chapitre 3-3 L'Ermite
Chaudement vêtus de couvertures de laine et d’épaisses fourrures pour se protéger du climat de très haute altitude, le paysage sur ce toit du monde leur semblait magnifique. Ils durent néanmoins traverser les landes interdites et lugubres. De édifices de bois plus ou moins anciens et rongés par le temps les parsemaient, petites structures de forme pyramidale, d’une à deux fois la taille d’un homme, sur lesquelles étaient installés des os, des squelettes entiers d’animaux, des têtes de mort, des plumes, et des tablettes écrites dans l’une ou l’autre des langues primitives sumériennes, souvent mortes et oubliées depuis longtemps. Iakal et sa petite troupe circulèrent en essayant de rester éloignés le plus possible de ces néfastes édifications.
Plus haut, alors qu’on distinguait déjà l’entrée de la caverne creusée dans la montagne où vivait l’Ermite, plusieurs hommes surgirent de leur cachette et se rassemblèrent pour s’interposer et en interdire l’accès. Ainsi, des gardiens protégeaient-ils l’Ermite dans sa retraite. Comme le voulait le protocole, les hommes d’Iakal-Pamba s’arrêtèrent à la limite entre la lande interdite et l’espace sacré qui les séparait de la grotte. Seuls Iakal accompagné de Sennam et Ewar-Kali poursuivirent leur ascension. Chargés des nombreux présents pour l’Ermite, la raideur de la pente et l’air pauvre d’altitude eurent raison de leur souffle rendant leur ascension de plus en plus lente et pénible.
Devant l’entrée, Iakal et ses deux amis étaient attendus par les gardiens mi-hommes, mi-squelettes. Leur apparence effrayante n’incita pas à les examiner davantage pour connaitre leur véritable nature. L’un d’eux, recouvert de la fourrure d’un animal gigantesque, certainement l’ours des montagnes, se détacha de son groupe et s’approcha muni d’une hache de silex et d’un bouclier de cuir. Il ne répondit pas à leur salutation et les renifla de loin, puis s’écarta pour leur signifier qu’il les laissait passer. Alors, les autres gardiens libérèrent l’entrée de la grotte et disparurent derrière les rochers d’où ils avaient surgi.
Comme le voulait encore la coutume, Iakal-Pamba entra seul. Il portait uniquement les tablettes, parties de son Œuvre Parfaite. Le reste des présents seraient déposés à l’entrée de la grotte. Au bout de quelques pas, ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. Le long des parois s’accumulaient les présents des nombreux Éligibles venus là avant lui, et il s’en étalait ainsi sur plus de cinq nidans[1], constituant un immense trésor. La cavité se resserrait ensuite au fur et à mesure que la lumière du dehors perdait de sa force, et se terminait par un passage dans lequel il fallait se contorsionner pour progresser. Il s’ouvrait sur une grande salle faiblement éclairée par quelques lampes à huile, d’une vingtaine de pas de long. Dans la paroi du fond, légèrement surélevée, on distinguait une sorte de petite loge creusée dans la roche où tenait tout juste assis l’Ermite qui attendait.
Iakal, en guise de salut, prononça les mots d’une langue inconnue qu’il avait appris par cœur à cet effet. L’Ermite répondit par une série de gestes énigmatiques et, sorti de l’ombre d’un recoin, un serviteur vint recevoir les tablettes des mains d’Iakal-Pamba. Il fit signe à ce dernier de prendre place dans un siège taillé dans un gros rocher émergeant du sol, en face de l’Ermite dans sa loge. Devant ce dernier, une série de lampes disposées en demi-cercle éclairaient son visage. L’Ermite n’était pas très jeune, mais on ne lui aurait pas attribué plus d’une une cinquantaine d’années si on ne connaissait pas sa légende. Il portait un kaunakes qui aurait pu correspondre celui des tribus du Nord, des bottes typiques des peuples nomades de la frontière et une tiare rappelant celles des religieux des Terres du Milieu. La lumière vacillante laissait percevoir un visage aux traits d’une extrême douceur, celui de quelqu’un empreint de gentillesse et compassion.
Commença alors une longue série de prières et d’incantations de la part de l’Ermite et de son serviteur, à laquelle Iakal répondait par d’autres chants qu’on lui avait enseignés spécialement pour cette circonstance. Il s’agissait surtout d’un code de reconnaissance à travers lequel l’Ermite vérifiait qu’il était bien l’Éligible, le seul à qui on enseignait toutes ces prières et ces chants spécifiques. Un grondement provenant des entrailles de la Terre se manifesta au moment où le serviteur remit les tablettes à l’Ermite. Il fut suivi d’un second, plus puissant, ressemblant davantage à une explosion, et accompagné de plusieurs secousses sismiques. Le volcan se montrait sur le point d’entrer en activité.
L’Ermite prit son temps pour déchiffrer les textes de l’ensemble des tablettes d’argiles. Il s’écoula la moitié de l’après-midi environ, l’isolement de la grotte ne permettant pas facilement d’évaluer le temps. Puis l’Ermite posa sa première question.
— Ceci est une Œuvre Parfaite pour le moins originale. Je n’arrive à distinguer aucune signification ni à déterminer aucune langue dans ces textes. J’y ressens l’énergie, la force inspirée de l’élément eau, mais tout cela reste bien trouble. De quoi s’agit-il, Éligible ?
— Il ne s’agit pas tant de texte que de sons. Pour mieux les apprécier, il faut les prononcer. Ils sont issus de la langue hourrite en utilisant une écriture sumérienne transformée à cet effet. J’ai utilisé les transformations qu’ont mises en place les peuples acadiens du nord des Terres entre les Fleuves, les plus proches de nous, pour écrire leur propre langue à l’aide de l’écriture sumérienne et quelques innovations supplémentaires.
L’Ermite le regarda fixement, dubitatif.
— Tu as créé un nouveau langage, c’est cela ?
— Non. Enfin, pas vraiment. Mais je vous en prie, prononcez les textes, c’est pour cela qu’ils sont conçus.
L’Ermite intrigué se prêta à l’expérience. Sa lecture d’abord hachée et laborieuse, prononçant les sons les uns après les autres, formant des sortes de mots hésitants et des phrases sans aucun sens, se fluidifia peu à peu. Au bout de la première tablette, la prononciation ressemblait à un chant étonnant. En y prenant garde, on pouvait y percevoir les sons de la nature, parfois des oiseaux, les sifflements du vent dans les branches, le grondement du tonnerre, mais surtout dominaient les bruissements d’un ruisseau, les vrombissements du torrent, les ressacs de la mer, le clapotis du bord d’un lac. En se laissant aller à une certaine relaxation amenant à ne plus essayer de reconnaitre mais simplement ressentir, la lecture transportait celui qui l’écoutait et se succédait une série de sentiments qui traversaient ses pensées et envahissait finalement son corps tout entier.
La première tablette entrainait la sensation de fraicheur qui apaise le corps un jour de forte chaleur, une fraicheur rassurante, envahissante comme dans la baignade prise dans une eau tranquille et froide après un épuisant bain-de-soleil. D’abord parcourant la peau, la sensation enveloppait les surfaces, puis lentement pénétrait plus profondément pour soulager les peines du corps.
La deuxième tablette contrastait par la puissance et la nature de son effet. Ici le son aigu se transformait en un sifflement strident et inaudible, de ces sons qui feraient vibrer les os au point de les effriter en mille fractures. Comme la craie crissant sur l’ardoise près de laquelle on approcherait l’oreille de plus en plus près. Comme ces sons qui ne s’entendent pas en sortant de deux lames métalliques dont on frotterait lentement les tranchant en appuyant très fort, le son sourd et irritant crié par le métal des fils qui glissent et crissent l’un contre l’autre. Un son qui entre par l’oreille pour raidir la nuque et descendre ensuite par la colonne osseuse du dos pour irradier sa désagréable vibration dans les quatre membres. Comme si l’eau des os et des muscles se mettaient à geler, irradiant les chairs de ses cristaux acérés. Un son qu’on imagine, sur le moment, comme une mort possible qui commence, mais qui juste après s’être arrêtée, délivrerait le corps dans une totale et profonde régénération. Pourtant, il ne s’agissait que de mots dont le sens ou les sons réellement prononcés n’avaient que peu à voir avec ce qu’on ressentait en les entendant.
Et il en fut ainsi de tablette en tablette, découvrant pour chacune une profonde et spécifique relation entre l’écriture, les sons de la langue et le corps.
Ébloui par les propriétés qu'il découvrait, l’Ermite lut et relut les tablettes durant le reste de la demi-journée. Le temps passait et la terre grondait et tremblait de plus belle. Un morceau de la paroi du plafond de la grotte finit par se détacher et éclater sur le sol. Ce vacarme mit fin à la lecture. Sans faire aucun cas des phénomènes telluriques, l’Ermite regarda l’Éligible d'un air admiratif.
— C’est la plus grande des œuvres parfaites qu’ait pu me montrer un Éligible. Le pouvoir de ces textes est d’une force inconnue jusque-là. Une force de la même nature que celle qui a donné à l’homme sa plus grande unicité, ce pouvoir à la source de tous les autres, de sa pensée, de son esprit. De même nature que la force à l’origine de la création du monde, celle qui, de l’eau, a créé le reste. Les sonorités de ces textes font appel à un pouvoir perdu et originel du langage. Tu as su le retrouver, le reconstituer, l’organiser en mot puis en phrase et en texte. Mais enfin, quel en est le sens ? Que peut toucher ce pouvoir en nous ?
[1] 5 nidans = 30 mètres environs
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