qui leur était, à eux, interdite par leur croyance. Ils leur souhaitèrent bonne chance avec une certaine ironie.

L’Ermite vivait au centre de cette dernière lande d’altitude avant les neiges éternelles du sommet, une lande elle aussi recouverte de neige tout au long de l'année en dehors de quelques lunes en été. Cette inaccessibilité n’aurait pourtant pas suffi à protéger l’Ermite des attaques de pillards venus des mondes sauvages du levant, ceux au-delà des monts. C'est pour cela que les terres alentour étaient maudites. Couvertes de sortilèges et peuplées d’esprits maléfiques, elles ne permettaient à aucune tribu de ne jamais s’y aventurer, en particulier les plus rustiques et violentes qui étaient aussi les plus craintives des maléfices. Des pierres dressées et gravées signifiaient cette interdiction aux abords de la lande. Ces mises en garde, dans de multiples écritures connues, disparues, ou composées des signes et des symboles correspondant aux cultures des tribus les plus ancestrales, formaient ainsi une interdiction comprise de tous. On disait que l’Ermite vivait là sans manger ni boire depuis plus de neuf-mille lunes. Personne ne l’avait rencontré à part les Éligibles, mais qui en conservaient un secret absolu.

Iakal, comme chaque Éligible avant lui, lui apportait de somptueux présents de la part du peuple de la Nef. Depuis près de huit-cents ans, au rythme d’un Éligible tous les deux ou trois ans en moyenne, l’Ermite devaient avoir accumulé un trésor si grand qu'on ne puisse imaginer !

[1] Le mont Ararat culmine à 5 165 m.

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